Javier Sicilia : un poète devenu porte-parole du mouvement pour la paix au Mexique

StLouisLe 26 septembre 2014, quarante-trois étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, au Mexique, étaient enlevés, soulevant une grande vague de protestation contre la violence qui ne cesse de ravager le pays. Une situation qui n’est guère inédite. En mars 2011, Javier Sicilia est terrassé par la violence de la guerre contre le narcotrafic. Son fils Juan Francisco est enlevé, torturé et assassiné par un cartel narcotrafiquant près de la ville de Cuernavaca. Il entame alors une longue marche pour la paix. Portrait d’un poète devenu porte-parole du Mouvement pour la paix dans la justice et la dignité.

« Le monde n’est plus digne de parole. Ils l’ont étouffée à l’intérieur de nous. Comme ils t’ont asphyxié. Comme ils t’ont déchiré les poumons. Et cette douleur ne me quitte pas. Seul le monde reste. À cause du silence des justes. Seulement à cause de ton silence et de mon silence, Juanelo… Voici mon dernier poème, je ne peux plus écrire de la poésie… La poésie en moi n’existe plus. » Le dernier poème de Javier Sicilia était dédié à son fils. Prononcé le 2 avril 2011 sur la place de Cuernavaca, il annonçait la fin de son oeuvre poétique, mais marquait le début d’un combat politique en quête de justice et de paix pour le Mexique.

La voix douloureuse

« En 2006, la décision du président Felipe Calderón de déclarer la guerre aux cartels a généré une escalade de la violence qui n’a toujours pas pris fin avec le gouvernement d’Enrique Peña Nieto », explique Javier Sicilia. Avec plus de 300 000 meurtres, plus de 23 000 disparitions et près d’un million de déplacés, la guerre contre le narcotrafic au Mexique est le conflit le plus meurtrier de la planète de ces dix dernières années. « La société mexicaine a longtemps vécu terrorisée, épuisée et soumise à une propagande belliqueuse. Jusqu’au 28 mars 2011, où ils ont assassiné mon fils et six autres personnes, continue-t-il. Alors a commencé un mouvement, dont j’ai été la voix douloureuse, qui a articulé les luttes, ouvert un espace, donné une visibilité et une voix aux victimes de la violence.»

Infatigable, la caravane pour la paix qu’il initie va parcourir le Mexique et les États-Unis. Dès les premiers jours, des dizaines de milliers de personnes se joignent à la marche, ainsi que les organisations qui ont marqué le Mexique pendant les deux dernières décennies : les Zapatistes et le sous-commandant Marcos sortent pour la première fois de leur repli autonomiste du Chiapas pour apporter leur soutien, les gardiens communautaires insurgés de la Crac descendent de la Montana du Guerrero, les révoltés de San Salvador Atenco 3 rejoignent le cortège… « C’est un mouvement qui a rassemblé, ouvert la voie aux autres mouvements et qui a questionné le gouvernement. »

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L’amour n’a pas d’arme

Sur le passage de la caravane, les discours de Javier Sicilia embrasent les foules, dénonçant sans peur la « partidocratie », la corruption et l’indifférence des représentants. « Si vous, “messieurs” les politiques (…) ne comprenez pas que nous vivons dans un état d’urgence national qui vous oblige à l’unité, vous finirez par régner sur un tas d’ossements », déclare t- il dans une « Lettre ouverte aux politiques et aux criminels », prononcée le 6 avril 2011. Le 8 mai, la caravane arrive sur la place centrale de Mexico avec un cortège de 100 000 personnes, dans un silence qui fait trembler la classe politique. Sicilia fait planer la menace d’un boycott à l’approche de l’élection présidentielle. « Nous avons essayé d’instaurer un dialogue fort avec l’exécutif et le législatif, avec les candidats, un chemin de paix. »

Celui qui se définit comme un mystique chrétien et un admirateur de Gandhi a choisi de répondre à la violence par un message de paix. « Et d’amour, précise t- il. Une parole qui répond à l’irrationalité du mal par l’irrationalité de l’amour. Je n’en connais pas d’autre. Parce que l’amour n’a pas d’arme, c’est un abrazo [une embrassade, ndlr], un regard les yeux dans les yeux. C’est mettre le corps en travers de l’ordre de la violence, de l’ordre de l’impuissance, de l’ordre de l’écrasement… »

Le 23 juin 2011, Javier Sicilia est reçu avec une délégation au palais présidentiel et obtient les excuses publiques du président Calderón aux victimes de la guerre contre le narcotrafic. De nombreux soutiens le critiquent alors pour avoir ouvert le dialogue avec un gouvernement corrompu et, plus encore, pour avoir embrassé en public l’artisan de cette guerre meurtrière. « Personne n’a compris les baisers que j’ai donnés, regrette-t-il. J’embrassais tout le monde, cabron ! On m’a traité de traître, de Judas. Mais c’est l’unique façon de sauver le monde : la bonté, la rencontre avec l’autre, ce que je te donne, la manière dont je t’embrasse, le lien qui nous unit. J’ai voulu montrer que, si différents que nous soyons, ce lien ne peut être rompu. »

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Un miroir de la société

La mobilisation a abouti à l’adoption, le 9 janvier 2013, d’une loi d’assistance aux victimes, « qui ne sert à rien, parce que, dans ce pays, les lois ne sont pas appliquées. Parce qu’aucune loi n’accuse le gouvernement, déplore Javier. L’escalade de la violence se poursuit : les conséquences en sont visibles à Ayotzinapa ou Tlatlaya. On continue d’assassiner au Mexique. Peu de choses a été accompli sur le plan politique, mais beaucoup a été réalisé sur le terrain de la paix et de la dignité des victimes. Redonner vie et dignité est un travail immense qui vaut la peine. » Sicilia refuse de voir la guerre du narcotrafic comme un problème uniquement mexicain. « Ce qui se passe au Mexique est un miroir dans lequel nous devons commencer à regarder la société dans son ensemble. C’est une nouvelle forme de totalitarisme, basé sur l’empire de l’argent, du consumérisme, des grands capitaux. Comme au Mexique il n’y avait pas d’équilibre politique, cela a été dévastateur. »

« En regardant mon pays, je pense qu’une mosaïque de peuples et de cultures pourraient s’unir d’une autre manière. C’est le rêve d’autonomie de Gandhi, le même que celui des zapatistes, poursuit-il. Il faut donc trouver un nouveau pacte social, une nouvelle manière de construire la démocratie, la vie politique… et refonder la constitution, non pas à partir de l’élite, mais à partir de la base populaire, avec les absents d’aujourd’hui : les paysans, les indiens, les homosexuels, les victimes, l’environnement aussi, tous considérés comme sujets politiques. Nos liens doivent déterminer la constitution, pas le contraire. »

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Un point de lumière

Javier, pourtant, ne se définit pas comme un homme d’espérance : « Je m’identifie au médecin d’Albert Camus dans La Peste, qui résiste même quand la bataille est perdue. » Le monde peut-il être sauvé ? Le poète n’hésite pas : « La grande manquante, depuis la révolution, c’est la fraternité, c’est-à-dire l’amour… Et la résistance. Je la vois comme une image : allumer une bougie au milieu de la nuit. Une lumière allumée dans l’obscurité fait une différence énorme. Toute résistance est un point de lumière. »

À aucun moment, la poésie ne semble avoir déserté les paroles et le regard étincelants de Javier Sicilia. « Je n’écris plus de poèmes, mais, par grâce ou disgrâce, la poésie ne me quitte pas. Elle est d’abord une manière de dire non à la mort, à la violence, au mensonge. L’organisation sociale est aussi une manière de dire non. L’unique manière de renverser le désastre. Nous n’avons pas encore réussi, mais à présent il leur est impossible de nous anéantir. »

À la question, reste-t-il une lumière dans le Mexico d’aujourd’hui, il répond sans ambages : « Ayotzinapa, les associations de victimes qui résistent, l’indignation des jeunes. Les actes de bonté, qui sont modestes sans être idéologiques. Ces femmes, les Patronas qui chaque jour offrent de la nourriture aux migrants. Le père Solalinde et Fray Tomás, qui ouvrent des auberges pour protéger les plus vulnérables. Ce sont les hommes et les femmes qui accompagnent les victimes pour qu’elles ne soient pas seules pour affronter l’injustice et la stupidité de l’État. Ceux qui disent non sont la réserve morale d’un peuple. Tous ces petits actes de bonté sont des foyers de résistance. Sans cela, la mort s’installerait de manière définitive, sans cela la nuit serait absolue. »

Crédit photo : Ludovic Bonleux 

Le 15 décembre 2015

Par Benjamin Fernandez

Altermondes