Amérique latine : ne pas tomber dans la sinistrose

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Après 15 ans, euphoriques, de processus d’émancipation multiples, de « révolutions » transformatrices, anti-néolibérales voire post-néolibérales, céder à la sinistrose serait manquer de lucidité. Les récents revers électoraux et politiques en Argentine, au Venezuela, en Bolivie, la crise au Brésil… le retour en force des oppositions politiques néo-libérales, ont refroidi des enthousiasmes justifiés. Le laboratoire latino-américain compensait en quelque sorte nos frustrations européennes. L’heure désormais est plutôt à la gueule de bois, tout aussi contreproductive que l’aveuglement.
A y regarder de près : une période s’achève, mais même battus électoralement, les mouvements populaires et révolutionnaires sont à la fois alternance et alternative, crédibles. En Argentine, la gauche (le Kirchnérisme et d’autres petits groupes) pèsent électoralement près de 50% . L’ultralibéralissime Macri, homme des « fonds vautours » et de nombreux autres charognards, affronte déjà les ripostes syndicales et populaires à son vampirisme. La défaite électorale et les matraques des « démocrates » ont réveillé ceux qui s’étaient endormis et laissaient faire le gouvernement progressiste. Macri peut rapidement se casser les dents… Il ne peut compter sur le législatif, acquis à l’opposition.
Mais pourquoi ces échecs électoraux si les gouvernements anti-impérialistes, souverains, avaient un bilan social rarement connu en Amérique du sud ? S’ils ont sorti de la misère des millions de pauvres ? S’ils ont redistribué les richesses, vaincu l’analphabétisme ? Assuré santé et éducation gratuites, fait reculer les inégalités ?
Comment expliquer par conséquent les sanctions populaires ? Des millions d’anciens pauvres intègrent désormais les « nouvelles couches moyennes » et aspirent à « un changement », à la satisfaction de nouveaux besoins. Les sociétés ont changé. La « politique par le haut » a échoué. Des spécialistes aussi pointus que Ignacio Ramonet, Maurice Lemoine, Christophe Ventura, Isabel Rauber… considèrent que les pouvoirs de gauche n’ont pas parlé-ou su parler, adapter le discours – à ces couches sociales entre deux eaux, et qui plus est, que l’on ne peut faire campagne exclusivement sur un bilan, fût-il positif. Les électeurs ne votent pas que pour un bilan, mais pour ce que les partis annoncent et vont faire demain. Les jeunes trouvent normal de se soigner sans payer, d’aller à l’école, à l’Université, gratuitement, et veulent de surcroît une université de qualité…
Au Venezuela, les bases populaires y compris chavistes, fatiguées par les queues, la spéculation, l’indécision du nouveau président, la corruption, l’insécurité, la valse monétaire… ont voulu adresser à LEUR gouvernement un carton jaune vif. Il est difficile de gouverner sans avoir le pouvoir économique, certes… Un bon gouvernement ne suffit pas si l’économie reste capitaliste, continue à dépendre du prix des matières premières, des cours du pétrole… La large victoire de la MUD le 6 décembre 2015, sa majorité qualifiée des deux tiers au parlement (167 députés), ne nous paraissent pas constituer un désaveu du chavisme. La droite, ici comme en Argentine, veille à ne pas crier haro sur les acquis sociaux, et n’a pas commencé à mettre en place un « projet de pays », parce qu’elle n’en a pas.
En Bolivie, les électeurs, par le « non » majoritaire au référendum (21 février) pour modifier un article de la constitution, n’ont pas voulu que le président Morales, auxquels ils restent très attachés, touche à LEUR constitution, issue d’un long et acharné processus constituant. Même des électeurs de la droite la plus récalcitrante ont défendu cette constitution qu’ils vilipendaient hier. Et puis, modifier un article pour que président et vice-président puissent se représenter en 2019, cela est apparu lointain, non prioritaire et sans doute contraire au vieux fond culturel indien qui veut que les responsabilités « tournent ». Les accusations de corruption, les faveurs que Morales aurait accordées à l’entreprise de son ancienne compagne, ont pu nuire à l’image d’un président « différent ». Quoi qu’il en soit, même « Le Monde » concède qu’il ne s’agit pas d’un vote contre Evo Morales et son bilan, reconnu par la plupart des Boliviens, mais d’une sorte de « pas touche à ma constitution ».
Et puis , transformer en profondeur : c’est long. 10 ans en Bolivie, 15 ans au Venezuela pour aller vers une société « socialiste », cela ne peut se faire sans avancées, sans affrontements de classe, sans réformes de structures, sans échecs, sans reculs provisoires, sans épuisement des modèles choisis, sans victoires, jamais définitives.

 

 

Source :

Jean Ortiz

Chroniques Latines – L’humanité, 2 mars 2016