Élection présidentielle au Mexique : menaces réelles et imaginées (Mark Weisbrot/ Mémoire des Luttes/ Traduction : Mireille Azzoug)

Dans moins de cinq mois [en juillet 2018] se déroulera au Mexique une élection présidentielle que les commentateurs des médias américains et internationaux qualifient d’entreprise périlleuse. Pour certains, c’est une « tempête parfaite » [1] qui pourrait ravager l’économie mexicaine (combinée à la réforme fiscale de D. Trump [2] et aux menaces qui pèsent sur l’ALENA [3]) ; pour la presse d’affaires, ce sont les investissements étrangers qui sont menacés, en particulier dans l’industrie pétrolière nationale [4], qui depuis 2013 s’est ouverte à un niveau sans précédent à ce type d’investissements ; et pour d’autres observateurs, c’est une menace pour la « sécurité » – c’est-à-dire pour la politique étrangère – des États-Unis.

Le problème, selon les experts et l’administration Trump, est que le candidat de la gauche, Andrés Manuel López Obrador (souvent désigné sous ses initiales, AMLO), jouit d’une avance très nette dans les sondages et pourrait bien être le prochain président du Mexique. Mais son élection potentielle à la présidence constitue-t-elle réellement la menace qu’on nous annonce ? Bien que López Obrador se soit rapproché du centre durant sa campagne, son parti, Morena (Mouvement de régénération nationale [5]), a un ancrage à gauche qui ressemble à celui des mouvements et des gouvernements auxquels Washington s’oppose depuis qu’ils ont commencé à s’étendre à travers toute l’Amérique latine dans les premières années du XXIe siècle. López Obrador a été le maire populaire de la ville de Mexico de 2000 à 2005. Aux élections présidentielles de 2006 et 2012, il a été le candidat du Parti – de centre-gauche – de la Révolution démocratique (PRD). Lorsque López Obrador a créé Morena en 2014, il a rallié sous sa bannière une bonne partie des sympathisants du PRD. Le but affiché de Morena était de proposer une alternative à l’offre politique existante dans le but de réformer non seulement le mode de gouvernement du Mexique, mais aussi sa politique économique. L’objectif était d’orienter l’économie mexicaine vers un modèle plus clairement axé sur le développement – avec des marchés intérieurs plus solides grâce à une politique industrielle, des investissements et une planification publics – et d’offrir une plus large protection sociale en orientant davantage le pays vers une social-démocratie. Comme Bernie Sanders lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, López Obrador fait campagne en « outsider », dans son cas contre ce qu’il dénonce être une élite corrompue représentée par l’ensemble des partis dominants qui sont incapables d’apporter une sécurité économique ou physique aux citoyens du pays [6]. Il promet de « nettoyer la corruption au sein du gouvernement, de haut en bas comme on nettoie les escaliers ». Et il propose de réallouer autour de 4% du PIB du Mexique à des infrastructures et des programmes sociaux, dont un régime de retraite universelle – politique similaire à celle menée au profit des habitants de Mexico lorsqu’il était maire de la ville et qui avait été l’une de ses réalisations les plus populaires et les plus influentes.

Les autres partis semblent confirmer les critiques qu’il leur adresse, dans la mesure où ils fusionnent de plus en plus les uns avec les autres malgré la disparité de leurs lignes idéologiques. Ce qui reste du PRD, auparavant orienté à gauche, s’allie avec le Parti d’Action Nationale (PAN), parti de droite qui a des liens avec l’Église catholique. En 2000 avec l’élection du président Vicente Fox, le PAN a brisé l’hégémonie sans partage exercée depuis plus de 70 ans sur la vie politique par un parti unique, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI). Mais le gouvernement Fox du PAN n’a guère réussi à changer grand-chose en terme d’amélioration du niveau de vie de la plupart des Mexicains, et sa « guerre contre le narcotrafic » sponsorisée par les États-Unis a échoué à endiguer la montée de la violence. En 2012, le PRI est revenu au pouvoir avec l’élection à la présidence d’Enrique Peña Nieto. Mais Peña Nieto s’est avéré être le président le moins populaire depuis des décennies, du fait des échecs économiques constants et d’une série de scandales liés à la corruption, ainsi que de l’incapacité de son gouvernement à faire baisser le niveau épidémique des violences. En janvier, des statistiques gouvernementales prévisionnelles ont montré qu’en 2017 le nombre des assassinats au Mexique a battu tous les records. La rencontre en 2016 de Peña Nieto avec Donald Trump, à l’époque où celui-ci était candidat à la présidence, a aussi tourné au désastre, l’affront s’ajoutant aux multiples injures subies par le président mexicain lorsque Trump a proclamé qu’il n’y avait pas eu de discussion sur qui allait payer le mur qu’il se proposait de construire à la frontière mexicaine, tandis que Peña Nieto a soutenu qu’il avait clairement dit lors de la rencontre que le Mexique ne paierait pas pour le mur.

Le candidat du PRI à la prochaine élection, José Antonio Meade [7], est donc à la traîne dans les sondages en troisième position loin derrière López Obrador (et en outre beaucoup voient en lui un concurrent terne). Le bruit court que le PRI va soutenir de tout son poids le candidat du PAN, Ricardo Anaya, ce qui concrétisera la « masse indifférenciée » d’hommes politiques dénoncée par López Obrador et ses partisans. Nombreux étaient ceux qui pensaient que le Mexique avait entamé une transition vers la démocratie en 2000, lorsque le PRI a perdu la présidence. Mais cela s’est avéré être de l’ordre du mythe. La promesse de cette transition ne s’est jamais matérialisée, et le Mexique est devenu un narco-État de plus et plus violent et toujours profondément corrompu.

Les réformes économiques néolibérales – qui ont échoué – entreprises par le PRI à partir des années 1980 ont été consolidées par la signature de l’ALENA, qui a contribué à rapprocher le Mexique des États-Unis, économiquement et politiquement.

Voyons d’abord les aspects économiques. De 1960 à 1980, sous l’ancien régime du PRI, le revenu moyen des Mexicains a presque doublé. Si l’économie avait continué à croître à ce rythme, les Mexicains auraient aujourd’hui un niveau de vie comparable à celui des Européens. Quant à savoir si le Mexique aurait pu devenir plus démocratique en se développant, cela reste de l’ordre de la spéculation ; ça a été le cas dans beaucoup de pays, quoiqu’à des rythmes variés. Au lieu de cela, les années 1980 ont été une « décennie perdue », avec une croissance négative du revenu par tête d’habitant dans la mesure où le Mexique – sous la pression de créanciers étrangers, FMI inclus – a transformé son économie à coup de réformes néolibérales, libéralisant le commerce international et les flux de capitaux, privatisant les entreprises publiques et abandonnant les politiques industrielles et de développement. L’Alena a institutionnalisé la plupart des changements délétères sous la forme d’un accord international, en partie, sur l’insistance de Washington, pour les rendre permanents. Les vingt-trois années qui ont suivi la signature de l’Alena se sont soldées par un échec économique défiant toute comparaison historique ou internationale. Le taux de pauvreté national est plus élevé aujourd’hui qu’il ne l’était en 1994, et les salaires réels (corrigés de l’inflation) ont à peine augmenté. Durant cette période, le Mexique s’est retrouvé classé au quinzième rang des vingt pays d’Amérique latine en terme de croissance du PIB par habitant. Près de cinq millions d’agriculteurs ont perdu leur outil de subsistance, incapables de soutenir la concurrence du maïs américain subventionné. Même si certains ont pu retrouver un emploi dans les nouvelles agro-industries d’exportation, ce bouleversement a contribué à une forte augmentation de l’émigration vers les États-Unis entre 1994 et 2000.

Quel type de démocratie a bien pu se développer durant ces années d’expérimentation économique sur fond d’échec permanent ? On pourrait s’attendre à ce que les gouvernements successifs aient été contraints de trouver d’autres moyens pour rester au pouvoir dans la mesure où ils n’ont pas tenu leurs promesses. C’est ce qu’ils ont fait. Le New York Times rapporte que le gouvernement mexicain a dépensé la somme astronomique de près de 2 milliards de dollars sur les cinq dernières années pour acheter les médias – en partie en payant pour des publicités à la condition de bénéficier d’une couverture favorable.

Selon le Times, pas moins de 104 journalistes ont été assassinés depuis 2000, et quelque vingt-cinq autres ont disparu. En 2017, le Mexique était le second pays le plus dangereux du monde, après la Syrie, pour le travail des journalistes. Bien que beaucoup de gens aient l’impression que les cartels de la drogue sont les principaux responsables de la violence et du climat de peur, le Times rapporte que « selon des données du gouvernement, les journalistes ont plus souvent été menacés par des fonctionnaires – maires et officiers de police – que par les cartels de la drogue, les petits délinquants ou qui que ce soit d’autre ».

Non seulement les journalistes, mais aussi les citoyens et les militants peuvent être tués pour leurs activités alors qu’elles sont protégées par la Constitution. La disparition et le massacre en 2014 de quarante-trois étudiants [normaliens] à Iguala, dans l’État de Guerrero, ont porté à l’attention du monde entier la violente répression qui sévit au Mexique du fait de l’ampleur des crimes et de l’implication attestée des forces et des agents de sécurité du gouvernement.

L’inexistence de médias indépendants, le quasi-monopole de deux chaînes contrôlées par des partis au sein des services de programmes télévisés, l’achat très répandu de suffrages et l’utilisation de ressources publiques par le gouvernement dans les campagnes électorales rendent la démocratie particulièrement faible au Mexique. Puis vient le système électoral lui-même. Dans une élection présidentielle serrée en 2006, il a manqué à López Obrador 0,6% des suffrages populaires pour être élu. Mais il y a eu un problème supplémentaire : dans chaque bureau de vote, le nombre des bulletins déposés dans l’urne (blancs ou nuls compris) et des bulletins restants non utilisés est censé correspondre au nombre total des bulletins présents à l’ouverture du scrutin. Dans près de la moitié des bureaux de vote, ça n’a pas été le cas [8].

Malgré les rapports faisant état de fraude électorale et de malversations – et les centaines de milliers de gens dans les rues qui demandaient un recomptage des voix – l’administration Bush a immédiatement soutenu de tout son poids une campagne ayant pour objectif de déclarer parfaitement légitime l’élection du candidat du PAN, Felipe Calderón (un recomptage partiel, dont les résultats n’ont pas été publiés, alors que les élections étaient toujours contestées, a soulevé d’autres questions sérieuses concernant le décompte). L’administration Bush a suivi le même mode opératoire que celui utilisé pour la course à l’élection de Bush lui-même en 2000, et elle a fait du beau travail. Mais tout comme pour la transformation économique du Mexique d’un État développementaliste en un État néolibéral, l’influence des États-Unis sur la politique du Mexique est passée largement inaperçue.

De nombreux Mexicains s’inquiètent à nouveau des perspectives de fraude électorale dans l’élection de juillet prochain. Mais les officiels de l’administration Trump, y compris le chef de cabinet de la Maison Blanche, John Kelly, ancien chef du Commandement Sud des Etats-Unis, ont exprimé d’autres préoccupations. Ils sont inquiets à l’idée que López Obrador puisse gagner. Comme on pouvait s’y attendre, des officiels américains ont allégué qu’il y aurait des ingérences russes dans l’élection. Ce qui a déclenché dans les médias américains une série d’articles stupides, ne reposant sur aucun fait, et au Mexique les allégations ont tourné à l’épidémie, comme escompté. López Obrador a répliqué en tournant la chose en ridicule, s’affublant lui-même du nom de « Andrés Manuelovich », et annonçant qu’il attendait avec impatience qu’un sous-marin russe fasse surface avec son or (lors de l’élection de 2006, les médias avaient diffusé à qui mieux mieux de fausses informations alléguant que López Obrador avait des liens avec le gouvernement chaviste du Venezuela ; cette campagne diffamatoire a également refait surface).

Il est intéressant de constater que, malgré toutes les fanfaronnades de Trump sur la construction du mur et la renégociation de l’Alena, auxquelles s’ajoutent ses insultes et menaces habituelles et l’animosité qui en résulte, la coopération du Mexique avec la politique étrangère malveillante de Washington dans la région reste solide. Quasiment personne ne croyait aux résultats de l’élection du 26 novembre 2017 au Honduras [9]. Même la direction de l’Organisation des États américains, particulièrement bien disposée à l’égard de Washington, avait appelé à une nouvelle élection dans ce pays. Mais le Mexique a été l’un des premiers à déclarer son total soutien au « vainqueur », le président sortant – et allié des États-Unis – Juan Orlando Hernández, dont le parti est arrivé au pouvoir avec l’aide des Américains suite à un coup d’État militaire en 2009. L’agence Reuter rapportait en décembre que la déclaration officielle du Mexique « avait été négociée en coordination avec les États-Unis ». Très habilement, le jour suivant, un haut responsable du département d’État américain citait la déclaration du Mexique comme une bonne raison de rejeter les appels à une nouvelle élection au Honduras. C’est là le type même de coordination qu’affectionne Washington – et que l’administration Trump doit craindre de voir disparaître avec l’arrivée d’un président moins accommodant.

Il est difficile de dire jusqu’où pourrait ou voudrait aller López Obrador s’il était élu, étant donné les forces coalisées contre lui, à la fois dans le pays et au Nord du continent. Mais s’il y a un candidat et un parti de la réforme en lice dans la course à la présidence, c’est sans aucun doute López Obrador et son parti, Morena. En juillet prochain, les Mexicains vont devoir décider si leur pays aurait plus de chances de réussir en devenant indépendant – si toutefois ils peuvent défendre leur droit à une élection libre et honnête.

Mark Weisbrot est codirecteur du Center for Economic and Policy Research (CEPR, Centre de recherches économiques et politiques) à Washington DC et président de Just Foreign Policy (Pour une politique étrangère juste). Il est aussi l’auteur du livre Failed : What the “Experts” Got Wrong About the Global Economy (Tout faux : ce que les experts n’ont pas compris au sujet de l’économie mondiale).

http://www.medelu.org/Election-presidentielle-au-Mexique

Cet article a été publié par la New York Review of Books le 9 mars 2018.

Traduction et notes : Mireille Azzoug