Féminisme du Sud : une critique systémique (Carolina Olmedo Carrasco/Inprecor)

En moins d’un mois, la mobilisation féministe chilienne a installé et stimulé un intense débat public sur le rôle et le potentiel du féminisme actuel dans la refondation d’une gauche pour le XXIe siècle. C’est sans aucun doute une expérience majeure de projection systémique et une irruption idéologique dans le champ de la politique anticapitaliste.

Elle fait partie de la vague de mobilisations de masse, qui a conduit à l’expérience du mai féministe au cours des dernières semaines dans différentes régions d’Amérique latine et en Europe. Ce processus a connu une trajectoire politique accélérée. À partir d’une mobilisation universitaire contre les violences sexistes et sexuelles et contre le harcèlement dans les établissements d’enseignement, à Valvidia le 17 avril dernier, il a réussi à rassembler et à diriger une grande part des forces sociales du changement dans les plus importantes villes du Chili, en interprétant d’une manière féministe la précarisation de la vie par un système économique mercantile et privatisateur des services sociaux.

L’intensité de cette mobilisation, la multiplication des occupations et des grèves de femmes dans les principales universités du pays, ont fait que même le président Sebastián Piñera, qui est une référence pour la droite patronale chilienne, a déclaré avoir « commis des erreurs » en tant qu’homme et être féministe dans la mesure où cette dénomination implique de « croire en une égalité pleine et entière des droits, des devoirs et de la dignité entre les hommes et les femmes ». Et jusqu’au bout, les 

prolongements de ce soulèvement inédit des femmes du Sud se sont étendus comme autant de petites brèches fissurant tout le marché de l’enseignement du Chili – une vaste entreprise où convergent toute une série d’activités lucratives (services, immobilier, technologie), qui est du coup devenu un des nouveaux espaces d’élaboration de nouvelles subjectivités de la jeunesse.

Depuis sa construction au cours des expériences commencées au début de ce siècle, ancrées dans la nouvelle et déjà longue tradition de révoltes étudiantes, des soulèvements des femmes et des LGBTI (2000-2017), le féminisme chilien s’est consolidé et offre une réflexion nouvelle sur les rapports entre le capitalisme et le patriarcat, c’est-à-dire une révision conséquente des vieux partis-pris monolithiques du marxisme-léninisme dans le domaine du travail de reproduction et de soins. De cette façon l’examen créatif du rôle des femmes est proposé dans un processus d’avancée du socialisme ; l’intégration néolibérale accélérée des femmes au travail est saisie comme un facteur sans précédent dans l’histoire du capitalisme chilien ainsi qu’un excellent champ pour l’expansion du féminisme en tant qu’outil de lutte à un niveau général. Les féministes chiliennes organisées par la mobilisation depuis le mois de 

mai 2017 – une action unitaire malgré son hétérogénéité – se sont largement identifiées comme faisant partie d’une lutte locale et mondiale plus longue, tout en revenant sur leur histoire pour y chercher les moments où la pratique politique et l’horizon idéologique féministe ont concentré leur action vers une posture unitaire et intégratrice dans la lutte pour le socialisme.

Le moment actuel de ce parcours correspond à une interprétation de cette histoire à partir de la constitution d’un sujet politique protagoniste : les femmes en tant qu’une partie de la base sociale la plus démunie dans un système fondé sur la marchandisation de la vie et la privatisation de ce qui est public, dans un pays où le marché de l’enseignement est l’un des plus importants fournisseurs de services et qui – tirant profit de l’aspiration sociale à l’éducation en tant qu’ascenseur de la mobilité sociale – a endetté un grand nombre de jeunes chiliens. Ces jeunes dans leur majorité sont des femmes en âge de travailler, du fait des conditions de longue dépendance auxquelles ell

es sont soumises et de la croissance du marché des professions associées aux tâches des soins – un effet collatéral de l’augmentation de la main-d’œuvre féminine.

En ce sens, il n’est pas erroné de dire que le cœur de cette mobilisation c’est l’exigence d’une réforme totale de l’enseignement public, dans l’intérêt de tous et avec une orientation féministe, pour établir une éducation non sexiste à tous les niveaux, en même temps que la dénonciation de la précarisation de la vie des femmes en tant que pilier de la croissance économique au Chili. On est loin de la structure sociale classique et de l’image des femmes universitaires en tant que privilégiées par rapport à leurs pairs prolétaires et faisant partie de la classe moyenne ou des intellectuels – une image conservatrice du féminisme conçue dans le cas chilien comme le produit d’un processus exemplaire de « modernisation néolibérale ». Au Chili, les étudiantes sont le principal combustible d’un marché fondé sur l’endettement pour l’obtention de certificats permettant d’accéder à un monde du travail 

hautement professionnalisé qui, après des décennies de croissance mercantile de l’enseignement supérieur, impose des bas salaires à ceux qui n’ont pas de titre universitaire. De cette façon l’université chilienne – marquée par la privatisation et l’endettement – s’est convertie en une scène où les différentes générations de féministes, unies par leurs expériences, parfois en lutte depuis l’enseignement secondaire jusqu’à leur vie en d’enseignantes, ont pu se déployer

. C’est ce qui a consolidé la lutte pour l’égalité dans l’enseignement public en tant que pépinière de la transformation de la société et aussi pour la défense de l’université en tant qu’espace devant intégrer les revendications féministes en tant que modèle : un élément qui a marqué l’action politique depuis les premières exigences d’éradication totale des pratiques d’abus et de harcèlement dans les universités…

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