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La gauche radicale joue les trublions dans la présidentielle chilienne (Justine Fontaine/ Libération)

Bien qu’éliminée au premier tour du scrutin, dimanche, la candidate du Frente Amplio réalise une percée et déstabilise les deux finalistes, le libéral Piñera et le social-démocrate Guillier. Lors de l’élection présidentielle de 2009, lorsque le vote était encore obligatoire au Chili, «Sebastián Piñera avait été élu avec 3,6 millions de voix. Dimanche, il en a eu 2,4 millions. Si l’ex-président de droite n’a pas pu convaincre les abstentionnistes lors du premier tour, après deux ans de campagne, comment va-t-il le faire en seulement trente jours ?» s’interroge Marta Lagos, directrice de l’institut de sondages Mori. 

Pour elle, le faible score du milliardaire (36,64 % de voix au premier tour) est l’une des principales surprises de dimanche, où seuls 46,3 % des électeurs se sont déplacés. Depuis plus d’un an, l’homme d’affaires faisait figure de grandissime favori pour succéder à la socialiste Michelle Bachelet (la Constitution n’autorise pas deux mandats successifs pour la présidence). À l’extrême droite, José Antonio Kast a lui aussi étonné en réunissant 7,9 % des suffrages. Cet avocat et père de neuf enfants a déclaré qu’il ne refuserait pas de «boire un thé à la Moneda», le palais présidentiel, avec l’ancien dictateur Augusto Pinochet. Il assure même que «s’il était vivant, il voterait pour moi». Kast a apporté son soutien à Sebastián Piñera, 67 ans, premier président de droite (2010-2014) à diriger le pays depuis la fin de la dictature (1973-1990).

«Alliances»

La candidate de la gauche radicale, Beatriz Sánchez, arrivée en troisième position, dimanche à Santiago. Photo Carlos Vera. Reuters

À l’hôtel où étaient réunis dimanche soir les militants de Chile Vamos («Allez le Chili»), la coalition du candidat libéral, l’inquiétude était palpable. «Les enquêtes prévoyaient un score plus élevéOn sent une certaine nervosité, admet l’un d’entre eux, Giovanni Pino. Il faut voir quelles seront les alliances, mais le résultat me semble assez incertain.» Car malgré cet appui, et un hypothétique report d’une partie des voix des démocrates-chrétiens (5,9 % au premier tour), «Piñera n’a nulle part où puiser davantage de voix», assure Marta Lagos. Si la droite arrive affaiblie avant le second tour, le 17 décembre, elle le doit à l’autre grande surprise de dimanche : le Frente Amplio («Vaste Front»), le Front de gauche à la sauce chilienne. Issue des manifestations étudiantes de 2011 (lire Libération de samedi),la petite coalition de gauche, créée il y a quelques mois seulement, s’inscrit dans la droite ligne de mouvements sociaux pour la gratuité de l’éducation. Elle a fait mentir les sondages en obtenant 20,3 % des voix, et enverra 20 députés à l’Assemblée, contre trois seulement aujourd’hui. Un choc pour les sondeurs qui prédisaient l’essoufflement des gauches latino-américaines à l’heure où la droite est revenue au pouvoir au Pérou, en Argentine ou au Brésil. Après les résultats dimanche soir, la candidate de la coalition des gauches radicales, Beatriz Sánchez, une ancienne journaliste, a affirmé sans détour que «Piñera est synonyme de recul pour notre pays» et fermement critiqué les instituts de sondages : «Je me demande si nous ne serions pas au second tour si ces enquêtes avaient dit la vérité.» Deux semaines avant le scrutin, l’un des principaux instituts lui attribuait 8,5 % seulement des intentions de vote. Marta Lagos dénonce de «graves failles méthodologiques» de la part des sondeurs, mais le dit à sa manière : «On ne connaît pas bien les électeurs de Beatriz Sánchez, ils n’apparaissaient pas dans les enquêtes.»

«Changement»

Alejandro Guillier, principal candidat de la coalition sortante de centre gauche, qualifié pour le second tour avec 22,7 % des voix, appelait dimanche soir le Frente Amplio à se rallier : «Les portes sont ouvertes à tout le monde, assurait-il. J’espère tous vous accueillir, pour arriver jusqu’à la Moneda.» Le second tour s’annonce cependant aussi difficile pour lui que pour Piñera. Car le Frente Amplio risque de ne pas donner de consigne de vote. La coalition lancera un dialogue avec sa base cette semaine, mais l’un de ses cadres, l’ancien dirigeant étudiant Gabriel Boric, réélu député dimanche soir, a déjà dit «écarter» l’idée d’un «gouvernement commun». «Si la droite ne sait pas où trouver davantage d’électeurs, la gauche ne sait pas comment unir les siens», conclut Marta Lagos, pour qui cette élection marque «un profond changement du paysage politique chilien». Dimanche, lors des élections législatives qui se déroulaient en même temps, aucun bloc n’a obtenu de majorité suffisante au Parlement pour pouvoir gouverner seul. Des résultats qui montrent que la Concertation des partis pour la démocratie, coalition de centre-gauche qui a gouverné le Chili pendant près de vingt ans au total après la fin de la dictature, a volé en éclats. Sans que, pour autant, ne se détache un leadership incontesté à droite.

Justine Fontaine

http://www.liberation.fr/planete/2017/11/20/la-gauche-radicale-joue-les-trublions-dans-la-presidentielle-chilienne_1611387