Légalisation de l’avortement : le chemin de croix des Argentines

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« L’avortement légal pour ne pas mourir ! », scandent depuis dix ans les membres la Campagne nationale pour la légalisation de l’IVG en face du Congrès à Buenos Aires. Souvent présentée comme une société progressiste, pour avoir autorisé le mariage homosexuel dès 2010, l’Argentine interdit toujours l’avortement, sauf pour cas exceptionnels. Dans un pays qui se dit catholique à 90%, cette pénalisation oblige les femmes à emprunter le labyrinthe de l’avortement clandestin, parfois au péril de leur vie.

Prostrée dans la salle d’attente, Ana (les prénoms ont été modifiés par souci d’anonymat) serre son sac-à-dos contre son ventre. La jeune femme aux longs cheveux noirs fixe ses doigts qu’elle tripote nerveusement. Elle ne relève la tête que lorsqu’un écran devant elle dévoile le slogan de la Casa Fusa, le centre de santé où elle se trouve : « Ce qui t’arrive, nous concerne aussi ». Un médecin vient rompre le silence et lui demande de la suivre. Ana s’apprête à subir un avortement par aspiration. Âgée de 23 ans, cette mère de deux enfants a déjà interrompu une grossesse il y a huit ans, après s’être fait violer dans la ville dont elle est originaire : une villa – un bidonville – située dans la province de Buenos Aires. « À l’époque, je me suis rendue à l’hôpital public, mais les médecins ont refusé de pratiquer une IVG », confie-t-elle.

En mars 2012, un arrêt de la Cour Suprême a donné une interprétation plus large de l’article 86 du Code Pénal en prenant en compte la santé de la femme du point de vue « psychosociale ».

En Argentine, l’avortement est considéré comme un délit sauf en cas de viol, de danger pour la santé de la mère ou de malformation du fœtus (Article 86 du Code Pénal). Mais, dans les faits, l’accès à l’IVG reste un chemin de croix pour les femmes qui pourraient légalement y avoir recours. Pour les autres, c’est un véritable parcours du combattant qui les oblige souvent à basculer dans la clandestinité en recourant parfois à des méthodes « faites maisons » dans des conditions insalubres.

En Argentine, une adolescente devient mère toutes les cinq minutes. Afin de les détourner du circuit clandestin, l’ONG Casa Fusa a ouvert ses portes en octobre 2013 au cœur de Buenos Aires. Obstétriciennes, gynécologues et psychologues y accompagnent les jeunes patientes âgées de 10 à 25 ans tout au long du processus d’interruption de grossesse, leur assurent un suivi psychologique et les informent sur les différents moyens de contraception.

« Des fœtus sont retrouvés dans les poubelles »

Le droit de choisir : entre liberté individuelle et lutte collective, une tribune signée par Amnesty international France, Équilibres & Populations, la FIDH, Genre en action, Médecins du Monde et le Planning familial.

C’est grâce à sa patronne, chez qui elle travaille comme femme de ménage, qu’Ana a eu connaissance de cet établissement : « Lorsque je lui ai confié que j’étais enceinte et que je ne pouvais pas garder le bébé, elle m’a révélé que sa fille y avait avorté ». La criminalisation de la pratique en Argentine – pays miné par de grandes inégalités sociales – marque une forte discrimination entre les femmes issues de milieux favorisés et celles de milieux défavorisés qui n’ont pas le même accès à l’information ni au système de santé. « Là où j’habitais, beaucoup de filles de mon âge ont avorté toutes seules, chez elles, car elles ne savaient pas où aller », raconte Ana. L’unique centre de santé de sa ville est saturé : il faut attendre des mois avant d’obtenir un rendez-vous. Et le temps presse… « Toutes les semaines, la police retrouve des fœtus dans les poubelles de mon quartier », poursuit-elle. Environ 500 000 avortements clandestins seraient réalisés chaque année en Argentine. Autour de 300 femmes meurent chaque année des complications liées à ces IVG clandestins : la principale cause de mortalité maternelle.

Jimena aussi a bien failli y laisser sa santé. C’est grâce au bouche-à-oreille qu’elle entend parler d’une curandera, une sorte de guérisseuse, qui réalise des avortements par voie médicamenteuse, chez elle, dans la banlieue de Buenos Aires. Coût de l’opération : 300 euros. « Ce fut un désastre », confie la jeune fille. Au bout de quelques jours, de violentes douleurs au ventre et une forte fièvre la poussent à se rendre à l’hôpital le plus proche. Alors enceinte de deux mois, le médecin lui diagnostique une intoxication alimentaire : « Évidemment je n’ai rien dit… j’avais trop peur qu’il trouve le fœtus mort, et des éventuelles représailles que cela impliquerait ».

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« Il est urgent d’ouvrir les mentalités »

Sandra Vazquez, gynécologue et directrice de Fusa, a fait de la sensibilisation à l’IVG chez les médecins son cheval de bataille :

« En Argentine, il est courant de voir des professionnels de santé opposés à l’avortement utiliser leur clause de conscience ou tenter de dissuader les patientes d’interrompre leur grossesse »

« Il est urgent d’ouvrir les mentalités ! Nous, médecins, n’avons pas à décider pour elles. Les femmes ont le droit de choisir ce qu’elles veulent faire avec leurs trompes », lance celle qui anime des formations dans les hôpitaux.

Sandra Vazquez est aussi la première personne à s’être penchée sur le Misoprostol, ces comprimés utilisés pour les interruptions volontaires de grossesse. Depuis une dizaine d’années, son usage a démocratisé l’accès à l’IVG en Argentine. Auparavant, les femmes devaient le plus souvent avoir recours à la technique de la sonde, des aiguilles à tricoter ou des tiges de persil qu’elles s’enfoncent dans l’utérus pour interrompre leur grossesse.

« Un tabou social très fort »

Le collectif La Mestiza a également lancé la première ligne téléphonique pour accompagner les femmes en situation de grossesse non désirée.

« Il y a un encore un tabou social très fort  autour de l’avortement, nous luttons pour le déconstruire », explique Lucila Szwarc militante féministe au sein de La Mestiza, l’une des nombreuses consejerias – centres de quartier – que compte Buenos Aires et qui réorientent les femmes dans les hôpitaux pour avorter. Dans certaines librairies de la capitale, il est désormais possible de se procurer un manuel rédigé par un collectif féministe, pour avorter chez soi avec du Misoprostol.

Stigmatisation, honte, culpabilité, peur… « La criminalisation de l’avortement touche toutes les femmes, de tous âges, toutes classes sociales confondues, tant la condamnation sociale est forte », insiste Lucila Szwarc. Les militantes de la Mestiza font partie des « Secouristes en Réseau », une organisation active dans quinze provinces d’Argentine, y compris les plus conservatrices comme Mendoza, où il est impossible de se procurer du Misoprostol en pharmacie, ou les plus religieuses comme Catamarca Salta, dans le Nord du pays, où les militantes doivent redoubler d’efforts car elles ne peuvent pas compter sur le soutien des professionnels de santé. Malgré ces difficultés, « Les Secouristes en réseau » ont accompagné en 2014 environ 1650 femmes dans leur parcours d’avortement.

« Un pape argentin ? La pire chose qui nous soit arrivée ! »

Pourquoi l’Argentine qui s’affiche comme un pays précurseur avec la légalisation du mariage homosexuel en 2010 et la loi d’identité sexuelle en 2012 reste-t-elle aussi fermée sur la question de la légalisation de l’IVG ? Le poids de l’Église catholique et sa proximité avec l’État argentin constituent de sérieux obstacles : « L’élection d’un Pape Argentin est la pire chose qui nous soit arrivée ! » lance Carla, membre de la Campagne nationale pour l’avortement légal, sûr et gratuit, qui vient de souffler ses dix bougies. Selon elle, il y a eu « une renaissance du catholicisme avec la figure d’un pape considéré comme progressiste sur d’autres sujets ».

De nombreux défenseurs de la dépénalisation de la pratique craignent également un recul avec l’élection du nouveau président Mauricio Macri, en novembre dernier. En avril 2016, quelque 300 organisations vont proposer une réforme du projet de loi sur l’avortement. Mais pour Sandra Vazquez, une « loi ne suffira pas » : « C’est classique en Argentine, il y a un fossé énorme entre les lois et leur application ». Selon elle, si la légalisation de l’avortement était votée demain, ni les structures, ni les mentalités ne seraient préparées. « Aux nouvelles générations de médecins d’intégrer l’avortement comme une pratique normale », estime-t-elle : une bataille quotidienne qu’elle mène depuis maintenant treize ans.

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Le docteur Germán Cardoso, membre du groupe médical argentin pour le droit des femmes à décider en cas de grosses non désirée. Crédit : Guadalupe Gómez Verdi, Lisa Franz, Léa Meurice “11 Semanas, 23 Horas, 59 Minutos – Aborto clandestino en Argentina

 

Source :

Louise Michel d’Annoville,

Altermondes, 30 mars 2016