- FRANCE AMERIQUE LATINE - https://www.franceameriquelatine.org -

“Le Bouton de nacre”, le Chili, cet archipel mémoriel

Par Jacques Mendelbaum Le Monde

Le cinéaste Patricio Guzmán filme avec brio l’histoire de son pays, dans toute sa violence et sa poésie.

Depuis son expatriation (à Cuba, en Espagne, puis en France), consécutive au coup d’Etat d’Augusto Pinochet en 1973, le Chilien Patricio Guzmán n’a eu de cesse de documenter l’histoire contemporaine de son pays. La trilogie La Bataille du Chili (1974-1979), réalisée avec la participation de Chris Marker, Le Cas Pinochet (2001) ou Salvador Allende (2004), est constituée de titres de films qui parleront aux cinéphiles, mais aussi à tous ceux qui portent un intérêt à l’Amérique latine ainsi qu’aux dictatures sanglantes mises en œuvre sur ce continent durant la guerre froide.

Pour Guzmán lui-même, cet inlassable accaparement par l’histoire de son pays était aussi, sans doute, une manière pour l’exilé de revenir par procuration dans le cours d’une histoire, tout à la fois intime et nationale, dont il avait été violemment arraché.

Esprit de l’exil

Qui pourra jamais dire, à moins de l’avoir vécu dans sa chair, ce qu’est ce sentiment de l’exil ? Cet arrachement brutal à soi-même, cette lancinante souffrance de ne plus pouvoir habiter le monde auquel on était destiné, cette habitude à prendre de vivre perpétuellement ailleurs que chez soi. Cette rupture peut pourtant dévoiler une face solaire : la mise à distance du nationalisme, la découverte du monde et de soi-même comme altérité, la célébration plurivoque et universelle de la vie. Si l’on s’en tient à ce que montre son cinéma, on émettra l’hypothèse que Patricio Guzmán est entré depuis peu dans cette phase solaire, douce, pacifiée de l’existence diasporique. Que l’esprit de l’exil le tenaille moins qu’il ne l’inspire, lui insufflant une manière différente de regarder le monde.

Ainsi, depuis Nostalgie de la lumière (2010), documentaire chef-d’œuvral réalisé après six ans de silence, Guzmán, à près de 70 ans, s’est soudain mis à filmer non plus les choses en soi, dans leur supposée identité, mais les choses entre elles, dans le rapport sinueux et invisible qu’elles entretiennent ensemble au monde, entre mémoire de la dictature, recherche astronomique et archéologie de la civilisation indienne.

C’est donc toujours au Chili que filme Guzmán, mais un Chili désormais référencé non plus seulement en termes politiques ou historiques, mais encore géographiques, anthropologiques, poétiques, cosmiques. Du cosmique au cosmologique, il n’y a qu’un pas, que Guzmán franchit aujourd’hui avec son nouveau film, Le Bouton de nacre, qui se révèle aussi magnifique que le précédent.

Ce bouton, objet dérisoire d’une fable documentaire dont le film retrouverait le fil tragiquement arraché, nous mène très loin vers le Sud, en Patagonie, aux antipodes du désert d’Atacama où se déroulait Nostalgie de la lumière. Là, à la pointe extrême de l’Amérique latine, se dessine l’entrelacs du plus grand archipel du monde avec ses paysages antarctiques bleutés, glacés, sublimes et extrêmes ; là se rencontrent aussi les eaux de la mémoire indigène et de la puissance colonisatrice, deux conceptions du monde orientées l’une vers le respect du monde et de la vie, l’autre vers la conquête de la puissance et l’épuisement des ressources. C’est à leur croisée que le réalisateur met en scène un film fluide et concertant qui oppose une cosmogonie indienne oubliée à la violence de l’Occident marchant de destruction en destruction.

Alchimie entre science et poésie

Tout cela passe, concrètement par des histoires, des personnages, des lieux, des photographies, une pensée subtile qui les relie. Une histoire parmi d’autres : celle de Jemmy Button, l’indigène séduit par un bouton de nacre et ramené à Londres en 1830 par Robert FitzRoy, commandant de la marine royale britannique qui cartographia cette région et ouvrit la voie à la colonisation. On lui enseigne la langue de la reine mère, on l’habille comme il faut, on lui inculque les manières, on fait de lui un gentleman, puis on le renvoie chez lui. C’est évidemment le début de la fin pour sa civilisation, l’affaire ayant coûté à l’Occident le prix d’un bouton de nacre. Ce même type de bouton qu’on retrouve dans les fonds marins environnants, agglutinés aux coquillages qui ont colonisé les rails sur lesquels, au temps de Pinochet, on ligotait les opposants pour mieux les engloutir.

Entre ces deux boutons, le film nous raconte l’histoire d’une extermination continue, mais redonne figure aussi à une vision du monde scintillante, conçue par des hommes déguisés en esprits (photographies hallucinantes de l’Autrichien Martin Gusinde) qui pensent que les morts se transforment en étoiles. S’y adjoignent les témoignages de quelques rares survivants (Cristina Calderon, dernière représentante de l’ethnie Yagan), d’un philosophe (Gabriel Salazar), d’un poète (Raul Zurita), d’une artiste (Emma Malig).

Tels ces indiens assassinés qui nomadisaient au fil d’une eau qui porte leur mémoire, tels ces crucifiés océaniques de l’ère Pinochet transsubstantiés en coquillages nacrés, Patricio Guzmán invente pour ce film une alchimie qui réconcilie la science et la poésie, le rêve et la connaissance. Comme s’il voulait rendre un hommage en retour au plus cinéaste des philosophes, Gaston Bachelard, qui avait intitulé comme suit son fascinant ouvrage écrit en 1942 : L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière.

Entretien avec Patricio Guzmán

Photochimie d’un peuple disparu

“C’est un enchaînement qui est un peu la porte d’entrée du film, sous le signe de l’eau. Il montre la planète, les traces photographiques des Indiens disparus et l’eau, qui est à la fois la matière dont est faite notre planète et qui était le mode de vie de ces Indiens du Sud extrême du continent, qu’on ne connaît qu’à peine, contrairement à ceux du Nord. Ils méritent d’être nommés : ce sont les Kawéskar, les Sélknam, les Aoniken, les Hausch, les Yamanas.

C’est un curé autrichien, Martin Gusinde, qui les a si merveilleusement photographiés entre 1900 et 1913. J’ai tenu à faire figurer ces photos, qu’on retrouve tout au long du film, parce qu’elles montrent qui sont ces gens, leur incroyable douceur, leurs croyances et leur cosmogonie, peintes à même le corps, et qui demeurent un mystère malgré les interprétations qui en ont été faites. Ces photos témoignent aussi de la dernière phase de leur vie collective. Vingt ans plus tard, c’est la fin définitive de ce monde. Tout un peuple qui est mort de faim, de froid, de maladie à la suite de sa rencontre avec les colonisateurs du pays. Il reste aujourd’hui dix-neuf survivants de ce peuple, dont j’ai filmé certains. Cet homme a photographié les Indiens de la meilleure façon possible.”

De la possibilité d’une poésie hydraulique

“Ce personnage s’appelle Claudio Mercado, il est anthropologue et musicien. C’est un spécialiste du chant des Indiens. Il leur a emprunté leur manière de chanter pour imiter l’eau. C’est très étrange. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, on parlait des Indiens, puis tout à coup il m’a dit « je peux vous chanter quelque chose autour de l’eau ». Il a fermé les yeux, respiré profondément et lancé cette séquence d’onomatopées très étrange et très belle qui m’a surpris. C’est un personnage extraordinaire, qui donne des concerts de chant traditionnel qui connaissaient un certain succès auprès de la jeunesse. J’ai tenu à le re-filmer, mais à l’extérieur, au bord d’un courant. En adoptant cette coutume indienne, il est le seul finalement à pouvoir en quelque sorte restituer un son à ces photographies muettes.”

L’assassinat océanique

“Les morts indiens et les morts de Pinochet. Cette analogie n’était pas là dès le départ. Deux visites au musée l’ont suscitée. La première au musée de Punta Arenas, où je suis allé pour voir les photographies des Indiens. C’est là que j’ai pris connaissance de l’histoire de Jemmy Button, cet Indien qui avait accepté d’aller en Angleterre contre un bouton de nacre. Il en était revenu transformé, un an plus tard, devenu comme un martien parmi son peuple. Cette histoire était pour moi l’image qui annonçait la mort prochaine de cette culture. La seconde visite était au musée Villa Grimaldi à Santiago, où j’ai vu un de ces rails auxquels les tortionnaires fascistes attachaient les victimes avant de les noyer, avec un bouton de nacre collé dessus. Le raccord avec l’autre bouton s’est fait immédiatement dans ma tête et le film s’est construit sur ce rapport.”

Mémoire de l’eau, parole de feu

“Raul Zurita est un poète immense. Sans doute le possible continuateur de Neruda. C’est un poète qui a écrit une grande partie de son œuvre en relation avec l’océan et la cordillère des Andes. C’est un homme transporté. Il est assis devant vous mais il vous parle d’un autre monde, il appartient à une autre dimension. Au temps de la dictature, il a été emprisonné, et il a mis intentionnellement sa vie en danger, par le jeûne ou par des blessures corporelles dont il a gardé aujourd’hui de graves séquelles. C’est un lutteur épique. Ce qu’il dit sur l’histoire chilienne, et sur la responsabilité morale du mal commis envers autrui, est évidemment bouleversant. C’est un homme à la beauté tragique, qui rappelle ce pays.”

Date de sortie : 28 octobre 2015 (1h22min)
Un film réalisé par : Patricio Guzmán
Avec : Patricio Guzmán
Genre : Documentaire
Nationalité : Français , chilien , espagnol