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L’Amérique latine et les Caraïbes au temps du COVID-19 (Frédéric Thomas/ CETRI)

Le Covid-19 frappe le continent le plus inégalitaire du monde, en jetant une lumière crue sur ses contradictions et sa vulnérabilité. Si les États n’ont pas réagi de manière coordonnée et le paysage est hétérogène, des tendances communes se font jour : le retour de l’État, la tentation du déni et les multiples formes d’auto-organisation. L’impact de la pandémie sera particulièrement lourd, mais ouvre la chance d’une bifurcation.

Le groupe Rockfam distribue des masques à Delmas en Haïti le 8 mai 2020
(Photo : Diniace)

État des lieux

Le premier cas identifié de Covid-19 en Amérique latine et aux Caraïbes l’a été le 26 février 2020 au Brésil. Une dizaine de jours plus tard, le 7 mars, le premier décès reconnu officiellement était enregistré en Argentine. Haïti fut l’un des derniers pays touchés du continent avec deux personnes testées positives le 19 mars. Dans la foulée, un peu partout sur le continent, l’état d’urgence est décrété. Ce décalage de quelques jours de la propagation par rapport à l’Europe fut précieux en ce qu’il a donné la possibilité aux États d’un peu mieux se préparer. Mais il signifie aussi que le pic n’a pas encore été atteint dans cette région.

Aujourd’hui (13 mai 2020), l’ensemble du continent, qui compte autour de 650 millions d’habitants, est touché, avec 400.000 cas et près de 23.000 décès, dont plus de la moitié (13.000) au Brésil. Outre ce pays (190.000 cas confirmés), sont particulièrement affectés le Pérou (plus de 2.000 décès et plus de 76.000 cas confirmés), le Mexique (plus de 4.000 décès et plus de 40.000 personnes contaminées) et l’Équateur (2.334 décès et plus de 30.000 cas confirmés). Suivent, en termes de mortalité, la Colombie, la République dominicaine, le Chili et l’Argentine (335 morts ou plus dans chacun de ces pays). En Amérique centrale, le Panamá est le pays le plus touché, concentrant autour des deux-tiers des décès et des infections sur le sous-continent, avec plus de deux cents morts et plus de 8.700 personnes infectées. Son voisin, le Costa Rica, et, en Amérique du Sud, l’Uruguay, sont parmi les pays les moins touchés.

Mais, en l’absence de tests systématiques, ces chiffres sont à prendre avec précaution et sont très certainement en deçà de la réalité, comme le reconnaissent d’ailleurs la plupart des gouvernements. Ainsi, le nombre de tests par million d’habitants en Belgique est trois fois plus élevé que ceux réalisés au Venezuela (pays d’Amérique du Sud qui a réalisé le plus de tests), au Pérou et au Chili, seize fois plus qu’en Colombie, dix fois plus qu’en Équateur, et trente fois plus qu’au Mexique et au Brésil.

Configuration particulière

Il n’est pas aisé de dresser un panorama synthétique du Covid-19 en Amérique latine, au vu de l’hétérogénéité du continent. Difficile, en effet, d’inscrire dans un même tableau d’ensemble Haïti et l’Argentine, le Honduras et le Brésil, tant les situations nationales sont différentes. Cependant, il existe des convergences et un terreau commun. Le Covid-19 n’est pas apparu sur un terrain vierge, mais bien sur des terres dont les caractéristiques configurent l’impact et la réponse à la pandémie.

Continent le plus inégalitaire du monde, confronté à l’augmentation de la pauvreté depuis (au moins) 2014, en prise avec des difficultés économiques, et secoué ici ou là par des révoltes populaires (Chili, Équateur, Colombie, Haïti, Nicaragua) et des crises politiques (Bolivie, Venezuela), l’Amérique latine et les Caraïbes ne sont pas dans les meilleures dispositions pour affronter la crise sanitaire actuelle.

En 2018, selon la Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal, agence des Nations unies), la pauvreté touchait un peu plus de 30% de la population. Elle se décline de manière très différente entre le Nord et le Sud du continent – plus de 23% en Amérique du Sud contre près de 38% en Amérique centrale – et entre pays : 2,9% de la population en Uruguay contre 55,8% au Honduras ; près de 42% au Mexique, entre 30 et 34% en Colombie, en Bolivie et au Salvador, 24% en Argentine et en Équateur, et un peu plus de 19% au Brésil. Mais, partout, la tendance est à la hausse.

Autre donnée structurante : l’informalité du travail. La majorité (53%) de la population économiquement active (PEA) l’est dans le secteur informel. Là encore avec de fortes disparités entre les pays. Ainsi, ce taux descend à 25% en Uruguay et monte à plus de 60% en Amérique centrale et à près de 90% en Haïti. Inégalités, pauvreté et informalité se déploient diversement selon les pays, mais aussi au sein de ceux-ci selon les clivages urbains-ruraux, hommes-femmes et ethniques ; les populations afro-descendantes (21% de la population du continent) et indigènes (7,5% de la population continentale) sont proportionnellement les plus vulnérables.

Évidemment, l’importance du secteur informel pèse sur la question du confinement, et a un impact particulier sur le travail des femmes. Dans la région, les femmes consacrent trois plus de temps que les hommes au travail domestique et aux soins non rémunérés. Dès lors, le confinement et la demande de renforcement de l’hygiène et des soins reposent essentiellement sur les épaules des femmes, accentuant un peu plus les inégalités.

Enfin, des épidémies, telles que la malaria et la fièvre jaune, affectaient déjà la région, mais la plus importante d’entre elles est de loin la dengue. En 2019, plus de trois millions de personnes étaient touchées sur le continent, et elle a fait, cette année-là, plus de 1.500 morts. La crainte d’un cocktail meurtrier, combinant Covid-19 et dengue, est d’autant plus forte, que les symptômes sont similaires. Seule note positive : la pyramide des âges. La population âgée (65 ans et plus) tourne autour de 10%.

Santé publique

Christophe Ventura résume bien la situation, en affirmant que la région se caractérise « par la fragilité, la vulnérabilité et la faiblesse de ses systèmes de santé et de protection sociale ». Selon l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), trois personnes sur dix dans la région n’ont pas accès aux soins de santé, pour des raisons économiques et/ou d’éloignement. L’institution appelait dès 2017 les États latino-américains à « accélérer la transformation de leurs systèmes de santé en un système de santé universelle ». Force est de reconnaître que, trois ans plus tard, on en est encore loin…

En 2014, les dépenses publiques en santé par rapport au PIB variaient de moins de 2% en Haïti et au Venezuela à plus de 10% à Cuba. De fait, ce dernier pays est, avec le Costa Rica, l’Argentine et l’Uruguay, l’un des seuls pays de la région « à suivre la recommandation de l’OPS d’investir plus de 6% de son produit intérieur (PIB) dans le système de santé ». La moyenne des dépenses publiques de santé par habitant dans la région était de 336 dollars en 2014. Mais, là encore, avec de très fortes disparités. Cuba dépensait plus du double (781 dollars) de la moyenne régionale ; la République Dominicaine, près de deux fois moins (180 dollars), et, son voisin, Haïti, dix-huit fois moins (13 dollars).

En 2013-2014, le nombre de lits pour 10.000 habitants variait d’une cinquantaine à Cuba et en Argentine, à 6 ou 7 en Haïti, au Honduras et au Guatemala. Il y avait deux fois plus de lits (pour 10.000 habitants) au Pérou et en Équateur qu’au Venezuela (8) ; trois fois plus en Uruguay (28) qu’au Nicaragua (9). En 2017-2018, il y avait respectivement 14 et 21 lits pour 10.000 habitants, au Mexique et au Chili (contre 57 en Belgique). Le risque de saturation est donc évident.

La Cepal remarquait par ailleurs que la pression sur les systèmes de santé serait inégalement répartie puisqu’elle affecte significativement les femmes. D’une part, celles-ci représentent 72,8% du total des personnes employées dans ce secteur dans la région – alors que leurs revenus sont en moyenne 25% inférieurs à ceux des hommes dans le même secteur – et, d’autre part, elles assurent largement le travail de soins (le care) au sein des familles. (…)

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