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Géopolitique d’une Amérique latine et Caraïbe en résistance

Intégrations des peuples et crise du modèle de développement néolibéral : quelles alternatives, quelles solidarités ?

Coordinateur : Franck Gaudichaud – [email protected]

Texte repris et complété suite au débat en AG nationale (avec l’aide d’Anna Bednik, Coralie Crivillé et Renata Molina)

Lors de notre dernière AG (Lille – 2008), une table-ronde a été consacrée à la nouvelle carte politique de l’Amérique latine. Le texte de synthèse qui en est issu affirmait notamment : « Aujourd’hui le poids de l’interventionnisme économique Nord-Américain mais aussi Européen, les politiques d’ajustements structurels des institutions financières – telles le FMI et la banque mondiale – continuent à faire des ravages sociaux et environnementaux sur de nombreux territoires de l’Amérique latine. Mais de nouvelles forces progressistes s’opposent à cette mondialisation capitaliste. Rarement en Amérique latine on a connu un tel mouvement de ces forces, celles-ci portent ces nouvelles politiques alternatives en vue de se réapproprier ses richesses. […] Avec des formes, des nuances et des histoires différentes des pays présentent et affichent une volonté commune de combattre les politiques néolibérales pour dessiner une nouvelle carte politique de l’Amérique latine ».

Pour cet atelier de l’AG 2009, nous proposons d’analyser et débattre ensemble de ce nouveau panorama latino-américain et des voies possibles pour la construction d’alternatives politiques en Amérique latine sur la base d’une approche géopolitique et continentale.

En effet, comme avait su le percevoir dés le début du XIX° siècle Simon Bolivar, les possibilités de changements durables doivent s’inscrire dans la perspective d’une intégration des économies et des peuples de la Patria grande. Suite au rejet – en 2005 – de l’ALCA (Zone de libre échange des Amériques), et donc du projet de compétition néolibérale sous l’égide des Etats-Unis, la discussion sur l’intégration latino-américaine connaît un essor notable. La nouvelle situation sociopolitique a donné naissance à un axe Caracas-La Havane-La Paz, en même temps que s’accentuaient les lignes de fractures politiques dans toute l’Amérique latine.

Depuis décembre 2004, Fidel Castro et Hugo Chavez ont signé un accord qui promeut un échange important de ressources entre les deux pays. Cette entente s’inscrit dans le cadre de l’« Alternative bolivarienne pour les Amériques » (ALBA), destinée à s’étendre à d’autres pays.

Cette politique internationale ne donne pas seulement un bol d’oxygène au peuple cubain. Le Venezuela, fort d’un leadership croissant et grâce à une pétro-diplomatie offensive, entend ainsi prendre ses distances avec les Etats-Unis, lier des liens de Sud à Sud (notamment avec le Brésil et l’Argentine) et favoriser le grand rêve bolivarien d’une intégration latino-américaine.

L’éloignement du dogme néolibéral est aussi confirmé par les « Traités de Commerce des Peuples », concept introduit par la Bolivie. Pourtant, si cette dernière et le Venezuela rejettent les traités de libre échange avec les Etats-Unis, ces deux pays négocient en un même temps avec l’Union européenne (dans le cadre de leur appartenance respective à la CAN et au MERCOSUR) des traités dont les principes de concurrence sont en contradiction avec les idées de l’ALBA. En février 2007, l’Argentine et le Venezuela ont annoncé le lancement d’un organisme financier d’un nouveau genre : la Banque du sud. Ils ont bientôt été rejoints par la Bolivie, l’Equateur, le Paraguay, le Brésil, la Bolivie et bientôt l’Uruguay. La banque aura pour fonction de financer le développement dans la région, de se passer du FMI en créant un fonds monétaire de stabilisation et peut-être, à terme, une monnaie unique. Mais, comme le note Eric Toussaint, spécialiste international de ces questions, le projet semble, pour l’instant, plus proche de l’optique du Marché commun du Sud que de l’ALBA (elle n’inclut d’ailleurs pas Cuba). Ceci alors que le problème de la dette publique est loin d’être résolu.

Plus globalement, nous proposons de nous interroger autour de quelques questions clefs afin de lancer le débat 1) Nécessité de faire un bilan critique et une analyse collective : Où en sont aujourd’hui les projets d’intégration alternative en Amérique latine (ALBA, Banque du sud, UNASUR) et quelles sont les avancées mais aussi les contradictions de cette dynamique ?

Si, avant la crise mondiale, l’ALBA et la Banque du Sud en étaient au stade de projet, malgré de nombreuses avancées concrètes, depuis le début de la crise, elles sont dans une large mesure « en pause ».

ALBA

L’ALBA a été créé à l’initiative du Venezuela comme un projet d’intégration des peuples en opposition à l’ALCA (Zoné du libre échange des Amériques). Face à la libéralisation de l’ensemble des secteurs économiques et le principe de réciprocité de l’ouverture des marchés prônés par les traités de libre échange néolibéraux, l’ALBA appelle à la coopération, la complémentarité et la solidarité.

Aujourd’hui, l’ALBA réunit 6 pays : Venezuela, Cuba, Bolivie, Nicaragua, El Salvador et Honduras.

L’un des principaux apports de l’ALBA a été de reconnaître les asymétries entre les économies et de promouvoir le principe de complémentarité. L’exemple le plus connu est l’échange du pétrole vénézuélien (vendu à des prix préférentiels) contre des professionnels cubains de la santé. L’Alliance tripartite Cuba – Venezuela – Bolivie a également été mise en place selon ce principe (le Cuba et le Venezuela ont signé un accord très favorable à la Bolivie : baisse des tarifs douaniers, transfert de technologies sans réelle contrepartie au profit des entreprises d’hydrocarbures boliviennes, etc.). L’accord de Petrocaribe est également une mise en pratique d’une telle coopération.

Pour Hugo Chavez, l’ALBA est devenue une vitrine et la preuve qu’une autre intégration et collaboration entre les pays et les peuples est possible. Aujourd’hui, toutefois, le Venezuela avance beaucoup plus sur les accords du Mercosur, basés sur la valorisation des avantages comparatifs et une vision davantage libérale et productiviste…

Banque du Sud

La Banque du Sud est toujours à l’état de projet, et il n’existe toujours pas d’accord sur sa structuration et sa gouvernance. Le Brésil freine les négociations en réclamant plus de pouvoir au sein de la future structure du fait de sa puissance économique. Or, l’un des principes fondamentaux de la Banque du Sud, telle qu’elle a été imaginée lors de sa création, est justement l’égalité entre les pays membres (un pays = une voix), et non pas le système du nombre de voix proportionnel aux apports tel qu’il est en vigueur à la Banque mondiale. Le projet de la Banque du sud, qui devait devenir un outil important d’appui aux réformes agraires, voire conduire à terme à la création d’une monnaie unique, est pour le moment au point mort.

Contradictions

La situation est ambigüe et les contradictions sont nombreuses. Le Honduras et le Nicaragua sont parties prenantes dans l’ALBA, tout en étant liés par des traités de libre commerce avec les Etats-Unis. Le Venezuela renforce sa présence au sein du Mercosur. Plusieurs gouvernements sont en train de négocier des « accords d’association » avec l’Union européenne, difficilement compatibles avec la dynamique de l’ALBA.

Il semble également nécessaire de réfléchir sur le processus de consolidation de l’UNASUR et l’intégration des différents organismes, notamment la proposition brésilienne de création d’un conseil de défense du Sud.

Il nous paraît important de garder un regard constructif mais critique face aux gouvernements progressistes et de faire attention à dissocier les discours de la réalité : s’agit-il réellement de processus révolutionnaires ? Si un certain nombre de nouveaux gouvernements au pouvoir en Amérique latine sont résolument anti-impérialistes et ont impulsé de véritables politiques publiques au service des classes populaires (en particulier Venezuela, Equateur, Bolivie), sont-ils pour autant réellement anticapitalistes ? Face à la crise du capitalisme, la plus grave depuis au moins 70 ans, « l’alternative postnéolibérale » semble difficile encore à construire. Le modèle de développement productiviste, basé depuis l’époque des colonies sur l’exportation des matières premières et l’exploitation des ressources naturelles, à l’origine de nombreux conflits, n’a pas été réellement questionné par les gouvernements progressistes.

Le souci de justesse de jugement ne doit pas pour autant nous faire apparaitre comme des « donneurs de leçons » europeo-centrés et nous devons partir des réalités du terrain et des luttes collectives -ici et là bas- pour exprimer notre solidarité internationale. Parler de la géopolitique suppose non seulement considérer « la politique au pouvoir », celle des gouvernements, mais aussi celle des mouvements sociaux et leurs revendications. Et à ce niveau, depuis les 20 dernières années, il existe des progrès indéniables et de nombreuses avancées démocratiques dans plusieurs pays. Parallèlement aux processus d’intégration impulsés par les gouvernements de gauche, il nous faut être à l’écoute des revendications et des propositions formulées en ce sens par les mouvements sociaux, rappeler l’importance centrale des mouvements indigènes, de ne pas oublier la dynamique à l’œuvre dans les Antilles et la Caraïbe (en particulier suite aux grandes mobilisations du LKP et à plus d’un mois de grève générale en Guadeloupe).

2) Comment l’Amérique latine entend-elle répondre à la crise et quelles sont les propositions des gauches et mouvements sociaux à ce titre ? Quelle perspective suite au FSM et comment s’appuyer sur les dernières revendications du FSM pour faire avancer notre solidarité internationale avec l’Amérique latine ?

Idée centrale : ce n’est pas aux peuples (du sud en particulier) de payer la crise ! Les discussions sur les alternatives au service de l’intégration des peuples et le changement de modèle de développement sont essentielles en ce sens

Contexte :

 A partir de cette année, l’Amérique latine entre de nouveau dans un long processus électoral.

 Chute du prix du pétrole et des matières premières / forte dépendance des pays latino-américains

 4 grandes crises mondiales : financière, économique, alimentaire, climatique/environnementale : conséquences très fortes pour les pays et les peuples du Sud.

Face à la crise du capitalisme (aux crises), plusieurs propositions intéressantes ont été avancées en Amérique latine :

 Déclaration de Caracas d’octobre 2008 : Réponse du sud à la crise (reprendre le contrôle du système bancaire, établir un contrôle sur les échanges des capitaux, nécessité d’une nouvelle institution financière…) : voir lien ci-dessous

 Propositions de certains gouvernements, notamment celles faites par la Bolivie et l’Equateur pour le G20 : si l’on veut sortir de la crise internationale, il faut que cela soit discuté auprès de l’ONU, là où sont représentés tous les pays.

 Le dernier FSM à Belém a donné lieu à plusieurs plateformes de réflexion des mouvements sociaux face à la crise. La « Lettre des mouvements sociaux des Amériques », issue de l’une d’elles, est particulièrement intéressante : voir lien ci-dessous

Dans ce document, dont le titre complet est « Lettre des mouvements sociaux des Amériques. Construire l’intégration des peuples par en bas, impulser l’Alba et la solidarité populaire face au projet de l’impérialisme », plusieurs organisations de la société civile (dont Via Campesina, Compa, le CADTM, Jubilée Sud, la marche mondiale des femmes, etc.) réaffirment leur vision positive de l’ALBA. Mais ces mêmes organisations insistent en même temps sur le caractère fondamental des principes suivants : autodétermination des peuples, autonomie des mouvements sociaux face aux gouvernements, droits fondamentaux des peuples indigènes, solidarité permanente entre les peuples face à toute action de domination et d’oppression, unité dans la diversité culturelle et sociale, nécessité d’un débat sur le modèle de développement capitaliste et les modèles alternatifs, la souveraineté populaire, la souveraineté des femmes sur leurs corps et leurs vies, etc. Elles se prononcent également contre le projet de l’IIRSA , conçu dans le cadre de l’UNASUR.

Il nous semble nécessaire de nous appuyer sur la dynamique des mouvements sociaux et leurs visions de l’intégration régionale, qui approuvent les avancées de l’ALBA, mais montrent en même temps les contradictions qui traversent leurs propres gouvernements. Lors de la rencontre des chefs d’Etats progressistes et des mouvements sociaux à Belém, la nécessité de l’autonomie des mouvements sociaux face aux gouvernements, y compris progressistes, a été réaffirmée. Ces mouvements continuent à poser des questions et appellent à une intégration populaire, qui peut se faire en accompagnant les gouvernements progressistes, mais qui doit être impulsée « par en bas ».

Il paraît également important de revenir sur la perspective de Bolivar : l’intégration matérielle ne peut se faire sans l’intégration sociale et aucun changement ne peut être mené de façon parfaite.

Dans notre réflexion, il nous semble important de considérer les apports des mouvements indigènes, notamment en ce qui concerne les modèles de développement (principe « del Buen vivir » et de la « terre-mère »), tout comme ceux des mouvements écologistes radicaux (ou socio-environnementaux) qui proposent des alternatives locales au développement basé sur l’exploitation non soutenable des ressources naturelles.

Quelles propositions suite à cet atelier ?

Dans un premier temps, nous devons continuer en interne le travail d’information, les débats et la discussion sur ce qui est l’intégration populaire. Il semble difficile de concevoir dans l’immédiat une campagne autour de ces thèmes.

Les prochaines actions :

 Traduire la lettre des mouvements sociaux des Amériques, la diffuser.

 FAL peut s’appuyer sur les campagnes et publications existantes qui partent des mouvements sociaux d’Amérique Latine pour élaborer des campagnes d’éducation populaire.

 Groupe de travail : mettre en place un dossier d’information, compiler les réflexions (intégrations et modèles de développement, les solidarités qui vont se mettre en place, la question des Antilles, des peuples indigènes). En débattre ensemble, avec les comités locaux, grâce à une brochure.

 Envisager un FALMAG spécial « intégrations populaires, crise du modèle développement néolibéral, crise néolibéralisme » / Colloque avec des partenaires comme CADTM.

Nous pouvons aussi prévoir une campagne grand public (intégrer la dimension européenne), en nous servant des dates clés, proposées notamment lors du FSM par les mouvements sociaux :

 Contre le G20 : le 28 mars, – Contre l’OTAN : le 4 avril,

 Pour la Terre Mère, contre la colonisation et la marchandisation de la vie : le 12 octobre 2009

* * *

Afin d’apporter quelques éléments à notre discussion, documents en ligne utiles à consulter :

 Déclaration de l’Assemblée des mouvements sociaux lors du Forum social mondial 2009 Nous ne payerons pas la crise ! Que les riches la paient ! par Assemblée des mouvements sociaux
http://www.cadtm.org/spip.php?article4079

 Conférence internationale d’économie politique : réponses du Sud à la crise économique mondiale Octobre 2008
http://www.france.attac.org/spip.php?article9175

 La « vraie gauche » et les mouvements sociaux par Ignacio Ramonet
http://alternatives-international.net/article2959.html

 Le rebond du Forum social mondial par Éric Toussaint
http://www.cadtm.org/spip.php?article4163