Le Brésil est-il au bord du gouffre ?

Entretien réalisé pour le site de l’IRIS

Après la défection du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), la destitution de la Présidente Dilma Rousseff est-elle devenue inévitable ?

Inévitable est un mot qu’il faut manœuvrer avec prudence dans le cadre de la politique complexe brésilienne où le jeu des alliances va et vient sans cesse. Le PMDB est un parti sans véritable cohérence, autre que celle qui en fait le parti d’appoint de toutes les coalitions où se retrouvent les hommes et les femmes politiques en quête de postes. D’ailleurs, il faut mentionner que tous les ministres en poste au gouvernement issus de ce parti – sauf un – ont annoncé, par l’intermédiaire de la puissante ministre de l’agriculture Katia Abreu, … qu’ils ne quitteraient pas l’exécutif conduit par Dilma Rousseff. Sans boule de cristal, il est impossible de savoir ce qu’il va se passer. En revanche, la destitution de la présidente est un scénario qu’on ne peut plus exclure. Une procédure de destitution a été enclenchée à la Chambre des députés par son président Eduardo Cunha (PMDB). Contrairement à Dilma Rousseff et Lula – dont il faut rappeler qu’ils ne font l’objet d’aucune accusation formelle à cette heure pour corruption -, lui est formellement accusé dans l’affaire Petrobras ! Ce processus est actuellement mené par une commission de parlementaires largement contrôlée par l’opposition à Dilma Rousseff. Sur ses 65 membres députés, près de 40 sont également signalés dans l’affaire Petrobras… Si la commission se prononce en faveur de la destitution, la Chambre votera et rendra son verdict courant avril, avant de laisser le dernier mot au Sénat, où le Parti des travailleurs (PT) de la présidente est minoritaire.

Parallèlement, la fissure de la coalition gouvernementale se confirme aujourd’hui puisque le principal allié du PT, le PMDB, qui comprend 7 ministres et 69 députés, a décidé de s’en retirer. Nous avons abordé le cas des ministres. Le gouvernement est néanmoins dans une situation difficile et nouvelle. Mathématiquement, il n’a tout simplement plus de majorité pour gouverner. C’est l’autre stratégie des opposants à la présidente : la pousser à renoncer au pouvoir sans même attendre l’issue de la procédure de destitution.

Ces deux offensives indiquent bien que la chute du gouvernement et de la présidente est un scénario envisageable. La destitution adviendra- t-elle pour autant ? On ne peut le savoir tant la vie politique brésilienne est complexe et répond à des mécanismes qui favorisent l’opportunisme et les revirements des députés et sénateurs pour rejoindre ou quitter telle ou telle coalition politique. Certes, il y a le feu dans la maison, mais Dilma Rousseff et Lula da Silva vont s’employer à tenter de reconstituer une alliance de circonstance avec des parlementaires issus de l’un ou de plusieurs des 25 partis qui siègent au Congrès. Y arriveront-ils ? Et sur quelle base ?

Comment l’opinion publique réagit-elle face à ces évènements ? Est-elle effrayée par un possible coup d’Etat, révoltée au regard de la démystification de Lula ou encore désabusée par les contradictions internes aux pourfendeurs de la corruption ?

L’opinion publique est partagée entre ces différents sentiments, dans des dosages qu’il est difficile d’évaluer. On remarque cependant au Brésil une nette polarisation de la société. Deux camps se dessinent. Les rouges désignent les manifestants, de plus en plus nombreux, qui sortent moins pour soutenir le gouvernement directement que pour exprimer leur mécontentement vis-à-vis de l’opposition et de ses tentatives de règlement de la crise politique par des voies judiciaires et institutionnelles instrumentalisées. Ils dénoncent un coup d’Etat « froid » ou « light » et exigent, malgré leurs critiques au gouvernement, le respect de la légitimité démocratique dans le pays. Inquiets de ce que pourrait être un nouveau pouvoir conduit par la droite issu de ces circonstances troubles, ils seront de nouveau dans la rue aujourd’hui (31 mars).

De l’autre côté, on trouve les farouches opposants à la politique de Dilma Rousseff, composés des classes sociales supérieures et urbaines qui considèrent être les victimes des politiques de redistribution sociale menée depuis l’ère Lula. Cette polarisation se ressent jusque dans les familles, où les avis tranchés sur la vie politique font parfois des étincelles. Mais il y a aussi une dimension sociologique à cette polarisation, qu’on pourrait analyser sous l’angle d’une question de classes.

Ce phénomène se produit dans un contexte de désenchantement politique. De manière générale, il n’y a plus d’engouement pour la classe politique. Le scandale Petrobras a révélé des pratiques intrinsèques au système : la vie politique au Brésil est financée par le secteur privé et les entreprises. C’est l’ensemble des représentants et du système politique que les Brésiliens rejettent.

La crise économique et politique a-t-elle eu raison des ambitions régionales et mondiales du Brésil ? Comment envisager l’avenir du Brésil maintenant que ces principaux appuis régionaux connaissent des alternances politiques peu favorables à la ligne national-progressiste ?

Pour l’heure, les difficultés que connait le Brésil ont mis en sourdine ses ambitions géopolitiques. Il est clair que c’est une tendance qui était déjà visible lors du premier mandat de Dilma Rousseff. Les grandes décisions internationales du Brésil, relatives à la Coupe du monde de football ou aux Jeux olympiques, étaient déjà arrêtées lorsque Dilma Rousseff a été élue présidente. Depuis son arrivée au pouvoir, les aspirations internationales du Brésil ont connu un certains reflux. Cela s’explique d’une part pour des raisons personnelles, puisque Lula avait une appétence plus forte pour un déploiement international que Dilma Rousseff, qui s’est plus concentrée sur la scène intérieure de l’immense Brésil.

D’autre part, la dégradation des conditions économiques a été déterminante dans ce contexte. L’essor économique du Brésil soutenait jusqu’alors les politiques financières ambitieuses, une diplomatie active ainsi qu’un soft power influent tourné vers l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie. Le Brésil a désormais moins de ressources disponibles pour donner vie à une diplomatie active sur la scène internationale et a finalement mis en suspens ses ambitions géopolitiques. Le déploiement international du Brésil n’est cependant pas gelé, puisqu’il est appelé à être dans la dizaine des puissances mondiales qui feront les relations internationales de demain. C’est une tendance de fond, indépendante des perturbations actuelles.

Concernant les alternances politiques en Amérique du Sud, il convient de rester prudent. Certains observateurs y voient une fin de cycle. Personnellement, j’y vois plus un moment de crise, un passage critique. Les gouvernements d’Amérique du Sud connaissent des difficultés car ils ne répondent plus aux attentes de leurs électeurs, n’arrivent plus à soutenir les politiques qui avaient fait leur succès auparavant et connaissent des phénomènes d’usure du pouvoir.
Néanmoins, aujourd’hui, les souhaits populaires en faveur d’une justice sociale et d’une lutte contre la pauvreté, qui sont la marque de fabrique de l’Amérique Latine, restent des questions hégémoniques dans la société. Le problème est du côté des forces politiques censées incarner cette expression de la société.

Par ailleurs, ceux qui prennent le pouvoir aujourd’hui au Venezuela ou en Argentine n’ont pas devant eux un parcours parsemé de fleurs. Les partis politiques victorieux n’ont pas été plébiscité et n’ont pas plus d’éléments pour résoudre la crise économique et pour répondre aux limites du modèle de développement latino-américain essentiellement fondé sur l’exportation de matières premières et de ressources naturelles. De plus, les parrains habituels de la droite en Amérique Latine, les Etats-Unis en tête, ne sont plus dans des dispositions qui leur permettent d’imposer leurs vues à la région. La situation est donc nouvelle et doit être suivie dans le temps long car les scénarios sont plutôt ouverts.

 

 

Source :

Christophe Ventura,

Mémoire des luttes, 1er avril 2016