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Amérique latine : les gauches dans l’impasse ? (entretien avec Franck Gaudichaud / revue Ballast)

L’URSS effondrée, on annonce sans tarder la fin de l’Histoire. Rien ne semble pouvoir endiguer la submersion néolibérale mondiale, lorsque surgit, en 1994, le soulèvement zapatiste au Mexique. Cinq ans plus tard, Chávez prend le pouvoir au Venezuela : le début d’un long processus de rupture, par les urnes, sur le continent latino-américain — Lula au Brésil, Morales en Bolivie, Correa en Équateur, Mujica en Uruguay… Une partie de la gauche radicale occidentale tourne alors son regard, non sans espoir, de l’autre côté de l’Atlantique Sud. Deux décennies plus tard, quel bilan effectuer ? Succès et limites, contradictions et spécificités : c’est à une lecture critique, résolument ancrée à gauche, qu’invitent les trois auteurs du livre Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998–2019). Nous en discutons avec l’un d’entre eux, Franck Gaudichaud, professeur en Histoire et civilisation des Amériques latines et membre de l’association France Amérique latine.

Peinture murale à Valparaíso (Chili)

Quelles lunettes faut-il porter pour appréhender correctement l’Amérique latine des dernières décennies ?

Il faut se garder d’aborder de manière uniforme le sous-continent : on est face à une très grande diversité d’expériences historiques, culturelles, linguistiques… C’est là une évidence. Une analyse globale peut écraser ces spécificités d’un ensemble de plus de 600 millions d’habitants et de 20 pays. Dans l’essai, on a essayé de naviguer entre les deux : offrir une vision assez généraliste et s’appuyer sur certains exemples spécifiques plus détaillés. Notre focale est celle des mouvements populaires, de leurs mobilisations et des conflits de classe dans la région. De ce point de vue sociopolitique critique, on peut déterminer trois périodes. La première commence à la fin des années 1990 avec l’émergence plébéienne d’une remise en cause de l’agenda de Washington, du néolibéralisme, des oligarchies en place : un moment destituant très fort avec de grandes explosions sociales. La seconde, de 2002–2003 à 2011, est celle de l’ascension de gouvernements dits « progressistes ».

Avec l’élection de Chávez, de Lula, un cycle politique s’ouvre, et pas seulement électoralement : il débouche sur des aspects institutionnels, de nouveaux partis, de profondes réformes sociales et constitutionnelles — tout en étant issu de mobilisations antérieures. Pour le dire vite, c’est « l’âge d’or » des progressismes. La troisième période, parfois nommée « fin de cycle », s’ouvre en 2011–2012 et n’est en fait toujours pas finie : c’est la phase régressive, marquée par des tensions toujours plus fortes entre les progressismes et les classes populaires ainsi qu’avec une partie de la gauche intellectuelle et critique. C’est le moment de la crise économique aussi et des coups d’États « parlementaires » (Honduras dès 2009, Paraguay, Brésil) ou militaires (Venezuela, Bolivie), avec le soutien plus ou moins direct des États-Unis. Dans cette conjecture en tension, les droites et extrême droites avancent de plus en plus. On voit émerger toutes les limites d’un modèle néodéveloppementiste et/ou néoextractiviste — le politologue Jeffrery Webber parle de capitalisme d’État. Bolsonaro au Brésil serait le point ultime de cette régression « à droite toute ».

Que recouvre exactement l’expression d’« expériences progressistes » dans le contexte latino-américain de la fin du XXe et début XXIe siècle ?

C’est un vrai problème — pas seulement académique mais politique — d’arriver à caractériser cette expression. À leurs débuts, tous les gouvernements des expériences progressistes revendiquent un post-néolibéralisme. Comme le disait Rafael Correa, « la région ne vit pas une époque de changements mais un changement d’époque ». Il y aurait donc les gouvernements de type « nationaux-populaires », une grande tradition latino-américaine1 : Chávez (Venezuela), Morales (Bolivie), Correa (Équateur) sont le signe d’un retour de cette forme nationale-populaire « radicale », accompagnée ici par la revendication de l’anti-impérialisme. Mais les progressismes recouvrent aussi des expériences davantage sociales-libérales ou de centre gauche, dans lesquelles on peut inclure le Parti des travailleurs (PT) de Lula ou le Front large de l’Uruguay — le kirchenérisme en Argentine étant, lui, plus proche des premiers par son histoire et des seconds par son orientation économique. Ces nouveaux gouvernements ont pour traits communs de surgir sur la base de mouvements sociaux des années 1990–2000 ou, au moins, de se revendiquer en partie de l’expérience syndicale et des revendications des mouvements populaires. Très souvent, on retrouve également au centre du dispositif progressiste une figure charismatique, « hyper-présidentielle » — ce qui pose sur le long terme un vrai problème politique et démocratique. D’autre part, il y a souvent une visée néodéveloppementiste, de retour de l’État (plus ou moins marqué selon les configurations), et une utilisation de la rente extractive (pétrolière, minière ou agro-industrielle par exemple) pour la redistribuer au sein de programmes sociaux, faisant baisser la pauvreté et les inégalités. Leur prétention était de rompre avec le néolibéralisme et le consensus de Washington, investir dans l’éducation, l’alphabétisation, les infrastructures, etc., mais sans rupture avec le capitalisme. Les « progressismes », en ce sens, ne s’inscrivent pas dans la filiation des gauches révolutionnaires et anticapitalistes latino-américaines des années 1960 et 70. (…)

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