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MadyGraf : les défis d’une usine sans patron à Buenos Aires

Lorsque la direction de MadyGraf a annoncé sa faillite en 2014, une partie des ouvriers de l’imprimerie a récupéré l’usine en autogestion. Sans patron, à salaires égaux et face aux préjugés persistants à l’encontre de cette gouvernance – qui n’est pas sans difficulté, ils assurent aujourd’hui 80% de la production réalisée avant le départ de la direction.

Au cœur de la zone industrielle nord de Buenos Aires, l’une des plus grandes imprimeries du pays tourne sans patron. Après la faillite de l’usine en août 2014, les ex-employés ont décidé de résister en occupant les lieux puis en relançant la production. Ce modèle d’autogestion s’est fortement développé en Argentine avec la crise de 2001 : aujourd’hui il existe 350 entreprises récupérées qui emploient 16 000 personnes. Une victoire pour les ouvriers, mais aussi un défi de taille à relever.

Dans le hall de l’usine, le bruit sourd des machines remplace le vrombissement incessant du trafic extérieur. Sur le mur, des lettres en papier découpées à la main dévoilent le nouveau nom de l’imprimerie autogérée par les ouvriers : « MadyGraf Argentina ». « La décoration est un peu précaire » s’excuse une ouvrière qui lance un coup d’œil à l’inscription réalisée par les enfants des écoles publiques voisines pour remercier MadyGraf d’avoir confectionné gratuitement 10 000 cahiers.

« Ils sont partis du jour au lendemain »

Aujourd’hui il existe 350 entreprises récupérées qui emploient 16 000 personnes.

Gustavo, employé depuis 24 ans dans l’imprimerie, avertit ses collègues qu’il doit s’absenter pour faire visiter l’établissement : « C’est l’un des avantages à ne pas avoir de patron ! » plaisante-t-il. Le 11 août 2014, en arrivant à l’usine, il a trouvé ses collègues attroupés devant la porte d’entrée en train de lire une lettre de la direction. « Faillite express » lâche-t-il. « Ils sont partis du jour au lendemain, sans donner aucune explication ». Sa voix se mêle aux claquements métalliques qui s’échappent des rotatives et des découpeuses de la pièce voisine. « Nous nous sommes brusquement retrouvés sans revenus, sans sécurité sociale : imaginez-vous ce que cela représente pour une famille avec trois enfants ! ».

Les ouvriers ont saisi la justice pour dénoncer la faillite frauduleuse et le modus operandi de la multinationale américaine Donnelley. Sur les 450 employés que comptait la société Donnelley, ils ne sont plus que 215 aujourd’hui. Ceux qui sont restés ont récupéré l’entreprise, sous la forme d’une coopérative ; ils réclament l’expropriation et l’étatisation de MadyGraf, sous contrôle ouvrier.

Les étages supérieurs du bâtiment, autrefois réservés à la direction, sont désormais condamnés : « depuis leur départ, nous sommes tous au même niveau » explique Jorge Medina, ex-employé de Donnelley. Ici, tout le monde reçoit le même salaire et les décisions sont votées pendant les assemblées générales. Après la faillite de l’usine, il a fallu s’organiser et composer avec les moyens du bord. Un machiniste s’improvise alors cuisinier : « du jour au lendemain je me suis mis à faire des pâtes pour 300 personnes » se souvient l’homme accoudé à une pile de revues qui viennent d’être reliées. Pour remonter le moral de ses compañeros, il organise même des karaokés tous les vendredis.

Jorge Medina, dans le local syndical de MadyGraf

Si les ouvriers de MadyGraf ont réussi à conserver leur principal client – une maison d’édition spécialisée dans les revues people – ce fut un véritable parcours du combattant pour persuader les autres de rester. Pour Jorge :

« Il y a tout un tas de préjugés autour des entreprises récupérées en Argentine, personne n’avait confiance au début  »

Donnelley a pris soin de contacter les anciens clients pour leur dresser un tableau apocalyptique de la situation. « Ils ont raconté que nous étions en train de nous enfuir avec les machines, ou que certains dormaient dans les couloirs depuis la fermeture de l’usine » déplore Jorge, qui depuis, invite les clients à s’assurer, en personne, du bon fonctionnement de l’entreprise. Aujourd’hui, MadyGraf a atteint 80% de la production réalisée pendant l’ère Donnelley.

« La Commission des Femmes » : un soutien de poids

Sous les néons à moitié allumés par souci d’économie, trois femmes traversent l’immense hangar avec un maté à la main, la boisson nationale. Erika, Emiliana et Anahi font partie de la « Commission des Femmes » qui a joué un rôle moteur dans la récupération de l’entreprise. Épouses ou compagnes des ouvriers de MadyGraf, elles ont lancé une campagne de solidarité nationale avec des banques alimentaires pour soutenir les familles. Selon la tradition de l’escrache en Argentine, elles se sont également rendues – avec leurs enfants dans les bras – au domicile de l’ancien patron de leurs maris. « Nous tenions à lui dire en face que nous allions lutter pour chaque poste » rappelle Anahi, faisant ainsi écho à leur slogan : « derrière chaque travailleur, il y a une famille ». Aujourd’hui, vingt membres de la Commission font partie de l’équipe de MadyGraf. Leur dernier projet en cours : l’ouverture d’une garderie dans l’ancien bureau des ressources humaines.

Escrache : terme évoquant les manifestations organisées suite à la dictature militaire, devant le domicile d’une personne pour la condamner publiquement

Coordination entre usines récupérées

Les marques de solidarité sont nombreuses, non seulement au sein de la fabrique mais aussi entre plusieurs usines autogérées dont l’imprimerie WorldColor, ou la céramique Zanon, récupérée par les travailleurs pendant la crise de 2001 et devenue l’un des symboles des entreprises autogérées en Argentine. Une rencontre régionale d’ouvriers s’est tenue à MadyGraf en décembre dernier. Objectif : devenir un laboratoire d’idées et une source d’inspiration. « Nous sommes un peu avant-gardistes et avons changé la mentalité individualiste qui régnait ici » se targue Jorge. Un an et demi après, les obstacles restent cependant nombreux : le projet de loi pour l’expropriation est bloqué depuis des mois et les divergences internes quant à l’avenir de l’usine de plus en plus palpables. « Tout n’est pas rose : le contrôle ouvrier comprend de nombreuses contradictions » reconnaît Jorge. Certains seraient prêts à vendre des machines pour s’assurer un salaire à la fin du mois, tandis que d’autres souhaiteraient rester sous forme de coopérative traditionnelle, sans se soucier de la pérennité du projet. Dans le local syndical, Jorge se fraie un chemin entre le mégaphone, les banderoles des manifestations, les tracts politiques du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) et les posters de Manu Chao pour finalement atteindre un article de journal qui présente un homme encerclé par la police lors d’un piquete (blocage routier): « Ils m’ont un peu tabassé, puis m’ont mis en prison » raconte Jorge. Quelques 200 camarades se sont aussitôt rendus au commissariat pour qu’il soit libéré. « Si tu touches à l’un d’entre nous, c’est à tout le monde que tu touches » lance-t-il : l’autre devise phare de MadyGraf.

 

 

Source :

Louise Michel d’Annoville

Altermondes, 05 avril 2016