Qui a peur de la vérité en Colombie ?

Le 23 septembre dernier, la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement se sont entendus pour conclure des accords de paix dans un délai de six mois. Un tribunal spécial devra juger les acteurs du conflit… Reste à savoir s’il aura l’audace (et les moyens) de remonter la chaîne des responsabilités jusqu’à son sommet.

Membres des FARC dans l’Etat de Caquetá, 2000 Photographies de Maurice Lemoine
Membres des FARC dans l’Etat de Caquetá, 2000
Photographies de Maurice Lemoine

Trois ans ! Il y a maintenant plus de trois ans que se sont formellement ouvertes, en Norvège, les négociations de paix entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement de M. Juan Manuel Santos. Ce jour-là, le 20 octobre 2012, M. Luciano Marín Arango, alias Iván Márquez, déclare en préambule, au nom de la plus vieille guérilla d’Amérique latine : « Nous sommes venus à Oslo depuis le Macondo (1) de l’injustice, avec un rêve collectif de paix et une branche d’olivier entre nos mains. »

Soucieux de placer la barre à la bonne hauteur et de rappeler les causes de la lutte armée engagée depuis des décennies — un conflit de nature politique, économique et sociale —, le comandante réclame des « changements structurels » dépassant clairement l’ordre du jour décidé au cours de rencontres secrètes organisées depuis des mois (2). Ce à quoi le chef de la délégation officielle, M. Humberto de la Calle, répond : « Pour discuter de l’agenda minier et énergétique [axe central des politiques néolibérales du pouvoir], les FARC doivent déposer les armes, faire de la politique et gagner les élections. » Avant de mettre la pression sur les insurgés en se prononçant sur la durée des tractations : « Ce sera un processus rapide et efficace. Un processus qui se mesurera en mois et non en années. »

D’autres tentatives avaient précédé ces pourparlers — qui, depuis novembre 2012, ont pris leurs quartiers définitifs à La Havane (3). La plus porteuse d’espoir, puis de désespérance, a eu lieu sous la présidence du conservateur Belisario Betancur (1982-1986). L’histoire mérite d’être rappelée. Un cessez-le-feu bilatéral conclu lors des accords de La Uribe, le 28 mars 1984, permet la création d’un parti politique, l’Union patriotique (UP), réunissant les militants des diverses gauches non armées, rejoints par de nombreux guérilleros des FARC démobilisés pour l’occasion. Les autres attendent, l’arme au pied, la suite des événements. Qui, malheureusement, tournent très mal. Après avoir fait élire 14 sénateurs, 20 députés, 23 maires et plus de 300 conseillers municipaux en 1986, les militants, sympathisants et dirigeants de l’UP vont être exterminés par les ultras de l’armée et par les paramilitaires : 4 000 morts, dont deux candidats à l’élection présidentielle, Jaime Pardo Leal (en 1987) et Bernardo Jaramillo (en 1990) (4). Combattant insurgé revenu à la vie civile, élu député du Caquetá, Iván Márquez, comme bien d’autres, regagne le maquis à la fin des années 1980. Pas sur un coup de tête, ni par amour de la violence ou de l’inconfort de la jungle, mais par simple nécessité de survie.

Par la suite, les négociations dites « du Caguán » (5), entre octobre 1998 et février 2002, sous la présidence de M. Andrés Pastrana, ont été « improvisées et bâclées », estime M. Jean-Pierre Gontard, émissaire suisse qui y a participé pour le compte de son gouvernement. « Cela arrangeait les deux parties. D’un côté, le pouvoir avait besoin de temps pour concrétiser le plan Colombie avec les Etats-Unis (6). De l’autre, pour les FARC, grandies très vite, il s’agissait de marquer une pause pour former des cadres et se reposer. » Pratiquement aucun ordre du jour ne préside alors aux sessions. « Nous prenions un petit avion depuis San Vicente del Caguán pour nous rendre à l’endroit de la réunion, et le commissaire à la paix nous disait : “Bon, aujourd’hui, on va sans doute parler de ça…” Et on n’en parlait pas forcément. » La guérilla avait demandé que des militaires participent aux discussions : « Le gouvernement a désigné un général en retraite, qui a dormi pendant la plupart des séances — il faisait très chaud ! »

Menées sous l’égide de deux pays garants, Cuba et la Norvège, et de deux accompagnateurs, le Chili et le Venezuela, les négociations actuelles se déroulent dans un tout autre contexte. Pour les élites économiques « modernes » que représente M. Santos, il devient plus réaliste de chercher la paix par une autre voie que par une confrontation sans issue : bien qu’affaiblie ces dernières années, la guérilla n’a pas été vaincue militairement. Pour les FARC, aucune perspective de victoire ne se dessine non plus. Depuis novembre 2012, on discute en face-à-face. La Havane assure l’intendance, Oslo finance, Santiago ne fait pas grand-chose et Caracas permet aux rebelles de passer par son territoire pour se rendre à Cuba. Toujours d’après M. Gontard, jamais les conditions n’ont été aussi favorables, car « les représentants présents dans l’île sont en partie ceux qui ont participé aux négociations précédentes, si bien que, en termes d’expérience, il y a une sorte de capitalisation ».

Négocier comme s’il n’y avait pas la guerre

Bousculant les calculs du gouvernement, qui envisageait une « négociation express » et une paix arrachée au terme d’une course contre la montre favorisant, sans redistribution ni transformation, la croissance de l’économie néolibérale, les FARC, tout en ayant renoncé à leurs revendications les plus radicales, continuent d’exiger des réformes pour ranger les fusils au râtelier. Si pénible que ce constat puisse être pour lui, le pouvoir doit transiger. Sur les cinq points de l’agenda de négociation — « réforme rurale intégrale », « participation politique », « cultures illicites et narcotrafic », « justice et réparation aux victimes », « désarmement » —, les trois premiers ont déjà fait l’objet d’un accord. Nul n’en connaît la teneur exacte, les deux parties ayant décidé que « rien n’est bouclé tant que tout n’est pas bouclé ». Pour ne pas faire piétiner le processus, un certain nombre de points litigieux ont été placés en attente et devront être réglés en dernier. Parmi eux figure la suppression des latifundios (grandes propriétés agricoles), une exigence des organisations paysannes regroupées au sein de la Cumbre agraria (le Sommet agraire).

D’après le recensement national agraire rendu public le 11 août 2015, environ 70 % des propriétés agricoles font moins de 5 hectares, occupant ensemble 5 % des 113 millions d’hectares recensés ; les domaines de plus de 500 hectares, concentrés entre les mains de 0,4 % des propriétaires, en représentent, eux, 40 %. On est là au cœur du problème. Néanmoins, alors que les organisations populaires mettent l’accent sur le développement de zones de réserve paysanne (ZRC (7)), également défendues par les FARC à la table de négociation, le pouvoir favorise la création de zones d’intérêt de développement rural, économique et social (Zidres), associations asymétriques de petits paysans avec les grandes entreprises de l’agro-industrie, qui promettent les premiers au seul rôle de salariés taillables et corvéables à merci. Dans le même temps, le gouvernement élabore un nouveau projet de loi sur les baldíos (terres en friche) qui escamote la remise de titres de propriété aux paysans. Et, lorsque la protestation se transforme en manifestation, matraques et lacrymogènes s’abattent, suivis de leur lot d’arrestations, de condamnations pour « rébellion » et d’incarcérations de meneurs —accusés, le plus souvent à tort, d’entretenir des liens avec les FARC ou avec l’Armée de libération nationale (ELN), autre organisation armée opérant dans le pays. Des centaines de prisonniers politiques viennent ainsi s’ajouter aux neuf mille prisonniers de guerre.

Dans le sud de l’Etat de Bolívar, 2002
Dans le sud de l’Etat de Bolívar, 2002

La paix ou la quête de la paix peuvent être la continuation de la guerre par d’autres moyens, la bourgeoisie ne les envisageant que si elles favorisent ses intérêts. « Ce qui se discute à Cuba, confirme de fait à Bogotá l’historien et sociologue Sergio Arboleda, n’a paradoxalement pas d’influence directe sur la vie quotidienne du pays. » Se voulant optimiste, il ajoute néanmoins : « D’un point de vue historique, ce qui se passe représente toutefois un changement profond. Chaque jour qui passe, les décisions prises à La Havane ouvrent un chemin qui peut se consolider. »

A plusieurs reprises, les FARC ont annoncé et respecté un cessez-le-feu unilatéral, faisant chuter de façon spectaculaire le nombre de personnes tuées dans les combats (8). Elles n’ont toutefois pas obtenu de contrepartie de la part du pouvoir, pour lequel la pression militaire demeure la priorité. Une succession de drames en résulte, aux origines souvent confuses, chacun accusant l’adversaire lorsque tombent soldats et guérilleros — des crises inévitables tant que le pouvoir imposera de négocier comme s’il n’y avait pas la guerre et de continuer à combattre comme s’il n’y avait pas de négociations. Cependant, sous l’amicale pression des pays garants et accompagnateurs, ainsi que des secteurs progressistes et des mouvements sociaux, inquiets de la dégradation du processus, les FARC ont une fois de plus annoncé un cessez-le-feu unilatéral, le 12 juillet dernier, ce qui a redonné de l’oxygène à une négociation dont la flamme s’éteignait. En réponse, et en adepte de la désescalade partielle, M. Santos n’a ordonné, le 26 juillet, que la suspension des bombardements.

« Tout le monde ne va pas être content »

« Au fur et à mesure que les conversations avancent et que l’opinion publique fait pression, dans un contexte politique très compliqué, le processus de paix entre dans une phase qui demande une accélération forcée », nous explique, sous le sceau de l’anonymat, une source non latino-américaine directement impliquée dans la négociation (chacune des deux délégations dispose de nombreux conseillers et experts civils et militaires, nationaux et étrangers). Mis en permanence sous pression par son prédécesseur d’extrême droite, M. Alvaro Uribe, et par ses affidés, opposés à toute négociation tant que les « terroristes » ne se seront pas « rendus », mais aussi par les médias (favorables à la paix, mais violemment hostiles aux rebelles), le président Santos ne s’est-il pas montré quelque peu imprudent en fixant le 26 mars 2016 comme date butoir aux discussions ? Rendant celles-ci encore plus complexes, des membres des deux délégations assistés de leurs experts ont donc intégré quatre sous-commissions pour progresser à marche forcée sur les thèmes les plus délicats : « justice transitionnelle », « prisonniers politiques », « droits des femmes et des enfants » et « dépôt des armes et cessez-le-feu ».

Cette dernière se compose d’officiers d’active de l’armée et de comandantes de l’aile militaire des FARC, dont tous les blocs (9), même ceux considérés comme les plus durs, ont un représentant dans la capitale cubaine, ce qui coupe court aux rumeurs sur de possibles divisions dans leurs rangs. « La guérilla fait preuve d’une cohésion impressionnante, reprend notre observateur. Elle a des problèmes pour informer ses troupes, parce que l’armée intercepte ses communications, mais, durant cette dernière période, elle les a tenues constamment au courant et a procédé à des changements considérables, remplaçant nombre de commandants de front et de cadres moyens au profil “militaire” par des homologues plus “politiques”. » Et, le 23 septembre, le miracle est arrivé…

A La Macarena (Meta), octobre 2015
A La Macarena (Meta), octobre 2015

« Cela a été un événement, sourit Mme Jahel Quiroga, survivante de l’Union patriotique et responsable de l’organisation de défense des droits humains Reiniciar. Le matin, Santos avait prévenu qu’il allait annoncer une grande nouvelle et, pour la première fois, se rendre à La Havane. Donc, on était collés à TeleSur (10) sur Internet — parce que nos chaînes de télévision, RCN, Caracol, ne reprennent que ce que dit le gouvernement et coupent la transmission dès que les représentants de la guérilla s’expriment. » Ce jour-là, c’est effectivement depuis la capitale cubaine que le chef de l’Etat colombien et le numéro un des FARC, M. Rodrigo Londoño Echeverri, alias Timochenko, annoncent être parvenus à un accord sur la question de la justice et du droit des victimes ; pour beaucoup, un point de non-retour. Ils échangent une poignée de main historique, bénie à sa manière par un Raúl Castro enchanté.

D’après le Centre national de la mémoire historique, la tragédie colombienne a fait 218 094 morts (dont 19 % de combattants) et provoqué le déplacement forcé de 5 712 506 personnes entre 1958 et 2012 (11). Curieux calcul, au demeurant, qui exclut les 200 000 victimes tombées entre 1948 et 1954, lors de l’épouvantable guerre entre conservateurs et libéraux demeurée dans l’histoire sous le nom de « La Violencia ». Cette période avait amené le Parti communiste et, temporairement, les libéraux à organiser des groupes d’autodéfense dans les campagnes ; groupes d’où, ultérieurement, la répression s’intensifiant, les FARC ont surgi. Quoi qu’il en soit, les faits sont là, même s’il existe bien des manières de les présenter et moult façons de les recevoir. Ce que le président Santos a pressenti lorsqu’il a annoncé, comme s’il marchait sur des œufs : « Tout le monde ne va pas être content, mais je suis sûr qu’avec le temps tout ira mieux, et peu importe s’il reste quelques mécontents. Personne ne peut être totalement satisfait, mais le changement va être très positif (12). »

« Pas de prison, aucune repentance, aucune sanction »

Aucune des parties n’est arrivée à la table de négociation les mains propres. Une claire division existe entre les zones rurales, affectées par le conflit, et les centres urbains, « qui ne comprennent pas ce qui se passe », selon Arboleda ; les imaginaires des uns et des autres ne sont pas les mêmes. « Le pays est polarisé à l’extrême, aidé en cela par les grands médias, qui falsifient l’histoire et déforment la vérité, résume Carlos Lozano, directeur de l’hebdomadaire communiste Voz. Leur message n’est pas un message de réconciliation ou de tolérance ; ils alimentent les divisions. Les partisans de la paix sont acculés. » Pour tout un courant d’opinion chauffé à blanc par M. Uribe ou par son âme damnée, le procureur général Alejandro Ordóñez, la seule question qui vaille est de savoir combien de temps les chefs des « terroristes » seront interdits de vie politique et incarcérés.

Seulement, on n’a jamais vu, nulle part, les dirigeants d’un mouvement d’opposition armée non vaincu signer la paix pour se retrouver, à peine revêtus d’un costume civil, derrière les barreaux, ou pour être extradés vers les Etats-Unis. Frère du chef de l’Etat, M. Enrique Santos, qui a joué un rôle important dans les premières tractations avec les rebelles, tente de recadrer le débat : « Ce processus ne vise pas à punir les FARC, mais à en finir avec une guerre qui a causé tant de douleurs et de destructions (13). » De la même manière, a averti le sénateur Antonio Navarro Wolff, ex-comandante amnistié après que la guérilla du M-19 eut déposé les armes en 1990, « la participation politique est le cœur de tous les processus de paix négociés dans le monde et dans notre histoire ; de tous, sans exception (14) ». Partis d’une posture sélective, punitive, unilatérale, asymétrique, le gouvernement et ses négociateurs ont dû prendre en compte cette réalité.

La réflexion n’a pas été plus facile pour les sympathisants de la guérilla ou pour les anciens de l’UP, comme Mme Quiroga : « La guérilla est née à cause de l’exclusion politique et de l’impossibilité de répondre aux aspirations du peuple par la voie démocratique. Les plus graves violations des droits humains ont été commises par l’Etat et par les paramilitaires ; on ne peut pas établir de symétrie. » Quant aux guérilleros, dont nul n’a oublié les exécutions extrajudiciaires ou les enlèvements en série, « la tâche a été ardue, raconte notre témoin de première ligne, quand il s’est agi de les faire évoluer dans leur raisonnement ». Un raisonnement que le commandant Jesús Santrich exprimait encore le 1er septembre 2015 lorsqu’il déclarait : « En tant qu’insurgés, nous n’allons pas faire une seconde de prison. La rébellion est un droit universel que nous avons exercé, pour lequel nous ne manifestons aucune repentance et n’admettons aucune sanction (15). »

Les discussions ont été très rudes, particulièrement lors de la visite de la rapporteuse des Nations unies sur les violences sexuelles, ou quand a été abordé le thème des recrutements forcés. « Le premier point, les guérilleros l’ont rejeté en bloc : ils arguent qu’ils sont très stricts dans leur règlement interne et que, si de tels cas ont existé, il ne s’agit en aucun cas d’une politique délibérée. Quant au concept de recrutement forcé, dans leur logique, il n’existe pas. Ils considèrent que, dans les zones rurales, ils sont l’Etat : “Tu viens avec nous ou tu meurs de faim !” » En fin de compte, les commandants insurgés ont également dû évoluer. Ces deux thèmes, très sensibles pour eux, seront évoqués dans l’accord. « Leur conclusion a été : “D’accord, nous réaffirmons que ce n’est pas une politique des FARC, mais si quelqu’un est impliqué dans ce type de crime, il devra en répondre à titre individuel.” »

A La Macarena (Meta), octobre 2015
A La Macarena (Meta), octobre 2015

Gouvernement et rebelles ont annoncé la création d’une juridiction spéciale pour la paix et d’un « système intégral de vérité, justice, réparation et non-répétition » comprenant une commission de la vérité jugée de toute première importance. Lorsqu’une guerre se termine, laissant derrière elle une traînée sanglante de crimes et d’exactions, la restauration de l’Etat de droit suppose en priorité un droit à la mémoire : connaître les crimes commis, leurs auteurs, savoir ce qui s’est passé. Il existe également une obligation morale, un besoin social encore plus impérieux : identifier et nommer les victimes. Et leur accorder une réparation. Mais, lorsqu’on a pour objectif principal de passer du conflit à l’après-conflit, d’une « société chaotique » à une « société apaisée », en mettant en jeu des milliers de vies futures et le destin d’une nation, cela ne passe pas forcément par la case prison. C’est ce qu’on appelle la justice restauratrice ou la justice de transition.

La juridiction spéciale pour la paix disposera de salles de justice et d’un tribunal pour la paix, tous composés principalement de magistrats colombiens, ainsi que de quelques spécialistes étrangers hautement qualifiés. Seront jugés tous ceux qui ont directement ou indirectement participé au conflit armé et sont impliqués dans des « crimes graves » : génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Il y aura deux types de procédure : l’une pour ceux qui exposent sans détour les faits et leur responsabilité (cinq à huit ans de « restriction des libertés », dans un périmètre limité) et l’autre, avec une peine pouvant aller jusqu’à vingt ans d’incarcération, pour ceux qui ne le font pas ou qui le feront tardivement. Les personnes accusées de « crimes politiques ou connexes » — non encore définis, mais susceptibles de couvrir les enlèvements et l’implication dans la chaîne du narcotrafic destinés à financer l’économie de guerre — bénéficieront d’une loi d’amnistie.

Inquiétudes au sein du patronat

Tous ceux qui croyaient en avoir fini avec une guérilla promise aux culs-de-basse-fosse émettent un hoquet de stupéfaction. Le visage écarlate, les yeux exorbités, les tenants de la guerre à outrance, ceux-là mêmes qui ont permis des condamnations insignifiantes pour les crimes des paramilitaires grâce à la loi Justice et paix signée par M. Uribe en 2005, se déchaînent contre une telle « impunité ». L’ex-président Andrès Pastrana (1988-2002) estime même que la Colombie est en passe de se transformer, avanie suprême, en Venezuela. Car le pire est à venir. En effet, en forçant les Colombiens à affronter un passé douloureux et des vérités dérangeantes, exercice auquel beaucoup n’ont guère envie de s’adonner, l’accord va plus loin que la classique mise en cause des acteurs armés — guérilleros, militaires et paramilitaires — chère aux « sociétés civiles » et aux professionnels de la défense des droits humains. Tous les acteurs impliqués dans le conflit sont censés répondre de leurs actes devant la commission de la vérité, y compris les « non-combattants ». Ce qui promet une descente dans les tréfonds des égouts et des caniveaux…

Au nom de quel double standard, en effet, pourrait-on demander des comptes aux FARC (et demain à l’ELN) sans faire de même avec l’oligarchie traditionnelle, les partis politiques, les hauts fonctionnaires, les entrepreneurs, les éleveurs, les grands propriétaires ou les multinationales, dont les responsabilités dans l’injustice sociale et/ou les liens avec les milices d’extrême droite ont été mille fois prouvés ? Peut-on exonérer ceux qui ont profité du dépouillement des terres, des déplacements forcés ou des trafics d’influence dans le cadre de l’administration de la justice ? les structures criminelles derrière les exécutants ? Comment occulter le rôle prépondérant des Etats-Unis dans la persistance du conflit, depuis le général William Yarbourgh, qui, en 1962, suggéra d’organiser des groupes paramilitaires, jusqu’à MM. William Clinton et George W. Bush, les financeurs du plan Colombie ? Conseiller juridique des FARC à l’invitation du gouvernement norvégien, l’Espagnol Enrique Santiago fait sensation lorsqu’il pose publiquement quelques questions particulièrement délicates, dont celle-ci : « Où aboutit la chaîne de commandement dans une dictature ? Au mieux, au sein de l’état-major des forces armées. Mais dans une démocratie, elle aboutit au palais présidentiel et au conseil des ministres. Cela est pleinement établi par la jurisprudence internationale (16)… »

Voilà qu’on évoque les ex-chefs de l’Etat, et en particulier M. Uribe, à qui la Cour suprême de justice s’intéresse pour, entre autres turpitudes, sa « probable participation, par action ou par omission », au massacre paramilitaire d’El Aro — 17 paysans torturés et exécutés, 1 200 personnes déplacées — en 1997, alors qu’il était gouverneur d’Antioquia… Et qui était son ministre de la défense quand a éclaté le scandale des « faux positifs » — au bas mot 3 000 cas d’enlèvement et d’assassinat de civils par les forces armées pour gonfler les résultats de la lutte antiguérilla ? M. Santos, l’actuel chef de l’Etat.

Cette fois, c’est le tollé. On entend même certains de ceux qui ont ravagé le pays, mais qui ont retrouvé une ferveur innocente, en appeler à… la Cour pénale internationale (CPI). « Ce qui se passe, s’amuserait presque Lozano, c’est qu’ils ont cru que la justice restauratrice avait pour but d’emprisonner les guérilleros. Du coup, établissant une symétrie, ils imaginent tout le monde derrière les barreaux. En réalité, il s’agit fondamentalement que tous témoignent. Que le pays et les victimes sachent ce qui s’est passé. » Il n’empêche. Le 19 octobre, tout en réaffirmant leur appui au président Santos, les secteurs économiques exprimaient les inquiétudes qui rongent les patrons. En présentant un document intitulé « L’accord de paix doit être respectueux de l’Etat de droit », le président de l’Association nationale des entrepreneurs de Colombie (ANDI), M. Bruce Mac Master, confiait : « La possibilité de responsabilités indirectes nous préoccupe », et demandait des précisions.

Quelques jours plus tôt, le chef des négociateurs du gouvernement, M. de la Calle, avait déjà fait un pas en arrière en déclarant : « Le texte souscrit comporte certaines ambiguïtés et devra être précisé. » Depuis, la réponse des FARC a claqué. Dans un communiqué intitulé « La clarté n’admet pas l’interprétation », elles affirment qu’il ne sera pas possible « d’honorer l’engagement » de conclure les conversations dans les six mois si le gouvernement commence « à remettre en question les accords déjà signés » et « fait reculer les avancées » (sic !).

Chacun s’accroche à l’espoir ; il est vrai que jamais un processus de paix avec les FARC n’est allé aussi loin. Mais peut-être est-il encore un peu tôt pour parler d’« après-conflit ».

 

Maurice Lemoine

Journaliste. Dernier ouvrage paru : Les Enfants cachés du général Pinochet, Don Quichotte, Paris, 2015.

(1) Référence au village imaginé par Gabriel García Márquez, notamment dans son roman Cent ans de solitude.

(2) Lire « En Colombie, “pas de justice, pas de paix” », Le Monde diplomatique, février 2013.

(3) Lire Hernando Calvo Ospina, « Vu et entendu à La Havane », Le Monde diplomatique, février 2013.

(4) Lire Iván Cepeda Castro et Claudia Girón Ortiz, « Comment des milliers de militants ont été liquidés en Colombie », Le Monde diplomatique, mai 2005.

(5) Une zone « démilitarisée » de 42 000 kilomètres carrés fut établie à cette occasion sur les municipios de La Macarena, Uribe, Vista Hermosa, Mesetas (Meta) et San Vicente del Caguán (Caquetá), la petite « capitale » des négociations.

(6) Dans une première phase, ce plan concocté par Washington a permis d’investir 10,7 milliards de dollars pour moderniser l’armée colombienne.

(7) Entité juridique définie par la loi 160 de 1994. Les mouvements paysans en ont fait un outil politique pour protéger l’économie rurale et la souveraineté alimentaire tout en luttant contre la concentration des terres par la réglementation de leur occupation, avec une attention particulière portée aux paysans pauvres.

(8) D’après la fondation Paix et réconciliation, on dénombre en général entre 180 et 200 actions armées par mois. Pendant les cinq mois de la première trêve unilatérale des FARC, on n’en a compté que 112, soit une diminution de plus de 90 % (El País, Madrid, 23 mai 2015).

(9) La structure militaire des FARC est composée de sept grands « blocs » (correspondant à des territoires), divisés eux-mêmes en « fronts » constitués de « colonnes ».

(10) Chaîne internationale de télévision créée par Hugo Chávez en 2005 avec l’Argentine, l’Uruguay, Cuba et, en 2006, la Bolivie, pour contrecarrer les médias dominants. Elle n’est pas diffusée en Colombie.

(11) ¡Basta ya¡ ! Colombia : Memorias de guerra y dignidad, Centro Nacional de Memoria Histórica, Bogotá, 2013.

(12) El Tiempo, Bogotá, 22 septembre 2015.

(13) El Tiempo, 6 octobre 2015.

(14) El Tiempo, 8 octobre 2015.

(15) Agencia de noticias Nueva Colombia (Anncol), Stockholm, 1er septembre 2015.

(16) Semana, Bogotá, 25 juillet 2015.

 

Source :

Maurice Lemoine

Le Monde Diplomatique

27 juin 2016