Entre France et Chili, l’infatigable Monique (Marion Bastit)

À Valparaíso, premier port et deuxième ville du Chili, Monique Markowicz est plus connue sous le nom de « la Monique des droits de l’homme ». Depuis près de vingt-cinq ans, au sein de la Commission des Droits de l’Homme (CDH), elle se bat pour défendre les droits des opprimés. Les prisonniers politiques bien sûr, derniers souvenirs de la dictature, mais aussi les Mapuche, indigènes du Sud du Chili qui réclament leur droit à la terre.
Pour monter chez Monique, il faut affronter un long escalier aux marches couvertes de dessins et d’inscriptions multicolores. Sa petite maison orange, ornée d’une grande fresque aux motifs indigènes, est perchée sur une des nombreuses collines de Valparaíso. Des volutes de fumée s’échappent de la cheminée, un luxe rare : « Je ne supporte pas le froid », confie-t-elle.

Dans le salon, une bibliothèque faite de briques et de planches croule sous les livres, dont les titres mêlent allègrement le français et l’espagnol. Une véranda s’avance à flanc de colline, soutenue par de minces pilotis, et offre une vue imprenable sur le port marchand de Valparaíso, où le soleil se couche sur le ballet des grues qui chargent et déchargent les conteneurs à destination des quatre points du globe. Monique nous reçoit au coin du poêle, entre un portrait de Pablo Neruda et une nappe aux motifs provençaux. « Je suis internationale, s’amuse-t-elle ; un peu française, un peu chilienne. » Ses yeux d’un bleu perçant et son léger accent trahissent aussi ses origines.

Une enfance marquée par la guerre

« Chez nous, on s’est toujours battus pour quelque chose, c’est pas extraordinaire », explique-t-elle modestement. Née à Paris, elle a six ans quand la Seconde Guerre Mondiale éclate. Ses parents sont polonais, communistes, et juifs. « Tout ce qu’il fallait. » Dans les années 1920, son père a été chassé par le régime du maréchal Pilsudski ; sa mère a fui la misère du quartier juif de Lodz. À Paris, en 1939, son père doit se cacher. Monique et son frère Romain se retrouvent dans l’Ain avec leur mère. Celle-ci s’apprête à les inscrire à la maison d’Izieu qui cache des enfants juifs. Elle hésite, se ravise. Cela leur sauvera la vie. En avril 1944, la Gestapo arrête les quarante-quatre enfants de la maison d’Izieu et les déporte à Auschwitz. Aucun ne reviendra. Parmi eux, un petit camarade de son âge.

À 12 ans, elle se couche sur les rails

À la fin de la guerre, les Markowicz rentrent à Paris. Monique rejoint les Vaillants, une organisation de jeunesse liée au parti communiste. Dès lors, elle ne cesse de militer. À 12 ans, elle se couche sur les rails pour arrêter les trains qui transportent les soldats partant pour l’Indochine. À 13 ans, elle intègre les Jeunesses communistes (JC). C’est là qu’elle entend parler du Chili pour la première fois. En 1947, González Videla interdit le Parti communiste chilien. Pablo Neruda, le grand poète, rentre dans la clandestinité. Pour le soutenir, les JC vendent des traductions de son Canto general, poème épique retraçant l’histoire de l’Amérique latine. « On ne savait même pas où était le Chili, si c’était au Nord ou au Sud, mais on soutenait Neruda. »

En 1970, le Chili revient à la une. Salvador Allende arrive au pouvoir par les urnes. « Instaurer le socialisme de façon pacifique, c’était une expérience nouvelle, on était curieux de voir ce que ça allait donner. » Le rêve tourne vite au cauchemar avec le coup d’état d’Augusto Pinochet, le 11 septembre 1973. Très vite, les premiers exilés politiques chiliens arrivent à Paris.

Monique intègre l’association France-Amérique latine, qui accueille les réfugiés politiques. Elle les aide à trouver un logement, remplir les formulaires de demande d’asile, apprendre le français, tout en se battant pour la libération des prisonniers politiques là-bas. De nombreux artistes chiliens trouvent refuge à Paris. Monique côtoie notamment Osvaldo Torres, le fondateur du groupe de musique folklorique Illapu, avec qui elle restera amie.

Au Chili avec les victimes de la dictature

Monique chez elle, face au port de Valparaíso (photo Amandine Coulombel)

En 1980, elle part au Chili pour évaluer les besoins réels de la population sous la dictature. Une sorte de fuite en avant. Elle vient alors de se séparer de son mari, elle est tombée malade, elle a perdu son emploi : « Tout allait mal, alors je me suis dit : ‘‘Je vais plutôt aller voir ailleurs si j’y suis.’’ » Elle y restera trois ans. Elle s’installe à Santiago, la capitale, d’où elle défend la cause des prisonniers politiques, avec l’aide de la consule de France. « À chaque fois qu’un prisonnier était arrêté, il fallait passer des tas de coups de fil pour ne pas qu’il disparaisse. » Pour la couvrir, un ami avocat l’embauche comme secrétaire.

Un soir, elle retrouve sa maison sens dessus dessous. La police parle d’un cambriolage, elle sait très bien qu’il s’agit d’une perquisition. Ont disparu : une cassette audio d’Inti Illimani, groupe folklorique interdit, et un rapport du congrès du PC caché sous son matelas. Devant les policiers, elle ne laisse rien paraître. « Je blaguais avec eux, mais je sentais mes genoux qui tremblaient », se souvient-elle. Elle quitte Santiago dès le lendemain pour s’installer à Quilpué, un petit village proche de Valparaíso, où la mère d’un étudiant chilien rencontré à Paris l’accueille : « C’est là qu’a commencé mon histoire avec Valparaíso », dit-elle. Au bout de quelques mois, elle devient prof de français dans un collège anglo-français. Mécanographe, elle n’a aucun diplôme, pas même le bac, qu’importe : celui de son frère, un peu maquillé, fera l’affaire. Mais bientôt, elle commence à recevoir des appels anonymes. La police a retrouvé sa trace. Cette fois-ci, elle ne prend pas de risques et rentre en France.

Paris, tel un exil

À Paris, elle continue à aider les réfugiés latino-américains. Naturellement, on lui confie les demandes d’asile des réfugiés chiliens. Elle sait distinguer le vrai réfugié de l’infiltré. Mais elle ne rêve que d’une chose : repartir. « Je me sentais un peu exilée, j’avais l’impression d’être déphasée, de tomber sur une autre planète. » En 1988, elle repart au Chili pour s’y installer définitivement. Elle pose ses valises à Viña del Mar, ville balnéaire voisine de Valparaíso, où elle intègre la Commission des Droits de l’Homme. Bravant l’interdiction, ignorant les mises en garde, elle installe tous les samedis une exposition dénonçant le sort des prisonniers politiques. Elle est filée par la police, reçoit des menaces de mort, mais tient bon. « À la Commission, on s’appelait deux fois par jour pour s’assurer qu’il n’était rien arrivé à personne. » Elle ne sera jamais arrêtée.

La ténacité paie

Sa ténacité lui permet même d’obtenir le droit de visiter les détenus. Un jour, elle se fait passer pour une représentante internationale des Droits de l’Homme chargée d’écrire un rapport. Sans succès. Aucun droit de visite. Monique s’entête et reste sur place. « Au bout d’un moment, on commençait à plaisanter avec le personnel, et on faisait passer des messages au prisonnier par un gendarme qu’on connaissait.  » Quatre jours passent, les autorités cèdent et lui accordent une visite de deux heures. Au bout de vingt minutes, un gardien arrête la visite. Monique refuse, pas question de céder une minute. « Au bout d’une heure, on n’avait plus grand-chose à se dire mais il fallait tenir jusqu’au bout. Je lui ai dit : ‘‘Raconte-moi ta vie, ton père, ta grand-mère, ce que tu veux…’’» Depuis ce jour, « la Monique des droits de l’homme », comme ils l’appellent là-bas, a ses entrées à la prison. En parallèle, Monique reprend les cours de français dans un autre collège privé mais, au bout de deux ans, se lasse des pressions des parents. Tout son temps va désormais aux prisonniers politiques : depuis mars 1990, le Chili est certes officiellement une démocratie mais les derniers détenus politiques de la dictature ne seront libérés qu’en 1994.

La fermeté, pas la violence

À partir de là, Monique se bat pour une autre cause : celle des Mapuche, indigènes du sud du Chili qui réclament leur droit à la terre face aux expropriations décidées au profit des grandes entreprises forestières. Elle part visiter une communauté mapuche, puis entreprend de jouer les intermédiaires avec les autorités.

Avec les Mapuche, pour leur droit à la terre

Il y a quelques semaines, une délégation de Mapuche débarque devant les grilles de la Moneda, le palais présidentiel, et demande à être reçue par le ministre de la Planification, en vain. De son côté, Monique est à Santiago pour déposer une pétition défendant la liberté de manifester des étudiants. Les Mapuches l’appellent, elle accourt, tente d’intercéder auprès des policiers. À force d’humour et de conviction, un coup de téléphone au président de la CDH plus tard, les représentants mapuches sont reçus par le secrétaire du ministre. De sa longue expérience, Monique a retenu une leçon : « Il ne faut pas agir dans la violence, mais il faut être ferme. On doit canaliser notre colère, car ce qu’on veut, c’est obtenir un résultat. »

C’est ce qu’elle essaie d’expliquer aux étudiants, qui depuis début 2011 se mobilisent pour réclamer une éducation publique, gratuite et de qualité, dans un pays presque entièrement privatisé sous la dictature de Pinochet. Malgré des centaines de manifestations et de nombreuses universités en grève à travers tout le pays, le gouvernement ne veut rien entendre. Souvent, à cause des casseurs, les manifestation débouchent sur de nombreuses arrestations. Monique veille, n’hésitant pas à passer la nuit au commissariat pour surveiller les conditions de garde à vue des manifestants. « On ne peut pas les faire sortir, mais on peut empêcher qu’on les tape. » Elle tente aussi de raisonner les « encagoulés », des jeunes d’une quinzaine d’années qui descendent des quartiers pauvres de la ville pour lancer des pierres.

Dépasser les clivages

Pour Monique, les étudiants, pour obtenir gain de cause, doivent rallier les ouvriers au mouvement. « Une grève, ça sert à gêner la production, parce que ça gêne le porte-monnaie des patrons, rappelle-t-elle ; les étudiants, ça attire l’attention, mais ça ne gêne pas la production. » Elle se souvient de mai 68, quand les étudiants ont débarqué dans les usines pour expliquer aux ouvriers comment faire grève. « Un comble, alors même que ce sont les ouvriers qui ont inventé la grève ! » s’exclame-t-elle. « Une grève, ça ne doit pas durer trop longtemps, dit-elle aussi ; quand il n’y a pas d’argent qui rentre, il n’y a pas à manger à la maison.  En 68, j’étais obligée de couper un œuf en deux pour donner la moitié à chaque gosse, et nous, on ne mangeait rien. » Monique regrette les rivalités entre organisations de gauche : socialistes, communistes, anarchistes… « Il faut qu’on arrive à oublier un peu ce qui nous sépare, et à travailler ce qui nous regroupe », clame-t-elle. À 79 ans, elle se dit toujours communiste, même si elle n’adhère pas au PC chilien. « Si être communiste, c’est vouloir la liberté des gens, le bien-être des gens, que les gens vivent mieux… eh bien je suis communiste. »

« J’essaie de travailler un petit peu moins, mais je n’y arrive pas »

Il y a quelques années, Monique a commencé à écrire ses mémoires. Un cadeau pour ses petits-enfants, qu’elle voit grandir de loin. « Je veux qu’ils sachent que j’ai connu des amours et des désamours, les luttes que j’ai menées, pourquoi ça a marché ou pas… » Pour Monique, la flamme du militantisme semble avoir sauté une génération. « Mes enfants estiment qu’on a milité pour eux », ironise-t-elle. Ses petits-enfants, par contre, semblent marcher dans ses traces, chacun à sa manière. Sa petite-fille Amandine, 24 ans, revient de trois mois de tournage au Chili pour réaliser un documentaire sur les mouvements sociaux. Son grand frère Sébastien, alias Pizco Mc, rappe depuis plus de 15 ans dans des concerts engagés au Chili, en France et ailleurs. Monique aimerait maintenant lever le pied pour pouvoir se consacrer à ses mémoires. Mais entre les manifestations, les expositions en ville pour dénoncer le sort des Mapuche, les visites en prison, les pétitions à présenter à la Moneda, le cycle de cinéma alternatif qu’elle anime chaque semaine à Viña del Mar, elle peine à trouver le temps d’écrire. « J’essaie de travailler un petit peu moins, mais je n’y arrive pas. »  Monique milite comme elle respire : « On n’est pas sur une île déserte, il y a des gens autour de nous, il y a des problèmes qui se posent : si on ne se met pas ensemble pour les résoudre… Moi je mets mon grain de sable, c’est pas plus que ça. »

Marion Bastit