Amérique du Sud: nouvelle carte politique (Raul Zibechi)

Élection au Venezuela

Amérique Latine: fin de cycle? Ces derniers mois, les gouvernements de gauche sud-américains ont subi plusieurs défaites, avec notamment la victoire de Mauricio Macri, au second tour des élections présidentielles argentines et la première défaite en 17 ans de la gauche bolivarienne vénézuélienne lors des élections parlementaires du 6 décembre 2015. Les résultats électoraux au Venezuela et en Argentine, la crise brésilienne et l’essoufflement de la « révolution citoyenne » en Équateur sont révélateurs d’un changement de climat politique qui freine les processus de transformation en cours.

Raul Zibechi, sociologue uruguayen, propose une analyse des évolutions en cours dans la région.

Les résultats électoraux au Venezuela et en Argentine, la crise brésilienne et l’essoufflement de la « révolution citoyenne » en Équateur sont révélateurs d’un changement de climat politique qui freine les processus de transformation en cours.

En quelques semaines nous avons vu comment quatre gouvernements progressistes de la région ont montré des signes clairs de faiblesse. Rafael Correa a renoncé à se présenter pour une réélection, dans un contexte économique incertain pour son pays ; Dilma Roussef risque d’affronter une procédure de destitution par le parlement ; Nicolas Maduro a connu la première défaite électorale bolivarienne qui laisse son gouvernement à la merci du parlement ; le candidat de Cristina Fernández a été battu par le candidat de droite Mauricio Macri.

Les explications qui ont été données vont des conséquences de la chute des prix internationaux des matières premières aux offensives des droites et des grands moyens de communication, considérés comme les alliés de la politique des États-Unis. Ces faits sont avérés, sans nul doute, mais ne suffisent pas à expliquer les raisons de la détérioration des gouvernements progressistes. Peu d’analystes mentionnent la corruption rampante qui existe au Venezuela et au Brésil et ont tendance à accuser de presque tous les maux « les ennemis » des gouvernements.

Certes, la crise économique est indéniable en Argentine, au Brésil, au Venezuela, avec une chute importante du PIB [1], une augmentation du chômage et de la pauvreté alors que leur réduction était l’une des réussites des gouvernements de ces pays. Il ne faudrait cependant pas trop généraliser : bien qu’existent des causes similaires, les spécificités ont leur importance. La crise brésilienne est très liée à la perte de légitimité de la classe politique, tandis qu’au Venezuela la crise économique est la clé de la défaite du gouvernement aux élections parlementaires.

« Comment en est-on arrivé à ce panorama de quasi-ruine ? », se demande le journaliste Eric Nepomuceno avant de tenter d’expliquer la conjoncture brésilienne (La Jornada, 20 décembre 2015). Sa réponse est que « le présidentialisme de coalition » en est la raison majeure car il impose à l’exécutif des alliances à contre-courant des convictions, par pur pragmatisme. Mais les gouvernements de Maduro, Correa et Fernández, qui disposaient de majorités parlementaires, affrontent également de sérieuses difficultés.

Bien que l’exemple n’invalide pas l’analyse du cas brésilien, il exige de prendre de la hauteur pour voir les problèmes qui sont communs. La chute du prix des matières premières, la persistance des inégalités et la distance croissante de secteurs qui, précédemment, appuyaient les gouvernements, semblent être les principaux problèmes qui affectent de même tous les gouvernements progressistes.

Fin d’un cycle inoubliable

Quand le prix du baril de pétrole dépassait les 120 dollars, et que les prix des minerais et du soja atteignaient des sommets, on ne pensait pas qu’un jour ils pouvaient chuter ou au mieux revenir à leurs prix « normaux ». Ce furent des années d’euphorie et de promesses qui restèrent souvent lettre morte. Hugo Chávez est arrivé au gouvernement en 1999 avec un prix du baril légèrement supérieur à dix dollars. La hausse a été constante les années suivantes, avec une interruption brutale, postérieure à la crise de 2008, quand il est tombé de 140 à 52 dollars pour remonter à un peu plus de 100 en quelques mois.

Mais le prix du pétrole chute depuis plus d’un an et rien n’indique qu’il remontera à brève échéance. L’Équateur exporte déjà le baril à 28 dollars et on estime qu’en dessous de 20 dollars l’extraction ne sera plus rentable.

Le problème est que les gouvernements ont établi leurs budgets en comptant sur un prix du brut à 100 dollars et qu’ils ne savent pas maintenant comment combler le déficit. Pour le soja le scénario est à peu près le même : au début des années 2000 le prix avoisinait les 200 dollars la tonne, il a grimpé jusqu’à dépasser les 600 dollars en 2013, pour retomber à 350 dollars en 2014. Si l’on observe les prix historiques de toutes les matières premières, on observe des fluctuations similaires. Rappelons que l’or est monté jusqu’à plus de 1 800 dollars l’once, pour se situer actuellement aux alentours de 1 100 dollars.

Une perspective à long terme sur les prix permet de comprendre qu’il s’agissait d’une bulle spéculative. Même s’ils ne reviennent pas à leur valeur moyenne des dernières décennies (entre 1970 et 2005 le prix moyen de l’or était de 345 dollars), il semble difficile qu’ils retrouvent ces valeurs extraordinaires.

Par ailleurs, la Réserve fédérale états-unienne a commencé à relever les taux d’intérêt, qui ont stagné autour de zéro durant sept ans, pour réactiver l’économie nationale après la crise de 2008. On prévoit que les taux vont monter graduellement au cours de l’année 2016, mettant ainsi fin à l’ère de l’argent bon marché et aggravant de ce fait la situation des pays débiteurs et des familles endettées.

La bulle des matières premières a accru la dépendance à l’argent facile, comme si la rente obtenue avait été une drogue dure. Le pétrole représente plus de 95% des exportations vénézuéliennes. Les matrices productives du Brésil et de l’Argentine se sont re-primarisées. Les énormes excédents des exportations n’ont pas été utilisés pour diversifier la production mais pour encourager la consommation.

Au manque de planification réaliste a succédé la perplexité. Il nous faut rappeler que les arguments pour expliquer la chute des prix des hydrocarbures ont été plus idéologiques qu’économiques et politiques. Les uns ont affirmé qu’il s’agissait d’une manœuvre des États-Unis pour punir la Russie, l’Iran et le Venezuela, leurs principaux ennemis. D’autres ont soutenu que l’Arabie Saoudite était derrière cette baisse des prix pour dynamiter l’énorme production états-unienne obtenue par fracturation hydraulique.

Il est certain qu’aujourd’hui la production de pétrole est plus importante que la demande parce que, entre autres raisons, le taux de croissance annuelle de la Chine a chuté de 9-10 % à 7 %. Mais c’est surtout parce que s’opère un virage en faveur d’une croissance basée sur les nouvelles technologies et sur une consommation moindre d’énergies non renouvelables, points sur lesquels la Chine est à l’avant-garde. L’Asie ne continuera pas à croître sur la base de matières premières à bas coût et d’une main d’œuvre bon marché, ce qui ébranle le monde.

Inégalités et endettement

Pour la région sud-américaine, la combinaison des prix bas des exportations et du coût élevé de l’argent est une bombe à retardement. Un rapport récent de la Fondation Friedrich Ebert du Brésil souligne que presque la moitié des revenus des familles (46,5%) est destinée au remboursement de dettes, contre 19,3% seulement en 2005. « De cette manière il est impossible de dynamiser l’économie » affirme l’économiste Ladislau Dowbor.

Mais les entreprises sont elles aussi affectées par les taux abusifs facturés par les banques, qui se situent autour de 50 % contre 2 % facturés par les banques européennes. Avec une demande entravée par les dettes, les industries empêchées de croître par le coût élevé de l’argent et l’impossibilité du gouvernement d’investir, en raison de la crise fiscale qu’il traverse, la situation est explosive. Dowbor affirme que « les ressources qui devraient être investies dans la relance de l’économie sont détournées par la spéculation financière ».

Le cas du Brésil est la norme dans la région. Il y a 900 millions de cartes de crédit, six par personnes, et le nombre de comptes bancaires a augmenté de 179 % depuis 1999. Ce qu’on appelle « l’inclusion financière » a bénéficié surtout à un système bancaire de plus en plus concentré. À la fin du cycle vertueux des matières premières, les familles sont plus dépendantes du système financier car elles ont investi une bonne partie des bénéfices de la politique sociale dans l’achat d’électroménagers. Mais les secteurs de la santé et de l’éducation, eux, n’ont pas bénéficié de changements substantiels.

Par ailleurs, quelques études récentes démentent les discours progressistes sur le recul des inégalités, en particulier en Uruguay et au Brésil. Si, effectivement, la pauvreté a diminué de façon importante par rapport au moment du pic de la crise, les inégalités se caractérisent plus par les continuités que par les changements. Les travaux d’économistes de l’Institut de l’économie de l’Uruguay et de l’Institut de recherche économique appliquée du Brésil, sur le 1 % des plus hauts revenus parviennent à des conclusions identiques : les inégalités se maintiennent et tendent à augmenter légèrement, avant la crise actuelle.

Le panorama qui ressort des études les plus récentes est que la pauvreté a diminué de façon considérable au cours des premières années du nouveau siècle, qui ont coïncidé avec une croissance économique et la mise en œuvre de politiques sociales. Mais, dans la deuxième moitié de la décennie, le recul de la pauvreté s’est ralenti, ce qui est explicable car il s’agissait alors de s’attaquer aux noyaux les plus durs et plus uniquement aux secteurs appauvris lors de la dernière crise.

Les inégalités, en revanche, n’ont presque pas varié. En outre, dans la mesure où la crise en cours s’étend, une grande part des dénommées « conquêtes » est progressivement rognée par l’inflation, comme cela se produit en Argentine depuis 2013. Au Brésil les chiffres du chômage sont aussi en hausse, comme dans les autres pays de la région, tandis que les salaires tendent à stagner.

En résumé, ce cycle s’achève sur de grandes incertitudes et une impression de temps perdu car les changements structuraux n’ont pas eu lieu et la matrice productive ne s’est pas diversifiée.

Mouvements contestataires

Les mouvements sociaux, qui ont joué un rôle important dans la perte de légitimité du néolibéralisme dans les années 1990 se sont affaiblis. Très nombreux sont ceux qui se sont reposés sur les financements de l’État et ont failli à leur vocation militante. D’autres se sont pliés à la politique électorale et bon nombre d’entre eux ont disparu. Le mouvement argentin des piqueteros, qui a secoué le pays au début des années 2000, n’existe plus, divisé entre ces trois options.

Néanmoins, de nouveaux mouvements émergent et d’autres se réactivent. Le soulèvement des Indiens et des ouvriers, au mois d’août 2015, en Équateur, s’est opposé, comme rarement auparavant, au gouvernement de Correa et la Confédération des nationalités indiennes de l’Équateur (CONAIE) a pris la tête de mobilisations, les plus importantes depuis des années, contre l’autoritarisme gouvernemental. Au Brésil, une nouvelle génération de mouvements est née lors des mobilisations des Journées de juin 2013, avec des centaines de petits groupes dans les quartiers de classes moyennes et les favelas et, récemment, une vague d’occupations par les élèves de plus de 200 collèges de São Paulo.

Dans presque tous les pays, on constate l’émergence d’un nouvel activisme, très différent de celui qui s’est forgé dans les années 90 et s’est illustré dans les forums sociaux, à partir de l’année 2000. Celui d’aujourd’hui est moins idéologique et plus concret dans ses revendications, mais tout aussi décidé, comme l’ont prouvé les élèves de São Paulo qui ont obligé le gouvernement à abandonner son projet de restructuration éducative qui prétendait fermer 90 centres de la périphérie et concentrer les jeunes dans de grands collèges surpeuplés.

Il semble qu’une nouvelle conscience soit en train de naître qui, dans une grande mesure, est le produit des politiques sociales des gouvernements progressistes. Dans les favelas cariocas [2], par exemple, les étudiants sont nombreux alors qu’ils se comptaient sur les doigts de la main il y a vingt ans. Grâce à eux, se sont multipliées les actions liées à des ONG mais surgissent aussi des groupes de théâtre populaire, de culture noire, de femmes et divers micro-projets économiques. De nouveaux savoirs organisationnels, héritiers des luttes de 2013, sont apparus, qui prennent forme dans des occupations collectives associées à l’affirmation de la dignité – on en entendra sûrement à nouveau parler.

Dans toute la région la parole se libère. Les pages du site Aporrea, dont la ligne éditoriale était caractériséee par un soutien inconditionnel au chavisme, donnent à voir, ces derniers mois, un panorama bien différent : on y mentionne ouvertement la corruption, l’inefficacité et les déficiences de la gestion gouvernementale. L’écrivain Luis Brito García, toujours fidèle au processus bolivarien, vient de publier un article polémique dans lequel il conclue « Une révolution sans idéologie n’est qu’une piñata où tout le monde se baisse pour ramasser les caramels jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus » (Aporrea, 20 décembre 2015) [3].

S’il est vrai qu’il ne reste plus beaucoup de caramels, le temps des vaches maigres peut encourager les désertions ou les réflexions qui iraient au-delà de la tape amicale sur l’épaule. Car les chiffres parlent : le chavisme a perdu deux millions de voix tandis que l’opposition en a gagné à peine 400 000. Un vote sanction aussi sévère que nécessaire.


  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3353.
  • Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
  • Source (espagnol) : Programma de las Americas, 22 décembre 2015.
  • Alterinfos

[1Produit intérieur brut – note DIAL.

[2de Rio de Janeiro – note DIAL.

[3« La piñata est un récipient qui peut prendre la forme d’une figurine ou de tout autre objet et que l’on remplit de sucreries et de jouets. Une succession d’enfants, les yeux bandés, armés d’un bâton essayent de casser la piñata afin de récupérer les sucreries cachées à l’intérieur » (notice Wikipédia) – note DIAL.