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Entre « laxisme autoritaire » et « autoritarisme social » l’Amérique centrale à l’épreuve de la pandémie (Hélène Roux)

Une fois encore, nous pouvons battre en brèche l’idée que la Mésoamérique serait un patchwork de sept pays aux destins confondus et presque interchangeables. Certes, l’étude de l’histoire longue révèle des traits communs mais au regard de l’actualité brûlante, force est constater que les pays d’Amérique centrale ont abordé la pandémie de la Covid-19 en ordre dispersé. Dans l’ensemble des pays de la région (excepté le Bélize, sur lequel on dispose de trop peu d’informations), on peut dire que la manière d’affronter la pandémie a fonctionné comme un miroir grossissant des politiques déjà existantes ainsi que des fractures et des conflits qui traversent les sociétés.

Ce texte est une version plus longue et plus détaillée de l’article paru dans le dossier du FAL Mag 145 (L’Amérique latine et la Caraïbe face au coronavirus)

Mais, la seule prise en compte de phénomènes comme la pauvreté, le fonctionnement (ou non) des institutions, la fragilité ou la solidité des systèmes de santé ou encore la sensibilité sociale des gouvernements pourrait mener à des constats peut-être exacts mais un peu courts. Les pays à l’économie la plus dynamique – comme le Costa Rica ou le Panama – ou ceux affichant le discours social le plus progressiste (sans qu’il le soit forcément d’ailleurs) par exemple le Nicaragua, –tireraient mieux leur épingle du jeu que les lanternes rouges du triangle nord, le Honduras, le Guatemala, rongés par une corruption endémique––, une violence incontrôlable et des disparités sociales abismales ; – caractéristiques qui s’appliquent également au Salvador. Cela énoncé, on pourrait en conclure que, comme lorsque la pluie tombe sur du mouillé, la Covid-19 a accentué l’érosion sociale et le plongeon économique de la région. Il se révèle bien plus instructif d’observer les mesures prises contre la pandémie et surtout les bénéfices politiques que les gouvernants ont cherché à en tirer.

Le Guatemala et le Honduras sont restés platement répressifs, imposant des mesures de confinement à une population sans défense car majoritairement employée dans le secteur informel. À tel point qu’au Honduras, des émeutes et des pillages n’ont pas tardé à éclater face à l’absence quasi-totale de mesures visant à pallier de vrais risques de famine.  Aussi incroyable que cela puisse paraître, alors que la pandémie continue de faire rage, on a vu des tentatives de reformer les mêmes caravanes de migrants qui avaient défrayé la chronique en octobre 2018.

Plus anecdotique, ces petits mots placardés dans certains quartiers contrôlés par la redoutée Mara 18, invitant les habitants à ne céder à aucune extorsion pratiquée par des racketteurs « indépendants » qui agissent en son nom. Au Honduras – où on se souvient de l’indignation qu’avait suscité l’implication d’entrepreneurs proches du pouvoir dans des ventes frauduleuses de médicaments et le dépeçage de l’Institut hondurien de sécurité sociale en 2015 – Suyapa Figueroa, présidente du Collège des médecins du Honduras, rappelle que, cette même année, l’adoption de la loi de protection sociale a renforcé une tendance déjà observable depuis le début des années 2000 : la substitution du Ministère de la santé par des ONG et des fondations privées dans la gestion des programmes de santé publique, lesquels ont peu à peu été démantelés. Les hôpitaux, désormais pour la plupart cédés à ces ONG, « n’ont plus de laboratoires propres. Avant de se faire opérer, les patients doivent apporter leurs électrocardiogrammes, leurs radios et leurs examens réalisés à l’extérieur »[1]. Bien qu’ils s’en indignent, de nombreux honduriens contaminés ne sont donc pas surpris de devoir payer tout ou partie des médicaments prescrits. Pas plus qu’ils ne s’étonnent que seuls deux des sept hôpitaux de campagne, acquis à grands frais, aient été livrés et encore moins que les entreprises choisies pour les installer, appartiennent à des familles gravitant autour du haut-fonctionnaire chargé de leur achat auprès d’une entreprise étrangère.

Au Salvador, la gestion de la crise sanitaire a incontestablement permis à Nayib Bukélé d’obtenir avec brio son diplôme es-populisme ; consécration d’efforts dont on avait déjà eu un aperçu en février dernier, lors de son incursion au parlement flanqué des forces armées. A la différence du gouvernement hondurien qui a laissé les citoyens livrés à eux-mêmes, celui du Salvador se distingue par un dirigisme exacerbé. Premier de la région à imposer un confinement drastique, « l’hyper-président » a néanmoins compris tout le profit politique qu’il y aurait à préserver la paix sociale ; distribution de subsides et d’aides financières à la population, sanctions lourdes à qui enfreindrait les règles de quarantaine mais aussi promesse de poursuites contre les éventuelles tentatives de spéculation sur les prix des denrées de base. Loin de l’hypothétique livraison d’hôpitaux au Honduras, la construction tangible d’un gigantesque centre public de soins semble reléguer au second plan les « affaires » qui, peu à peu, affleurent révélant l’avidité de groupes économiques émergents à profiter des juteux contrats liés à la pandémie. C’est sur cette nouvelle classe dirigeante, en rupture avec les partis traditionnels ARENA (extrême droite) et FMLN (gauche), ligués pour lui faire barrage, que Bukélé compte pour gagner les élections législatives et municipales prévues en février 2021, s’assurant ainsi le contrôle d’un pouvoir législatif qui, jusqu’à présent, lui a fait défaut.

À l’inverse, au Nicaragua, où les institutions leur sont totalement inféodées, le vieux chef Ortega et son épouse-vice-présidente, ont échoué à redorer leur blason – déjà passablement terni depuis 2018. Tels de brillants élèves qui sèchent le jour de l’examen, ils n’ont pas cru bon de saisir l’opportunité de dompter de concert contestation et pandémie. Persistant – selon une méthode qui depuis deux ans à fait la preuve de son inefficacité – à affirmer que le soleil brille en pleine nuit, Monsieur était aux abonnés absents pendant plus d’un mois tandis que, Madame multipliait les convocations à des manifestations religioso-culturelles (ou l’inverse). Aligné sur les mêmes planètes qui semblent guider Donald Trump et Jair Bolsonaro, Daniel Ortega a d’abord déclaré le virus peu risqué pour la santé… mais très nuisible à l’économie. C’est pourquoi, un accord tripartite visant les maquilas a été hâtivement négocié qui, entre autres mesures défavorables aux travailleurs, autorise à rétribuer comme congés payés, un chômage résultant de la baisse d’activité[2].

Par une de ces galipettes rhétoriques dont on peine à suivre la logique, les soutiens du régime soutenaient que la Covid-19 était une « maladie impérialiste » inventée par les opposants pour ruiner l’économie du pays en même temps qu’ils tenaient pour certain que seuls les « riches » chercheraient à s’en protéger. Malheureusement, cette brillante théorie de la contagion sélective s’est promptement vue démentie. Ni les incantations sur la modernité des hôpitaux, ni la promesse de l’aide indéfectible de Cuba[3], n’ont empêché de fidèles militants sandinistes de succomber en nombre à des « pneumonies atypiques ». Parmi eux : le ministre de la communication Orlando Castillo (qui faisait l’objet de sanctions pour avoir été un des principaux architectes de la censure médiatique) ; le commentateur sportif Pepe Ruíz, qui avait taxé le virus de « fiotte, comme les putschistes », cédant à quelques bulles de savon ; plusieurs députés, dont Rita Fletes, enthousiaste protagoniste des visites domiciliaires destinées à « dédramatiser » la pandémie ; le maire de Masaya, Orlando Noguera, promoteur, en juillet 2018, de l’opération « nettoyage » consistant à laisser la police et les forces paramilitaires attaquer la population à l’arme lourde. Même le célèbre Edén Pastora, alias commandant Zéro, est décédé le 16 juin de « complications respiratoires ». Encore adulé pour ses faits d’armes dans la guérilla sandiniste en 1978, par quelques nostalgiques qui lui ont pardonné son passage à la Contra dans les années 1980 et ses liens avec la CIA, Pastora a terminé sa sinistre « carrière » comme rabatteur d’anciens combattants reconvertis, à partir d’avril 2018, en paramilitaires ventripotents.

Alors que les « enterrements express » se multipliaient au vu et au su de toute la population, les autorités continuaient d’occulter la progression de la contagion, interdisant notamment aux soignants de porter des masques ou d’inscrire la mention Covid-19 sur les registres de décès. En l’absence d’orientations officielles, un observatoire citoyen s’efforce de recenser les cas et les décès causés par la Covid-19 tandis qu’un Comité scientifique multidisciplinaire s’est mis en devoir d’informer la population : à la fin mai, 34 associations médicales ont appelé solennellement à une gestion responsable de la pandémie, à commencer par l’obtention de matériel de protection. Pour toute réponse, 22 signataires – exerçant dans le service public – ont été licenciés. Bien que le couple présidentiel et ses fidèles triés sur le volet aient célébré masqués le 41 anniversaire de la révolution sandiniste le 19 juillet, la réalité d’une circulation domestique du virus continue d’être niée.

Laxistes à l’intérieur, les autorités exigent désormais la réalisation d’un test dont le coût s’élève à 150 dollars. Une somme considérable pour les Nicaraguayens qui, ayant perdu leur emploi à l’étranger, se sont résignés à rentrer au pays. Ainsi, pour attirer l’attention des autorités et les exhorter à autoriser leur retour, des groupes ont campé sur la place centrale de Guatemala Ciudad ou, tels des Robinson Crusoé, agité des drapeaux depuis une plage des Iles Caïman. L’épisode le plus dramatique s’est joué à la mi-juillet lorsque plus de 500 personnes provenant du Costa Rica et du Panamá se sont retrouvées bloquées pendant plus de 10 jours dans le No man’s land entre les deux postes migratoires. Déjà sortis légalement du Costa Rica, hommes, femmes, enfants et personnes âgées se sont partagé une seule toilette, ont dormi sur le bitume et se sont abrités sous des bâches de fortune de la pluie et du soleil ardent dans la promiscuité la plus totale, sans provoquer le moindre émoi de la part des officiers de migration nicaraguayens ni des forces anti-émeutes dépêchées sur place pour contenir leurs propres compatriotes. Finalement, la mobilisation citoyenne (et l’aide des autorités costariciennes) a permis à un peu moins de la moitié d’entre eux de réaliser le test. Les autres se sont évanouis dans la nature, réussissant dans le meilleur des cas, à franchir illégalement la frontière de leur propre pays.

Si cet épisode a permis une nouvelle fois au Costa Rica de s’attribuer le beau rôle aux dépens de son voisin, il révèle aussi une facette moins aimable de la situation des migrants nicaraguayens[4] au sein de la société costaricienne. S’il est vrai que les installations de santé assez performantes et le système de sécurité sociale ont permis à « la Suisse d’Amérique centrale » d’affronter la crise sanitaire avec plus de sérénité qu’ailleurs, il n’en reste pas moins que de nombreux employeurs rechignent à embaucher des demandeurs du statut de réfugié (pour ne pas payer de charges sociales). Pour ces recrutés à la journée (voire à l’heure) qui ne jouissent d’aucune protection sociale, la crise sanitaire a rendu presque impossible la « combine » consistant, pour ceux qui résident près de la frontière, à aller se faire soigner au Nicaragua, faute de pouvoir payer les coûts d’une consultation médicale au Costa Rica. Dans ce pays comme au Panama, le chômage forcé et l’absence d’accès aux aides (réservées aux nationaux ou aux – rares – possesseurs d’un statut légal) ont plongé les travailleurs migrants dans une profonde détresse, car au problème lancinant de l’alimentation s’est ajouté celui des loyers, extrêmement élevés – surtout au Panamá – même pour la turne la plus misérable. La décision de rentrer au pays au risque de perdre – comme l’ont annoncé les autorités costariciennes – le bénéfice des démarches entreprises pour obtenir le statut de réfugié, ne relève donc pas d’un véritable choix.

À l’heure où la distanciation sociale est de mise, la promiscuité dans laquelle vivent les migrants a renforcé la xénophobie à leur encontre, au Costa Rica et peut être plus encore au Panamá où, déjà auparavant, elle était attisée de manière quasi institutionnelle. En effet, la fracture sociale y est particulièrement criante : d’un côté la manne qu’apporte l’exploitation du Canal alimente la débauche d’une capitale hypertrophiée et de l’autre, les budgets rachitiques de l’éducation et de la santé contraignent le « Panamá de l’intérieur » à végéter et sa population à converger dans la capitale pour y disputer des emplois subalternes aux migrants – recrutés plus volontiers soit parce qu’ils sont mieux formés, soit parce l’absence de statut légal permet de les payer bien moins cher qu’une main d’œuvre nationale encore « assujettie au droit du travail ».

Pour endiguer la Covid-19 qui, dans ce lieu de transit qu’est le Panamá, s’est propagée plus rapidement que dans le reste de la région, le gouvernement a appliqué une stratégie à la fois militariste et clientéliste dont il n’avait pas mesuré les impacts négatifs. Selon Olmedo Carasquilla, journaliste à Radio Temblor, « la pandémie a déclenché une crise économique et sociale et mis en lumière l’impréparation et l’obsolescence du système de santé panaméen ». L’imposition d’un confinement strict et surtout la fermeture des routes vers « l’intérieur » – où nombre de panaméens retournent les fins de semaine, notamment pour s’approvisionner en produits frais – a rapidement mis en lumière l’insuffisance des aides alimentaires fournies par les autorités et les manipulations à des fins politiques dont elles ont fait l’objet. Bien que les manifestations dans les quartiers populaires mais aussi sur les sites miniers, où les travailleurs ont été contraints de poursuivre le travail, aient contribué à propager la contagion, elles se poursuivent pour exiger une gestion transparente des prêts contractés auprès des institutions financières internationales, des aides millionnaires apportées par le Japon et la Chine ainsi que des donations de matériel sanitaire ; enfin la présentation au début juillet, d’un projet de réforme au code du travail a encore accentué le mécontentement des travailleurs.

Ainsi, « l’autoritarisme social », qui semble avoir plutôt convaincu les Salvadoriens, a ulcéré les Panaméens. L’abandon des populations à leur sort s’est révélé aussi bien au Nicaragua, qu’on attendait dirigiste mais s’est montré partisan d’un laxisme néolibéral, qu’au Honduras où la répression conjuguée à la corruption du pouvoir s’est confirmée comme marque de fabrique. Une fois encore, force est de constater que les déclinaisons locales de la pandémie ont eu des impacts très distincts et que l’utilisation de méthodes similaires n’a pas provoqué les mêmes réactions.

Hélène Roux, journaliste. (Comité Directeur de FAL)


[1] https://expedientepublico.org/honduras-apuesta-a-los-seguros-y-servicios-privados-en-detrimento-de-la-salud-publica/

[2] Justifiées par les syndicats pour éviter les licenciements, ces mesures n’ont pas empêché un millier de licenciements, à la fin juillet. Plusieurs protestations ont eu lieu devant le Ministère du travail qui les a autorisés.

[3] Supposée résoudre tous les problèmes, la brigade médicale cubaine a quitté le Nicaragua sans tambours ni trompettes à la mi-juillet. Il convient de signaler que Cuba a adopté une stratégie de contention efficace, notamment celle de collaborer avec l’Organisation Mondiale de la Santé. Selon les autorités sanitaires cubaines, les premiers cas reportés dans le pays provenaient précisément du Nicaragua. https://www.articulo66.com/2020/07/15/medicos-cubanos-nicaragua-covid19-brigada-interferon/

[4] En plus des migrants « économiques » de longue date, on estime à près de 100.000 les Nicaraguayens ayant fui au Costa Rica à partir d’avril 2018. Près de 70.000 ont sollicité l’asile politique.