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De victimes à « défenseures » : pratiques de résistance des femmes autochtones « défenseures des droits humains » au Guatemala (Sofia Dagna/ RITA)

Photo @ACOGUATE

Cet article propose un éclairage sur la manière dont des femmes autochtones mayas, garifunas et xinkas « défenseures de droits humains » au Guatemala mobilisent des pratiques de résistance, qui passent par la réparation émotionnelle, telle que la sanación, comme actions politiques de transformation sociale. Il compte analyser les ressors individuels de la mobilisation collective des femmes autochtones dans le cadre de la pratique de sanación, processus qui a pour objectif de guérir les traumatismes des femmes par la récupération des pratiques ancestrales et par l’interprétation de l’histoire d’oppressions vécues. Cet article est le fruit d’un travail de recherche en cours de réalisation, recourant à la méthodologie de l’ethnographie collaborative avec un mouvement de femmes autochtones mayas, garifunas et xinkas.

Introduction

        Le Guatemala est un pays structuré par des systèmes d’oppressions multiples : de genre, de race et de classe (Falquet, 2016). Ces systèmes, imbriqués les uns dans les autres, se manifestent par un continuum[1] de violences (Cockburn, 2004) qui touche en particulier les femmes autochtones[2] et qui caractérise historiquement les relations de pouvoir au sein de la société. Entre 1960 et 1996, le pays a connu un conflit armé interne au cours duquel l’armée a commis des actes de génocide contre les peuples autochtones[3]. Ces derniers représentent au Guatemala 62% de la population, parmi lesquels 51% sont des femmes (CEPAL, 2013), sur un total de 15,6 millions de personnes (Encuestas nacional de condiciones de vida, 2016). On dénombre officiellement vingt-trois peuples autochtones : vingt-et-un peuples mayas[4], garifuna et xinka. Ils ont un niveau de pauvreté très élevé, en 2011, selon les statistiques officielles du gouvernement, 22,2% de la population autochtone était en situation « d’extrême pauvreté » contre 7,4% de la population non-autochtone dite ladina[5] (Encuestas nacional de condiciones de vida, 2016).

Cet article explore certaines pratiques de résistance d’un mouvement national, le Movimiento de Mujeres Indigenas Tz’ununija’ (MMITZ), regroupant des femmes autochtones mayas, garifunas et xinkas, qui s’autodéfinissent alternativement comme « défenseures des droits humains » ou défenseures communautaires (defensoras comunitarias) selon les espaces qu’elles investissent. Le MMITZ a été constitué dans les années 2000, par plus de quatre-vingt organisations communautaires de femmes autochtones. Il articule diverses actions de ces organisations locales. Dans le milieu des mouvements de femmes autochtones au Guatemala, le MMITZ se distingue par sa stratégie politique centrée sur l’accès à la justice. Pour lutter contre leur invisibilisation – causée par l’imbrication des structures d’oppressions (Curiel, 2007 ; Bastos et Cumes 2007), le mouvement organise des actions politiques et investie l’espace public. Outre des activités de plaidoyer auprès des institutions nationales, internationales et des autorités locales, les femmes du mouvement se forment et pratiquent l’accompagnement juridique et psychosocial (sanación) de celles victimes de violences. Les accompagnatrices, membres des organisations qui composent le mouvement, sont choisies à la fois sur des bases pratiques (notamment leur disponibilité) et en fonction du statut et du prestige social dont elles peuvent bénéficier au sein de leur organisation locale[6]. Les femmes autochtones du MMITZ cherchent à produire leurs propres analyses et à générer leurs propres conceptions du droit, dans une démarche de revendication identitaire, en tant qu’actrices et en déployant des pratiques de résistance non-violentes.

L’analyse présentée ici interroge les ressorts individuels de la mobilisation collective des femmes autochtones. Il s’agit notamment d’étudier comment et dans quels espaces les ressentis des expériences individuelles de violence sont partagés, réappropriés puis réinterprétés collectivement, à partir d’une lecture des cosmovisions et des histoires autochtones. Cette réinterprétation collective du vécu constitue une des bases du militantisme des membres du mouvement et de leurs actions politiques. La condition de victime de violence des femmes n’est cependant pas un élément suffisant pour comprendre le passage à la mobilisation. Parmi d’autres pratiques, comme l’organisation d’ateliers de formation juridique, les militantes de l’organisation réalisent un processus de sanación, que cet article prend pour objet[7], pour soigner les violences, s’en libérer et ainsi pouvoir se mobiliser. Au cœur de ce processus se trouve l’identification des causes structurelles des violences qu’elles subissent – le racisme, le sexisme et la domination de classe qui imprègnent l’ensemble de la société guatémaltèque – et des propositions concrètes de modes d’action collective. La sanación, bien que ce soit une pratique répandue et employée par d’autres associations au Guatemala (notamment Mujeres Mayas Kaqla) est ici utilisée dans une dimension plus politique, afin de promouvoir la transformation sociale et l’action collective.

C’est par l’intermédiaire du travail politique, mené au cours de ces séances, que des femmes victimes de violences et membres de l’association, se reconnaissent comme « défenseures des droits humains ». Le propos de l’article rend compte des mécanismes d’appropriation et de politisation de cette identification. Ce processus se produit lors de son importation par les femmes depuis les espaces de la coopération internationale vers le contexte guatémaltèque, notamment dans le cadre de leurs interactions avec les représentants des systèmes de justice locaux.

Cette étude repose sur des observations réalisées pendant des ateliers de sanación observés dans la capitale Ciudad de Guatemala, dans le Quiché (nord-ouest), à Livingston (est) et à Santa Rosa (sud-ouest) entre mars et décembre 2018. Cette même année, vingt-trois entretiens semi-dirigés ont été réalisés avec des femmes mayas k’iche’, ch’orti’, q’eqchi’, garifunas et xinkas. Les interrogées ont entre dix-huit et soixante ans et sont, pour la plupart, travailleuses domestiques, vendeuses ou travailleuses saisonnières (notamment dans les plantations de café). Une majorité (quinze sur vingt-trois) vivent seules avec, en moyenne, quatre enfants. Toutes sont membres d’une organisation de femmes pratiquant l’accompagnement juridique des femmes victimes des violences et sont impliquées dans des mouvements de résistance autochtones. Deux d’entre elles, xinkas, sont par ailleurs des autorités autochtones et deux autres font partie du Parlement Xinka[8]. Elles militent notamment contre le projet d’extraction minière de San Rafael, à Santa Rosa, par l’entreprise canadienne Tahoe Resources.

Dans cet article, nous illustrerons, dans un premier temps, la continuité dans le présent des violences du passé (celles du conflit armé interne notamment), en analysant et en détaillant les oppressions historiques et contemporaines à l’encontre des femmes autochtones. Dans un deuxième temps, nous nous centrerons sur la construction d’une identification collective de « défenseures » des femmes du mouvement, qui les protège et les légitime face aux obstacles de l’accès à la justice. Enfin, nous nous intéresserons au déroulement de la sanación et à la manière dont elle contribue à façonner l’action politique des femmes du MMITZ.

I. Femmes autochtones : une histoire d’oppression de genre, de race et de classe

         A. Du « problème » autochtone au racisme institutionnel

       Au Guatemala, les formes de dominations reposent historiquement sur des rapports racistes et sexistes qui se sont normalisés dans la structure même de l’Etat (Casaús Arzú, 2008 ; Cumes, 2012). Matilde Gonzalez-Izás (2010) montre comment le projet de modernisation capitaliste, entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle, basé sur la constitution de plantations caféières, s’appuie sur un discours racial virulent. La société, en voie de modernisation, stigmatise les autochtones comme un « problème indien » et cherche à les « civiliser » par la violence (Gonzalez-Izás, 2010). Le racisme, dans le contexte de postindépendance, s’institutionnalise dans un ensemble de politiques publiques et dans les pratiques quotidiennes des administrations, et s’instaure dès lors comme un des principaux mécanismes d’oppression des populations autochtones. Il contribue à subordonner et limiter leurs droits pour accorder des privilèges à une minorité dominante non autochtone (Cojti, 2005). Les politiques néolibérales et la militarisation, promues par le gouvernement guatémaltèque à partir des années 1980, accroissent cette marginalisation des peuples autochtones et notamment des femmes, tout en faisant émerger de nouvelles formes de conflictualité. L’expropriation des terres par les multinationales – pour répondre à une logique économique prédatrice des ressources naturelles promue par l’Etat – engendre des résistances des populations autochtones, qui revendiquent le droit sur leurs territoires communautaires[9]. Le gouvernement y répond par une croissante militarisation de ces zones de conflits, sous prétexte de lutter contre le crime organisé et par une intense répression des mouvements de résistance (Paley, 2016). Au-delà de bafouer les droits des peuples concernés, cette situation entraîne la perte de territoires nécessaires à leurs économies de subsistance et aux productions matérielle et spirituelle de leurs cultures, et ce malgré la reconnaissance internationale dont ils bénéficient dans divers textes et traités[10] (Hale, 2002). Ainsi, la défense des cultures et des territoires se transforme en lutte centrale pour la survie des peuples autochtones.

Les femmes autochtones quant à elles souffrent, en plus, des conséquences d’un système patriarcal puissant, hérité de la colonisation et d’une domination sociale dans toutes les sphères de la société (Cumes, 2012). Elles luttent à la fois contre le racisme et les formes de pouvoir colonial qui les placent dans une situation de subordination par rapport au reste de la société, mais également contre le système de domination patriarcal (Cumes, 2007).

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