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Amérique latine : goodbye industrie, hello stagnation! (analyse de Pierre Salama/ Contretemps)

Les pays d’Amérique latine sont victimes d’une « désindustrialisation précoce » qui s’accélère. Tel est le prix d’une insertion dans la mondialisation reposant sur la rente des matières premières. Les conséquences sur l’emploi, l’environnement et les inégalités sont dramatiques. Seules des politiques de modernisation de l’industrie et une dynamisation du marché intérieur par le biais de la redistribution sont susceptibles d’enrayer la dynamique.

Ce texte est extrait de : Alternatives Sud, Quêtes d’industrialisation au SudParis/Louvain-La-Neuve, Syllepse/CentreTricontinental, 2019, 174 pages, 13 euros. Le titre de cet article est un hommage et une référence à l’article de Diaz Alejandro C. : « Goodbye financial repression, hello financial crisis », Journal of Development Economic, 1985, vol. 19, n°1. Pierre Salama est économiste et latino-américaniste, professeur émérite de l’Université Paris 13, ancien directeur scientifique de la revue Tiers Monde, auteur notamment de Des pays toujours émergents ? (La Documentation française, 2014), dont on pourra lire deux articles sur Contretemps

Les pays latino-américains sont plus ou moins différents mais ont des caractéristiques communes. Certains ont une population importante (le Brésil avec 207 millions d’habitants, le Mexique avec 132 millions), à l’inverse d’autres, comme l’Uruguay ou les pays d’Amérique centrale, sont relativement peu peuplés. Le PIB par tête est élevé au Brésil, en Argentine, au Mexique (entre le quart et le tiers de celui des États-Unis), etc.,un peu moins en Colombie et au Pérou, beaucoup moins dans d’autres. Certains pays sont riches en ressources naturelles, d’autres nettement moins. Enfin, les populations n’ont pas toutes la même origine, davantage européenne dans le cône sud de l’Amérique latine, davantage d’origine indienne dans les pays andins, en Amérique centrale et au Mexique ou d’origine africaine dans d’autres pays comme le Brésil et les Caraïbes. Leurs histoires ne sont pas exactement les mêmes, ni leurs luttes pour leurs indépendances respectives. Ils ont cependant de nombreux points communs qui constituent en quelque sorte les sept plaies de l’Amérique latine.

Entreprise minière en Colombie

1) Ce sont des pays profondément inégalitaires et ceux qui l’étaient moins (Argentine, Chili…) le sont devenus ces trente-quarante dernières années. La distribution des revenus est beaucoup plus inégalitaire que celle des pays avancés. Pire, après impôts et transferts sociaux, alors que le Gini – indicateur des inégalités – baisse de dix à quinze points sur une échelle de 1 à 100 dans les pays avancés, sa réduction en Amérique latine est seulement de deux points. Aucun des pays n’a mis en place une réforme fiscale qui permettrait une réduction des inégalités (Duterme, 2018). La fiscalité est régressive et les transferts sociaux peinent à compenser cette régressivité et ceci plus particulièrement en Colombie et au Mexique.

2) Les emplois formels en 2015, emplois publics inclus, varient de 30% des emplois totaux, en Bolivie, à 37% au Pérou, 42% en Colombie, 53% au Brésil, 54 et 62% respectivement au Mexique et en Argentine et, a contrario, les emplois informels sont très importants (Schteingart, 2018). L’informalité, la pauvreté absolue, ont baissé dans les années 2000, surtout dans les pays dirigés par des gouvernements progressistes, mais avec la crise récente, elle augmente de nouveau ainsi que la pauvreté, surtout en Argentine, au Brésil et au Venezuela, profondément affecté par une crise économique sans précédent. Les dépenses sociales (santé, éducation, retraites) ont plus (Argentine, Brésil, Venezuela…) ou moins (Colombie, Mexique…) fortement augmenté, contribuant à la baisse structurelle de la pauvreté et à la quasi disparition de l’analphabétisme des jeunes. Mais avec la crise ou le ralentissement de la croissance, l’essor de la corruption dans la plupart des pays, le trafic de drogue, la violence augmente de nouveau, ainsi que la pauvreté et les inégalités.

3) Ces quarante dernières années se caractérisent enfin par une tendance à la stagnation de leur PIB par tête, plus particulièrement au Mexique. Il est insuffisant pour soutenir une croissance élevée et durable, susceptible de faciliter une amélioration importante et continue de la situation sociale d’une grande partie de la population. Contrairement à une idée relativement partagée, ces économies ont été peu ou pas émergentes, à l’exception de la première décennie des années 2000. Elles n’ont donc pas convergé, ou peu, vers le niveau de revenu par tête des pays avancés, contrairement à de nombreux pays asiatiques. Le Brésil, pays emblématique à la fois par son poids économique, par le rayonnement de la politique menée par le président Lula (2003-2011), par le résultat des dernières élections présidentielles conduisant l’extrême droite au pouvoir en 2019, ne connaît pas cette convergence. Son PIB par tête, mesuré à l’aune de celui des États-Unis, est approximativement le même qu’en 1960, même si dans les années 1960-1970 et dans la première décennie des années 2000, il s’en est rapproché (Luque et col., 2019).

4) La plupart de ces économies se sont « re-primarisées », leurs exportations se composant de plus en plus de matières premières. Les comportements rentiers se sont accentués. Par contre, l’exportation de matières premières a accru sensiblement les recettes d’exportation de telle sorte que malgré le déficit croissant de la balance commerciale de produits industriels dans nombre de pays, la balance commerciale est restée souvent positive dans la plupart d’entre eux, la contrainte externe s’éloignant d’autant.

5) La « reprimarisaton » s’est faite au mépris de l’environnement et a signifié une remise en cause des droits nouveaux obtenus par les populations indiennes, de plus en plus renvoyées à leur statut de sous-citoyen d’hier dans les pays andins, ainsi qu’une détérioration de la santé des paysans et des mineurs.

6) La plupart des pays latino-américains sont peu intégrés dans les chaînes de valeur internationales. La CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) distingue deux types d’intégration : par l’amont, qui mesure pour un pays donné la part des biens intermédiaires importés, incorporés dans ses exportations, et par l’aval, qui mesure la part des biens intermédiaires exportés par un pays qui sont incorporés dans les exportations d’autres pays. La participation par l’amont est de 11,4% en 2000 et 10,7% en 2011 au Brésil au lieu de respectivement 37,2% et de 32,1% pour la Chine. La baisse du ratio chinois est révélatrice de l’effort de la Chine pour intégrer ses lignes de production. La participation par l’aval est plus importante pour le Brésil (17,1% en 2000 et 24,5% en 2011) que pour la Chine (10,8% et 15,6%) car le Brésil exporte plus des matières premières vers la Chine, qui les incorpore dans ses exportations (CEPAL, 2016).

7) Enfin, toutes les économies latino-américaines connaissent une désindustrialisation précoce, y compris le Mexique pourtant spécialisé dans l’exportation de biens manufacturés assemblés sur laquelle nous reviendrons. La désindustrialisation au Mexique concerne l’industrie, dont la production est destinée essentiellement au marché intérieur et se manifeste notamment par un profond déséquilibre de ses échanges internationaux avec la Chine.

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