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En Bolivie, la filière lithium à l’encan (Maëlle Mariette/ Le Monde Diplomatique)

[Article datant de Janvier 2020]

En octobre 2019, un coup d’État a renversé le président bolivien Evo Morales. Alors que le gouvernement de facto promet des élections pour le mois de mars, l’un des projets les plus ambitieux de l’ancien dirigeant semble d’ores et déjà enterré : permettre à la Bolivie de ne pas se contenter d’exporter le lithium dont elle est riche, mais d’en assurer elle-même l’industrialisation.

D’un côté, le pays le plus pauvre d’Amérique latine. De l’autre, une technologie de pointe, que ne maîtrise presque aucune nation du Sud. A priori, rien ne permettait d’imaginer que la Bolivie prétendrait un jour devenir l’un des acteurs-clés du marché du lithium, un métal alcalin indispensable à la production de batteries. La découverte du plus grand gisement mondial de cet « or blanc » dans le salar d’Uyuni, l’immense désert de sel de l’Ouest, aurait pu conduire à un phénomène que le pays connaît bien : l’exploitation par d’autres d’une richesse enfouie dans son sol. Mais le président Evo Morales, élu en 2006 et renversé par un coup d’État en octobre 2019, avait imaginé un autre scénario : une exploitation du lithium qui ne profiterait pas aux multinationales du Nord, mais aux Boliviens…

Matjaž Krivic. — Mineurs, « salar » d’Uyuni, Bolivie, 2018

La fin du jour approche. Un vent glacial balaie le salar d’Uyuni. Nous sommes devant le complexe industriel de production de lithium et de chlorure de potassium de Llipi, à l’été 2019. Ici se joue l’avenir du pays : pilotée par l’État, l’unité pionnière d’exploitation et d’industrialisation doit élever le pays au rang d’« Arabie saoudite du lithium », comme aime à le répéter le vice-président Álvaro García Linera — désormais exilé en Argentine.

La planète compte peu de salars, sites privilégiés de l’exploitation du lithium, alors que la demande explose. Le moindre smartphone en contient de deux à trois grammes. Pour une voiture électrique, compter une vingtaine de kilogrammes. On estime que 260 millions de voitures dites « propres » circuleront en 2040, contre 4 millions aujourd’hui. La demande mondiale de lithium, d’environ 300 000 tonnes en 2018, devrait atteindre un million de tonnes au cours des dix prochaines années. Déjà, les prix ont quadruplé en trois ans, s’envolant à 20 000 dollars (18 000 euros) la tonne en 2018 (avant un léger recul en 2019). Dès lors, le site de Llipi attire les regards du monde entier. Il y aurait 21 millions de tonnes de lithium sous les 10 000 kilomètres carrés du salar d’Uyuni. Une promesse d’abondance. Mais au bénéfice de qui ?

De la colonisation espagnole, quand des millions d’Indiens sont morts dans les mines d’argent, jusqu’au XXe siècle, lorsque les mines d’or, de tungstène et d’étain ont fait la fortune d’exploitants étrangers, aucune des richesses du sous-sol bolivien n’a jamais profité aux populations locales. « Pas question de se laisser spolier de nouveau », avait déclaré M. Morales au début de son premier mandat. Dès son arrivée au pouvoir, il défend l’idée d’une extraction « 100 % nationale ». Son ambition : exporter le lithium non à l’état brut, mais transformé en batteries produites sur place, à plus forte valeur ajoutée. Si elle y parvenait, la Bolivie deviendrait l’un des rares pays du Sud à prendre en charge l’ensemble d’une chaîne industrielle : exploration et extraction de la matière première (traitement des saumures), élaboration de composés de base (carbonate de lithium, mais aussi chlorure de potassium, sous-produit du processus d’extraction du lithium utilisé comme fertilisant et largement destiné au marché brésilien), puis fabrication de biens intermédiaires (cathodes) ainsi que de biens de consommation finale (batteries lithium-ion).

En 2008, le gouvernement a donc impulsé un plan national d’industrialisation des ressources dites « évaporitiques » — le lithium, surtout, mais également d’autres minéraux présents dans la saumure, comme le potassium, le bore, etc. — sous l’égide d’une entreprise nationale : Yacimientos de litio bolivianos (YLB). « Notre politique consiste à nous assurer que les matières premières sont exploitées par des entreprises d’État », nous explique en cet été 2019 M. Luís Alberto Echazú, qui est encore vice-ministre des hautes technologies énergétiques, chargé du projet depuis ses débuts. La démarche implique de développer une technologie nationale, afin de ne pas dépendre de multinationales et de brevets étrangers. Pour y parvenir, l’État a déboursé près de 1 milliard de dollars (près de 900 millions d’euros), soit l’un des investissements les plus importants de l’histoire du pays.

Mais le plus grand défi n’est pas financier. « Sur le plan technologique, il a pratiquement fallu partir de zéro », nous raconte M. Echazú. « Seules deux universités abritaient des laboratoires de chimie travaillant un peu sur les ressources évaporitiques », complète M. Oscar Mamani, chef des opérations de Llipi, qui vivait à l’étranger au moment du lancement du projet et qui est rentré au pays à cette occasion, comme plusieurs autres ingénieurs boliviens. « Nous avons épluché la littérature scientifique et nous avons tâtonné, sans aide extérieure. Nous sommes tous devenus chercheurs, en somme. »

À Llipi, le lithium est transformé en carbonate de lithium de « qualité batterie ». À La Palca, à deux cents kilomètres de là, ce carbonate entre dans la fabrication de matériaux cathodiques, puis de batteries lithium-ion. Cette dernière étape — la production de biens de consommation — s’avère la plus difficile. « Il faut mesurer l’ampleur du défi, commente M. Marcelo Gonzales, le directeur de l’usine pilote de batteries. Non seulement c’est l’unique usine de batteries d’Amérique latine, mais nous avons dû former l’ensemble du personnel ! » Outre l’acquisition des équipements nécessaires — fabriqués au Japon, en Europe ou aux États-Unis —, il aura en effet fallu développer les compétences nécessaires pour les utiliser. À l’image du directeur du centre de recherche, M. Marcelo Saique, qui revient du Brésil, les travailleurs doivent se rendre à l’étranger pour butiner des formations introuvables en Bolivie. Notamment grâce à un programme gouvernemental de bourses permettant à des chercheurs de se perfectionner dans des secteurs stratégiques, dont celui du lithium.

Mais la Bolivie n’est pas une île. Paradoxalement, son projet d’indépendance doit s’accompagner d’un effort visant à tisser des liens avec des transnationales qui barrent l’accès à certaines technologies et à certains marchés. Il s’agit donc d’identifier des partenaires qui ne se comporteraient pas en donneurs d’ordres — ce qui n’est pas l’attitude de prédilection des grandes sociétés. Dans cette perspective, M. Echazú énonce les cinq conditions que doivent remplir les partenaires d’YLB : accepter la participation majoritaire de l’État bolivien (51 %) ; assurer l’industrialisation du lithium conduisant à une chaîne de produits à haute valeur ajoutée ; apporter un financement ; assurer l’accès à un marché à l’étranger ; et garantir un transfert de technologies et de connaissances, notamment à travers la formation du personnel bolivien.

Si des entreprises japonaises, chinoises, sud-coréennes et françaises ont manifesté leur intérêt, les choses se sont parfois avérées compliquées. Comme dans le cas de la société Bolloré. « Vincent Bolloré est venu en 2008, nous raconte Oscar Vargas Villazón, économiste, qui fut à l’époque chargé de recevoir la délégation du patron français. Il a rencontré Evo Morales, l’a invité à Paris et l’a même emmené faire un tour sur les bords de la Seine dans l’une de ses voitures électriques. Son projet a été étudié avec attention, mais son côté très “Françafrique”, très condescendant, n’a pas plu. » M. Echazú s’amuse : « L’entreprise Bolloré n’a pas compris notre philosophie. La seule chose qui l’intéressait, c’était nos matières premières. » L’entrepreneur français s’est finalement tourné vers l’Argentine, où les conditions proposées lui convenaient davantage : concessions privées, aménagements fiscaux, normes environnementales peu contraignantes. De nombreuses multinationales ont refusé de sortir du seul cadre économique qu’elles tolèrent, et que résume M. Herwing Borja Segovia, alors directeur du complexe de La Palca : «J’exploite, je paye des impôts dérisoires, j’emporte la matière première et, avec elle, la valeur ajoutée.» (…)

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