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De l’Argentine à Cuba : Sur les traces du Che (Anaïs Chatelier/ Les Inrocks)

Cinquante ans après sa mort, le Che continue de fasciner. De Alta Gracia, ville d’Argentine où Ernesto Guevara a grandi, à La Higuera, petit village au fin fond de la Bolivie où le révolutionnaire vécut ses dernières heures, en passant par Santa Clara à Cuba où la bataille qu’a menée le “Comandante” a scellé la chute du régime dictatorial de Batista, tous ces lieux et leurs habitants rendent aujourd’hui hommage à l’homme devenu icône.

“Le Che ? Je sais que beaucoup de personnes l’admirent mais moi, j’ai un peu de mal avec le personnage. Ce que je retiens surtout, c’est qu’il n’a rien fait pour l’Argentine alors qu’il est né ici.” Tranquillement installé dans la tour de l’Horloge d’Alta Gracia où, à peine rentré, la fraîcheur de la climatisation contraste avec la chaleur écrasante de l’été qui commence, l’agent de l’office du tourisme ne mâche pas ses mots. Entre le musée consacré au compositeur espagnol Manuel de Falla qui finit ses jours à Alta Gracia, l’ancienne maison et atelier du sculpteur français Gabriel Dubois ou encore l’estancia jésuite, il insiste sur les différents attraits touristiques de cette charmante petite ville d’environ 50 000 habitants située à une quarantaine de kilomètres de Córdoba, et passe rapidement sur la Casa Museo del Che, tout en reconnaissant qu’il s’agit du lieu le plus visité.

C’est en effet à Alta Gracia que le révolutionnaire a passé une partie de son enfance. Pas de grandes statues à l’effigie du héros, seulement quelques panneaux indiquant la direction du musée et quelques boutiques de souvenirs. On est loin de l’hommage qui lui est rendu à Rosario de Santa Fe, à 300 kilomètres au nord de Buenos Aires, où Ernesto Guevara de la Serna est né le 14 juin 1928. Pourtant, c’est bien dans cette petite bourgade au climat sec et chaud, que Celia de la Serna y Llosa et Ernesto Guevara Lynch ont décidé de s’installer en espérant que l’air sera bénéfique aux problèmes respiratoires de leur cher Ernestito, alors âgé d’à peine quatre ans.

Une enfance argentine

A l’entrée de la villa Nydia où la famille a vécu plusieurs années, une statue du Che enfant, à l’âge de huit ans, assis sur un muret, accueille les visiteurs. Plusieurs élèves d’une classe de tercera de primaria (équivalent du CE2) s’amusent à comparer leur taille avec le révolutionnaire avant de se faire réprimander par leur institutrice. “En Argentine, l’histoire du Che est très peu étudiée, même si avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, des efforts ont été faits”, admet Belem, employée municipale chargée de faire visiter la maison à la joyeuse troupe.

“Les sorties de classe sont assez courantes pour les élèves qui habitent dans la région de Cordoba, surtout à l’approche des grandes vacances, précise-t-elle. Il s’agit d’un projet de valorisation de notre patrimoine, les élèves ne visitent donc pas uniquement le musée du Che mais aussi d’autres musées. Mais le Che est la personnalité argentine la plus connue au monde et je pense que c’est important de parler aux jeunes des figures de notre pays qui ont marqué l’histoire”.

D’ailleurs, elle reconnaît que même si beaucoup de ses concitoyens ne sont pas de grands fanatiques du héros révolutionnaire, la plupart s’énervent lorsque des personnes ignorent que le Che est Argentin. “En 2015, on a eu un peu moins de 10 000 visiteurs étrangers contre plus de 53 000 argentins, ça montre bien qu’il y a quand même de nombreuses personnes qui s’intéressent au personnage”, tient à souligner la guide.

Elle commence la visite par l’ancienne chambre d’Ernestito, où l’on retrouve à côté de ses vêtements d’écoliers un petit inhalateur qu’il gardait toujours à portée de main, à cause de son asthme. Handicap grave qui le poursuivra toute sa vie mais qui ne l’empêchait pas d’exercer différents sports, avec une passion certaine pour le ballon ovale. Ses amis de l’époque tirent le portrait d’un casse-cou, qui aimait par-dessus tout la nature. Dans un témoignage projeté dans le musée, Carlos Figueroa, ami d’enfance avec lequel il partira pour son premier voyage en Argentine raconte : “A douze ou treize ans, Ernesto disparaissait pendant plusieurs heures dans les montagnes alentour, ce qui rendait fou son père, inquiet pour sa santé.”

 

Son asthme l’oblige ainsi à alterner périodes d’activité physique intense et périodes de repos où il en profite pour lire. Sur son ancien bureau traînent Les Aventures de Gulliver, Tom Sawyer ou encore Vingt mille lieues sous les mers, témoignage d’un intérêt précoce pour la lecture qui l’accompagnera jusque dans la guérilla. Plus que les livres, ce qui attire particulièrement l’œil des élèves de primaire venus visiter le musée inauguré en 2001, ce sont les petits soldats disposés en pleine action sur une carte représentant l’Espagne, le drapeau du pays de Cervantès entre les mains.

Face au regard curieux des élèves, la guide commence à raconter : “Quand il avait une dizaine d’années, c’était la guerre civile en Espagne, qui a conduit à plusieurs années de dictature de Franco. Les parents d’Ernesto étaient partisans de la République espagnole et militaient depuis l’Argentine pour la défendre. Ils accueillent même des réfugiés.”

Elle poursuit en rappelant que l’engagement politique de ses parents, qui fondent une filiale de l’Acción Argentina, organisation nationaliste antinazie, a certainement eu une influence sur une pensée politique qu’il va construire au fil de ses voyages et de ses rencontres.

Huit mois de pérégrinations

Dans la pièce suivante, c’est la réplique de la moto utilisée par le Che lors de son second voyage qui captive cette fois-ci les élèves. Après un voyage initiatique de deux mois en 1950 sur un vélo trafiqué avec un petit moteur italien, qui lui a fait découvrir l’Argentine profonde et voir d’un peu plus près la misère, le jeune homme de bonne famille, alors étudiant en médecine à Buenos Aires, veut partir à l’aventure. C’est donc sur “la Poderosa” (“la Vigoureuse” en français) et accompagné par Alberto Granado, ami de longue date, que le jeune aventurier part un an plus tard à la découverte de l’Amérique latine, laissant derrière lui une fiancée à qui il promet de revenir.

De l’Argentine, ils passent au Chili, où la Poderosa finit par rendre l’âme, puis ils se rendent au Pérou, dans la ville historique de Cuzco, le “nombril du monde”. Ernesto profite de ses connaissances en médecine pour négocier un toit contre quelques soins, tandis qu’Alberto, biochimiste, s’annonce expert en lèpre. Les deux compadres tirent même avantage de la réputation internationale du football argentin en Colombie en entraînant une équipe locale. À Caracas, les inséparables prennent un chemin différent. Après huit mois de voyage, de débrouillardise et de découverte, Ernesto rentre enfin au bercail pour finir ses études. Une copie du diplôme de l’université de Buenos Aires, soigneusement encadrée à côté de la réplique de la moto, indique qu’il est officiellement sacré docteur en médecine le 1er juin 1953. Asthmatique, il n’est pas obligé de faire son service militaire et peut donc repartir, avec son ami Carlos Ferrer, surnommé Calica. Ils partent cette fois-ci pour la Bolivie, pays andin ignoré du reste de la planète mais qui vit pourtant une révolution importante. Au Pérou, on lui donne le nom d’une certaine Hilda Gadea qui deviendra quelques années plus tard sa première femme et qui habite au Guatemala. Dans ce pays, le coup d’État appuyé par la CIA contre le président Arbenz (qui a lancé de profondes réformes sociales) intensifie la haine que le Che éprouve déjà envers l’impérialisme des États-Unis et qui sera et restera son leitmotiv.

La rencontre avec Castro

En chemin, il fait la connaissance de nombreux intellectuels et dirigeants de la jeunesse communiste avec lesquels il discute de ses lectures et commence à se forger une opinion politique. C’est au Mexique en 1955 qu’il fera la rencontre qui marquera un tournant dans sa vie, celle de Fidel Castro. Celui-ci est alors le chef charismatique du “mouvement du 26 juillet”, date à laquelle il a essayé, avec une petite troupe, de prendre d’assaut la caserne de Moncada à Santiago de Cuba deux ans auparavant. Échec sanglant dont le but était de provoquer une rébellion générale contre la dictature de Batista qui a débuté en mars 1952.

Le condottiere argentin est vite séduit par le personnage et ses idées. Il ne lui en faut pas plus pour se proposer de partir en tant que médecin de la guérilla avec les frères Castro et 80 hommes au bord du Granma, le fameux bateau de fortune qui part de Tuxpan le 25 novembre 1956. “Les voyages forment la jeunesse” résume Belem, face à une carte qui détaille les différents voyages d’Ernesto, à qui l’on n’a pas encore attribué le sobriquet de “Che”, interjection familière argentine utilisée pour interpeller quelqu’un.

C’est dans la Sierra Maestra, la grande chaîne de montagne qui traverse le sud de Cuba, qu’Ernesto devient réellement le Che. C’est dans ce milieu hostile qu’il finit par choisir une caisse de balles plutôt qu’un sac rempli de médicaments, qu’il se bat constamment contre son asthme, qu’il démontre un tempérament intransigeant et un train de vie d’ascète, qu’il prend du temps pour alphabétiser les membres de sa troupe, que ses prouesses de guérillero feront de lui le premier à recevoir le grade de Comandante, grade le plus élevé de l’armée rebelle. Ce statut lui vaudra notamment la petite étoile si connue sur son béret, celui qu’il porte sur la photo la plus connue du Che, celle d’Alberto Korda, cette image qui est omniprésente à Cuba, dans les maisons, dans les pharmacies, sur quelques billets, sur les murs de toutes les villes cubaines.

On peut dire que Santa Clara est la véritable capitale guévariste. En effet, c’est dans cette ville universitaire animée située à 270 kilomètres de La Havane que pour célébrer son grand homme Cuba a vu les choses en grand. Immense et solennel, c’est sur la place de la Révolution que, selon le gouvernement cubain, les restes du révolutionnaire héroïque reposent dans un mausolée bétonné. Sur un gigantesque socle de pierre, le Che est tout de bronze, le regard victorieux, perdu vers l’horizon, un fusil dans une main droite, le bras gauche en écharpe. Sous la statue monumentale réalisée par l’artiste plasticien cubain, José Delarra, lui-même incarcéré pour sa lutte contre le régime de Bastista, on peut lire la fameuse devise : “Hasta la victoria, Siempre”, “Jusqu‘à la victoire, toujours”. Dans le mausolée, un groupe de jeunes militaires en uniforme se recueille sur la tombe de leur modèle, avant de s’émerveiller devant les objets qui lui ont appartenu dans le petit musée à côté. Ils ne manquent pas de noter la ressemblance entre leur uniforme et le treillis vert olive que portait le Che, tous les jours, même après la Révolution. Si l’hommage est aussi grandiose que sobre à Santa Clara, c’est parce que c’est ici que s’est tenue la fameuse attaque qui a précipité la chute du général Batista. Fin décembre 1958, la victoire des barbudos est proche mais la bataille continue. En dix jours de combats, 8 000 kilomètres carrés ont été libérés, huit cents soldats ont été fait prisonniers, mais il reste encore à délivrer la capitale de la province, ville stratégique au centre de l’île vers laquelle se dirige en renfort un train blindé avec près de 400 hommes et de nombreuses munitions. Pendant la nuit, le Che trouve un bulldozer à la faculté d’agronomie et l’utilise pour arracher une vingtaine de mètres de rails. Comme prévu, la locomotive déraille et se renverse, les militaires sont assaillis par les guérilleros qui en profitent pour dérober un arsenal qui tombe à pic. Il faudra seulement quelques jours de plus pour faire tomber entièrement la forteresse de Santa Clara aux mains des rebelles et entraîner la fuite de Batista.

Le héros de la Révolution cubaine

Ce que l’on désigne désormais comme “l’exploit du train blindé” a propulsé Che Guevara sous le feu des projecteurs. Il est le véritable héros de cette bataille historique où il est aujourd’hui possible de visiter quatre wagons d’origine, convertis en salles d’exposition, sur le lieu même où s’est produit l’épisode phare de la Révolution, aux portes de la ville.

En face de ce lieu historique, devenu musée en plein air, les boutiques de souvenirs foisonnent. Porte-clés, T-shirts, briquets, gourdes, casquettes, tous à l’effigie du héros révolutionnaire. “C’est n’importe quoi de vendre autant d’objets avec la photo du Che dessus, c’est tellement représentatif du consumérisme, alors que le Che était complètement anti-capitaliste”, s’insurge un touriste à l’accent anglais avant de fuir le lieu par la calle Independencia.

C’est dans cette rue que Mariano, un artiste espagnol, a décidé d’installer son café – museo Revolucion. S’il débarque la première fois dans la plus grande île des Antilles, c’est pour étudier les effets du blocus américain sur la population locale pendant une dizaine de jours. Cela fait maintenant plus de vingt ans qu’il a trouvé son “oasis de paix” à Cuba. Pratiquement autant d’années que ce véritable passionné collectionne toutes sortes d’objets en lien avec la Révolution cubaine et le Che.

“La plupart des photos que vous voyez là sont originales et certains documents ont été très durs à trouver”, explique-t-il en désignant une lettre signée par les deux protagonistes les plus connus de la Révolution, remerciant le peuple de Santa Clara pour leur soutien dans la bataille. Pour rien au monde il ne retournerait dans son pays natal, “sauf si Cuba devenait un pays capitaliste”, dit-il avec un fort rictus de dégoût avant de détailler les raisons de son affection pour son pays d’accueil. “Avec très peu de ressources naturelles, un PIB du tiers-monde, un blocus durant plus d’un demi-siècle, Cuba s’est converti en exemple, en un miracle. Cuba a décidé de vivre d’une autre manière, de se baser sur la solidarité, de faire attention aux pauvres, c’était aussi ça que voulait le Che.”

Un discours élogieux. Pour autant, lorsqu’on aborde la censure des médias, la difficulté pour les Cubains de quitter l’île, les prisonniers politiques, tous ces éléments qui font que le gouvernement cubain est souvent accusé pour ses dérives dictatoriales, Mariano ne s’en défend pas mais réplique : “On peut dire ce que l’on veut, en attendant ça reste un pays peu développé, qui avec très peu de moyens a réussi à créer un système éducatif et de santé gratuit. A quelques kilomètres d’ici, vous avez les États-Unis, la première puissance mondiale qui malgré tout son argent, n’est pas fichue de faire pareil.” Il reconnaît cultiver la même rancœur pour les Yankees que son idole et poursuit :“Le Che reste le personnage le plus vénéré par les Cubains. Mais comme dans toute révolution, il y a eu des perdants, certains Cubains n’aiment pas le Che. Ce sont en général les mêmes qui sont vraiment contre les Castro. J’ai quelques connaissances qui le critiquent, qui le considèrent comme un barbare, un homme qui prenait du plaisir à tuer des personnes, ça nous arrive de débattre là-dessus en cercle privé”, raconte-t-il.

Dans les rues en tout cas, dès que l’on parle du Che, ce sont essentiellement des éloges que l’on entend, ce qui n’est pas forcément le cas dès lors que l’on parle du gouvernement. 

“Lorsque le Che dirigeait une colonne dans la Sierra, un paysan lui offrit un poulet entier parce que c’était lui le chef. Les autres n’avaient le droit qu’à du riz. Il décida de partager avec tout le monde le poulet. Le Comandante traitait les hommes d’égal à égal”, raconte un guide de montagne près de Viñales, région connue pour la culture du tabac.

“Alors qu’il avait beaucoup de travail au gouvernement, une fois la révolution victorieuse, il passait souvent ses dimanches à faire du travail volontaire lors de la zafra(moisson de la canne à sucre), pour aider à la récolte. Il était exigeant avec tout le monde mais avec lui aussi, il donnait toujours l’exemple”, rappelle un commerçant en extrayant le jus de la richesse naturelle de l’île.

“C’était un homme cultivé, on raconte que son sac était toujours le plus lourd parce qu’il portait des livres et surtout qu’il prenait le temps de donner des cours aux guérilleros analphabètes et parfois même aux prisonniers, quand ils étaient dans la Sierra”, relate José, qui tient une galerie d’art à Cienfuegos, troisième ville du pays.

C’est d’ailleurs le seul Cubain rencontré à utiliser le terme “dictature” pour désigner le gouvernement de Castro, et sans pour autant vouer un culte au Che, il admire particulièrement sa détermination : “Ce qu’on ne peut pas lui reprocher, c’est de ne pas avoir été fidèle à ses idées. D’ailleurs, s’il vivait encore, je pense qu’il continuerait à vivre dans la sobriété même avec un poste important, comme il l’a fait lorsqu’il était au gouvernement cubain, en refusant de nombreux privilèges que n’hésite pas à s’accorder aujourd’hui la classe dirigeante. Je pense qu’il faut avoir de très fortes convictions pour quitter tout et tenter de faire les mêmes révolutions à l’étranger”, conclut-il.

En sortant de sa galerie, on entend au loin : “Aqui se queda la clara, la entrañable transparencia, de tu querida presencia, Comandante Che Guevara”, la fameuse chanson de Carlos Pueblo. On finit presque par se lasser d’entendre à tous les coins de rues touristiques, les reprises du groupe mythique Buena Vista Social Club et cette chanson écrite en 1965 au moment où le Comandante quitte le gouvernement de Fidel après six ans au service de la Révolution.

Proclamé “citoyen cubain de naissance” le 7 février 1959, il a d’abord été nommé procureur suprême de la prison Cabana, avant de devenir directeur de la Banque centrale. Un an plus tard, le 5 mars 1960, le photographe Alberto Korda immortalise le portrait si connu du Che, alors que celui-ci, le visage sévère, participe brièvement à une cérémonie à la mémoire des victimes de La Coubre, un cargo chargé de munitions qui a explosé dans le port de la Havane. Une tentative de déstabilisation que le régime attribue à la CIA. Nommé ministre de l’Industrie en 1961, il assiste la même année à l’échec cuisant du débarquement de la baie des Cochons, tentative ratée d’invasion d’exilés cubains entraînés par la CIA, puis à la crise des missiles, paroxysme de la guerre froide l’année suivante. Il passe la moitié de son temps à représenter Cuba à l’étranger, pour se rapprocher des pays socialistes qui ont rejoint le mouvement des non-alignés, décrire la façon dont Cuba a réussi à défier l’oncle Sam et vanter les mérites de la lutte armée. Le discours d’Alger qu’il prononce en 1965 et pendant lequel il ose critiquer la politique du grand frère soviétique dont son pays d’accueil est si dépendant, restera sa dernière apparition sur la scène internationale. Les divergences idéologiques avec le Lider Maximo de Cuba commencent à devenir problématiques. Le Comandante n’a jamais caché son envie, pour ne pas dire son besoin, de retourner sur le terrain et décide ainsi de déplacer son combat vers l’Afrique.

Fiasco en Afrique et martyre en Bolivie

“Ceci est l’histoire d’un échec”, c’est par ces mots que le Che commencera le récit des sept mois passés au Congo en 1965, nouvelle épopée qui tourne au fiasco pour des raisons politiques et des différends culturels. Le 19 juillet 1966, il repart pourtant retrouver les sensations fortes de la Sierra Maestra en Bolivie cette fois-ci. D’ailleurs, lorsque l’on mentionne ce pays enclavé d’Amérique du Sud, la rancœur des Cubains est unanime : “C’est là-bas que les paysans ont trahi le Che, alors que celui-ci était venu les libérer”. Si la situation est plus compliquée que cela, c’est bien dans ce pays limitrophe de son Argentine natale que le Comandante va vivre ses dernières heures. Cheveux blancs et grosse calvitie, Ernesto Guevara est méconnaissable lorsqu’il arrive à La Paz avec son faux passeport uruguayen au nom de Ramon Benitez, bourgeois à lunettes de 46 ans. Dans le Chaco, région montagneuse au centre du pays, le Che souhaite créer un “foco”, un “foyer”  sorte de centre clandestin de formation pour futurs guérilleros qui seront amenés à déclencher la dynamique révolutionnaire dans toute la région pour la libérer de l’impérialisme contre lequel il a lutté toute sa vie.

Dans les conditions extrêmes du Chaco, l’épopée va vite se transformer en enfer, entre la faim, la fatigue, un relief impossible, une végétation luxuriante et hostile, un climat dur, des tensions entre les membres de la troupe, une mobilisation paysanne en berne puis les délations des déserteurs, la perte du soutien du Parti communiste bolivien opposé à la méthode de la guérilla, etc. Rapidement, le gouvernement de Barrientos apprend que le révolutionnaire le plus recherché au monde est sur son territoire. Sa tête est mise à prix : 50 000 pesos à qui livrera le célèbre guérillero mort ou vif, annoncent les affiches postées un peu partout dans la région. L’odyssée du Che est coupée court après plusieurs mois d’errance lorsqu’il se retrouve encerclé par l’armée bolivienne, entraînée par la CIA, au niveau de la Quebrada del Churo.

A quelques mètres de l’endroit où le Che, blessé à la cheville, a été arrêté, une femme âgée se repose tranquillement à l’ombre d’un arbre. Elle avait 16 ans lorsqu’ “une invasion de soldats est arrivée près de La Higuera”, ce tout petit village pourtant si paisible habituellement. “Je ne me rappelle pas avoir vu le Che, avec ma famille nous étions cloîtrés chez nous. Autant de militaires par ici ce n’était pas normal, nous avons entendu pendant des heures des coups de feu”, raconte-t-elle.

Ismael, habitant du village qui guide les touristes venus s’imprégner du lieu après une bonne demi-heure de descente depuis la route, avait une douzaine d’années en 1967 et n’a que très peu de souvenirs. Au fil de la conversation, il sous-entend qu’un membre de sa famille plus ou moins éloigné faisait partie de ces “paysans qui ont trahi le Che”, mais préfère ne pas trop s’attarder sur ce point qu’il regrette déjà d’avoir mentionné.  “Il ne faut pas jeter la pierre à ceux qui ont dénoncé. Ici, les habitants étaient coupés du monde, beaucoup ne savaient pas du tout qui était le Che et puis lorsque les guérilleros ont commencé à arriver dans la région, on nous disait à la radio qu’ils allaient nous enrôler de force ou qu’ils allaient nous tuer, qu’ils allaient violer nos femmes et voler nos récoltes. Ce n’est que des années plus tard que l’on a su que les guérilleros payaient à chaque fois qu’un paysan leur donnait à manger et que l’on a compris qu’ils étaient venus pour nous aider.”

 

Après une brève pause pensive, Ismael reprend sa présentation. “Vous voyez cet endroit, avec une étoile, c’est sur cette pierre qu’il s’est appuyé, blessé à la jambe, le souffle coupé à cause de son asthme et de la course poursuite. Ensuite, les soldats l’ont amené là-haut avec un autre guérillero, dans le village de La Higuera”. Sans l’arrivée du Che menotté, ce petit village de 160 habitants à l’époque serait resté inconnu au bataillon. “Ils avaient une sale allure, ils étaient barbus et sales et leurs vêtements étaient déchirés”, se rappelle Irma, 21 ans à l’époque, qui n’a pas tout de suite reconnu cet homme “au regard fier et profond”. Elle tient aujourd’hui la petite tienda, La Estrella, juste en face de l’école où le Che, pieds et mains liés, a été détenu pendant une nuit. Aujourd’hui transformé en petit musée, la pièce qui résume brièvement la vie du défunt est aussi remplie de nombreux petits mots de remerciements et d’hommage accompagnés des photos d’identité des visiteurs collés de manière chaotique. C’est dans cette petite pièce que le sergent Terán, qui s’est porté volontaire, tire le coup fatal, le 9 octobre 1967, après avoir reçu des ordres de La Paz.

“Juste après la mort du Che, le curé de Pucara, village à une quinzaine de kilomètres d’ici, est venu, c’est celui qui a fermé les yeux du Che avec la maîtresse Julia Cortez et qui a fait une messe. Les Boliviens sont très croyants, ils avaient peur qu’une malédiction s’abatte sur le village”, raconte Chris, Français installé depuis plusieurs années à la Higuera où avec sa compagne il a construit Los Amigos, le seul bar du village où résident aujourd’hui seulement 54 habitants.

“On faisait un grand tour d’Amérique latine et comme je suis un admirateur du Che, je voulais passer par ici, on est arrivés avec notre combi Volkswagen et on n’est jamais repartis ! On vit là où est mort un homme qu’on ne pourra pas remplacer, quelqu’un qui ne luttait pas pour le pouvoir mais pour des écoles, des hôpitaux, pour l’égalité, pour que le paysan ait une terre, quelqu’un qui a donné sa vie pour ses idéaux et surtout pour les autres. On peut tuer un homme mais pas ses idées”, conclut Chris, le regard tourné vers la grande statue du Comandante sur la place principale autour de laquelle plusieurs gamins jouent, dont le petit Inti, à qui l’ont a donné le nom d’un des guérilleros qui accompagna le Che en Bolivie.

C’est la sortie des classes pour les 14 élèves de 5 à 14 ans de l’école de La Higuera dont les murs sont recouverts de fresques à l’effigie du révolutionnaire, tombé quelques mètres plus loin, avant que son corps ne soit rapatrié par hélicoptère à Vallegrande, petite ville coloniale, chef-lieu de la province éponyme où une horde de journalistes attend de le voir pour croire à la mort du numéro 2 de la révolution cubaine, guérillero le plus connu et recherché au monde. Il est allongé là sur le banc de ciment qui sert de lavoir à l’hôpital Senor de Malta, aujourd’hui recouvert de graffitis et dessins en son honneur. La buanderie de l’hôpital est transformée en morgue pendant plus d’une journée et les dépouilles des sept autres guérilleros qui ont été arrêtés et tués en même temps que leur leader charismatique sont déposées à même le sol.

Chaque année, entre le 8 et 9 octobre, nombreux sont ceux qui viennent faire leur pèlerinage pour rendre hommage à celui que l’on surnomme parfois “saint Ernesto de La Higuera”. Pour la commémoration des 50 ans de sa mort, le petit musée du centre-ville a été transféré dans des locaux flambant neufs près de l’aéroport où son corps et celui de ses companeros ont été jetés dans une fosse commune, pour une mort sans sépulture.

 

“Un totem universel”

Il faudra attendre trente ans, pour qu’en 1997, déclarée “l’année Che Guevara” à Cuba, ses restes soient, comme par miracle, retrouvés à Vallegrande avant d’être transférés à Santa Clara pour un mausolée digne de “l’homme le plus complet de notre époque”,selon Jean-Paul Sartre.

Pierre Kalfon, dans l’autobiographie qu’il consacre au Che, Ernesto Guevara, une légende du siècle, conclut : “Un mythe s’est constitué, où se mêlent la figure du Juste et celle du Preux, celle du baroudeur qui ‘en’ a et celle du Robin des bois de l’Amérique latine, impitoyable avec les méchants et tendre avec les humbles”,rappelant que le personnage parfois antipathique, souvent autoritaire, a laissé place à un “totem universel”, tantôt admiré, tantôt décrié.

En tuant Ernesto Guevara, les autorités boliviennes, aidées par la CIA, ont finalement canonisé le Che. Cinquante ans après sa mort, il reste une icône, symbole de rébellion, associé aux mouvements contestataires, reproduit en millions d’exemplaires partout dans le monde pour une marchandisation à outrance. Certainement la seconde mort du Che.

Texte et photos: Anaïs Chatellier (membre de FAL Paris)

http://www.lesinrocks.com/2017/08/30/actualite/de-largentine-cuba-sur-les-traces-du-che-11976155/