Au Mexique, «être journaliste est une condamnation à mort»

Ecrit par Emmanuelle Steels, correspondante à Mexico – Publié le 16 mai 2017 dans  Libération

Le meurtre lundi du reporter Javier Valdez vient rappeler le risque extrême encouru par la profession dans le pays dès lors qu’elle se penche sur le narcotrafic.Le corps du journaliste Javier Valdez peu après son assassinat, lundi à Culiacán, dans l’Etat mexicain de Sinaloa.

Le corps du journaliste Javier Valdez peu après son assassinat, lundi à Culiacán, dans l’Etat mexicain de Sinaloa.

Photo Jesus Bustamante. Reuters

Etre journaliste au Mexique, c’est un peu comme être sur une liste noire», avait l’habitude de dire Javier Valdez. Ce reporter mexicain, connu pour ses enquêtes et ses livres sur le narcotrafic, a été assassiné lundi à Culiacán, capitale de l’Etat du Sinaloa (nord du Mexique). Victime de la situation qu’il dénonçait, soit l’extrême vulnérabilité d’une profession située en première ligne d’un conflit sanglant qui met aux prises cartels et autorités, ce reporter de renom, fondateur de l’hebdomadaire Riodoce et collaborateur de l’AFP, est le sixième journaliste assassiné au Mexique depuis le début de l’année.

Ce nouveau crime a été vivement dénoncé par les journalistes et l’ensemble de la société mexicaine. La presse a exigé d’une seule voix la fin de l’impunité des assassinats. «Fini les messages pour condamner les crimes, nous exigeons des résultats ! Au Mexique, les journalistes sont tués parce que c’est permis, parce qu’on laisse faire», dénonçait le journal en ligne Animal Politico dans un encart sur fond noir, avec les photos des six journalistes assassinés.

«Cycle d’impunité».Plusieurs médias ont arrêté le travail, mardi, observant un «jour sans journaux». Des manifestations et hommages à Javier Valdez étaient prévus tout au long de la journée, devant les ministères de l’Intérieur et de la Justice et sur l’avenue Reforma, principale artère de la capitale. Début mai, le Comité pour la protection des journalistes, qui avait décerné en 2011 le prix international de la liberté de la presse à Javier Valdez, estimait que Mexico avait «échoué spectaculairement» à punir les assassins de journalistes, ce qui exposait ces derniers à un «cycle létal de violence et d’impunité».

Javier Valdez a été abattu par des hommes armés en pleine journée, alors qu’il venait de quitter la rédaction de Riodoce, l’hebdomadaire qui était devenu, en quatorze ans d’existence, une référence en matière de journalisme d’investigation sur les cartels. Admiré pour ses chroniques sur la violence et la narcoculture dans le Sinaloa, signées sous son mythique pseudonyme de Malayerba («mauvaise herbe»), Valdez était aussi le correspondant local du grand quotidien national la Jornada. Infatigable pourfendeur de la corruption et de la collusion entre les autorités et les groupes criminels dans le Sinaloa, fief des grands barons mexicains de la drogue, Valdez s’était récemment gardé de répondre aux journalistes qui sollicitaient constamment ses analyses. «Pour des raisons de sécurité, je ne peux pas te répondre, la situation est devenue terrible», avait-il écrit à une reporter d’El País, comme le rapporte l’édition mexicaine du quotidien espagnol. Elle l’avait consulté au sujet de la réorganisation au sein du cartel de Sinaloa, après l’arrestation début mai de Dámaso López, dit «El Licenciado», l’un des successeurs de Joaquín «El Chapo» Guzmán à la tête de cette organisation.

Le sujet des agressions envers les journalistes était devenu omniprésent dans les écrits de Javier Valdez. En témoigne son dernier livre, Narcojournalisme (2016), qui dresse le portrait des reporters entrés en résistance par le simple fait de refuser d’abandonner leur métier et décrit les liens tendus ou complices entre presse et cartels. L’une des dernières chroniques de Malayerba, datée du 27 mars, s’intitule Te van a matar («Ils vont te tuer») et parle d’un journaliste menacé de mort pour avoir dénoncé «la police au service de la mafia».

Embuscade.«Etre journaliste au Mexique s’apparente davantage à une condamnation à mort qu’à une profession», a réagi la directrice du bureau mexicain d’Amnesty International, Tania Reneaum, après l’assassinat de Valdez. Depuis 2000, plus de 100 journalistes ont été tués au Mexique, 124 selon certaines organisations.

Lundi soir, quelques heures après l’assassinat à Culiacán, la sous-directrice et responsable commerciale d’une revue locale de l’Etat de Jalisco, Sonia Córdova, a été attaquée par des hommes armés alors qu’elle se trouvait avec son fils de 26 ans. Tous deux ont été tués. Samedi dernier, sept reporters qui circulaient sur une route de l’Etat de Guerrero (sud du pays) ont été attaqués par une centaine d’hommes armés, qui les ont menacés de mort et les ont dépouillés de leur matériel, avant de les laisser partir.

Dans l’ensemble, les violences liées au narcotrafic ont flambé ces derniers mois dans certaines zones du pays. En mars, plus de 2 000 homicides volontaires ont été dénombrés : c’est le mois le plus violent des six dernières années, et depuis que le président Enrique Peña Nieto est au pouvoir.

Emmanuelle Steels Correspondante à Mexico

http://www.liberation.fr/planete/2017/05/16/au-mexique-etre-journaliste-est-une-condamnation-a-mort_1569960