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Pourquoi les Colombiens ont rejeté la paix

Tous les sondages donnaient le « oui » gagnant avec une marge confortable. Le 2 octobre, les Colombiens ont pourtant rejeté l’accord de paix entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui orchestrait la fin d’un conflit vieux de plus d’un demi-siècle. Tout aussi étrange, la participation n’a atteint que 37,4 %.

Le pays préférerait-il la guerre à la paix ?

par Gregory Wilpert

Comprendre le rejet de l’accord entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) lors du référendum du 2 octobre dernier implique de saisir les raisons qui ont conduit les deux parties à engager des pourpalers et, surtout, d’analyser le contexte dans lequel ceux-ci se sont déroulés. Le pays est en effet engourdi par cinquante-deux ans de conflit, et quatre années de négociations n’ont pas suffi à le sortir d’une torpeur politique entretenue par les grands médias.

Si les FARC et le gouvernement ont entamé ces discussions, c’est parce que les deux parties avaient compris qu’une solution militaire était impossible (1). Les FARC ont essuyé de lourdes pertes, notamment du fait de la surenchère répressive de l’ancien président Álvaro Uribe (2002-2010), qui avait mobilisé toutes les ressources de l’État pour anéantir les mouvements de guérilla. À l’époque, M. Juan Manuel Santos, l’actuel président, occupait le poste de ministre de la défense. Il était parvenu à faire exécuter plusieurs grandes figures des FARC, tandis que diverses mesures d’accompagnement invitaient les guérilleros à déposer les armes. Leurs rangs s’étaient éclaircis, mais ils n’avaient pas disparu.

L’État a compris que ses offensives ne suffiraient pas. Depuis la politique d’« ouverture économique » amorcée par le président César Gaviria (1990-1994), la Colombie entend participer davantage aux échanges mondiaux en rendant son économie plus « attractive » : réduction des droits de douane, déréglementation, privatisation, libéralisation des échanges et production destinée à l’exportation (2). Ce tournant néolibéral a cependant été contrarié par la guerre civile : les FARC et les autres acteurs du conflit ont imposé des taxes aux propriétaires terriens ; les enlèvements avec demande de rançon se sont multipliés ; les entreprises ont dépensé des fortunes pour assurer leur sécurité…

Autre facteur déterminant : la création, au début des années 1990, de forces paramilitaires d’extrême droite, notamment les Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Leur objectif affiché était d’aider l’État à combattre les guérillas. Mais elles ont également mené une violente campagne d’assassinats politiques et œuvré au déplacement de millions de personnes qui dérangeaient l’oligarchie foncière et freinaient l’extension de l’exploitation agricole et minière tournée vers l’exportation. De sorte que paramilitarisme et néolibéralisme ont longtemps marché main dans la main.

Ce binôme s’est révélé si efficace qu’il a fini par perdre de son utilité. Au début des années 2010, l’élection de M. Santos, incarnation de l’élite néolibérale cosmopolite, suggérait que cette dernière souhaitait « moderniser » le régime d’accumulation colombien. L’heure était venue d’entamer des pourparlers avec les FARC.

Les arrière-pensées d’Álvaro Uribe

Les négociations, qui se sont ouvertes en septembre 2012 à La Havane, visaient six grands objectifs (3) : fixer les modalités d’un cessez-le-feu et d’un dépôt des armes ; rendre justice aux victimes de la guerre civile, qui a fait 220 000 morts ; résoudre le problème du trafic de drogue ; soutenir le développement rural, la pauvreté dans les campagnes étant l’un des principaux facteurs déclencheurs du conflit ; permettre aux anciens combattants de s’engager dans la vie politique et, plus largement, favoriser la participation de la population ; enfin, assurer la mise en place et le suivi de l’ensemble des accords. Soucieux d’en renforcer la légitimité, M. Santos a tenu à organiser un référendum national au sujet du document final — une proposition que les FARC, surmontant leurs réticences initiales, ont fini par accepter. Il s’en mord sans doute les doigts.

L’accord ne prévoit ni la transformation du système économique ni la résorption des inégalités foncières, dans un pays où 1 % de la population possède plus de 50 % des terres. Autrement dit, il ne traite aucun des problèmes qui sont à l’origine du conflit : il se borne à favoriser le statu quo, sans toutefois prétendre rétablir la situation d’avant-guerre. Compte tenu du nombre de Colombiens que le conflit a déplacés, les négociateurs ont convenu que la récupération des terres serait un processus délicat à mettre en œuvre.

D’emblée, la campagne en faveur des accords de paix s’est trouvée confrontée à une difficulté majeure : il fallait synthétiser un document de trois cents pages en très peu de temps, car six semaines seulement séparaient la fin des négociations (24 août) du référendum (2 octobre). Le camp du « oui » a également souffert d’une autre faiblesse : l’impopularité du président Santos, liée aux difficultés économiques du pays, où le chômage atteint 9 % et l’inflation, 7 %. Quelques semaines avant le scrutin, sa cote de popularité dépassait à peine les 20 %. Enfin, au vu des sondages, qui donnaient le « oui » largement gagnant, ses partisans ont cru leur victoire acquise et n’ont pas pris l’opposition suffisamment au sérieux.

Les handicaps de la campagne du « oui » ont rendu celle de l’autre camp d’autant plus facile. Lors d’un entretien accordé quelques jours après le référendum au quotidien La República, M. Juan Carlos Vélez, le responsable de la campagne du « non », en a révélé — accidentellement, peut-être — les dessous avec force détails (4). L’une des principales stratégies consistait à susciter « l’indignation »en diffusant des informations partielles ou fallacieuses. Les partisans du « non » ont par exemple attiré l’attention sur l’aide financière que recevraient les membres des FARC tant qu’ils n’auraient pas d’autres sources de revenus. Ils n’ont cessé de rappeler le montant de l’allocation — 212 dollars par mois, soit 90 % du salaire minimum —, jugé excessif pour un pays pauvre.

Des allégations plus pernicieuses prétendaient que les accords incluaient des clauses visant à renforcer la légalisation du mariage homosexuel en Colombie (5), pays où 30 % de la population appartient à une Église évangélique. En réalité, le texte ne mentionne ni le mariage ni l’homosexualité. Ses détracteurs ont par ailleurs proclamé qu’il transformerait la Colombie en un pays « castro-chaviste », c’est-à-dire semblable à Cuba ou au Venezuela. Enfin, l’un de leurs arguments les plus efficaces portait sur le programme de justice transitionnelle, grâce auquel les membres des FARC pourraient bénéficier de remises ou de commutations de peine s’ils avouaient leurs crimes. Cette disposition a particulièrement scandalisé une population dont la perception du conflit a été biaisée par les médias.

Une étude de la chercheuse Alexandra García (6) portant sur plus de cinq cents articles publiés dans les grands journaux (El Tiempo, El Colombiano,à(El Heraldo, etc.) entre 1998 et 2006 a montré que le terme « paramilitaire » ou le nom des organisations d’extrême droite n’apparaissait pas dans 75 % des articles se référant à des violences qui leur étaient imputables ; il était seulement question d’« hommes armés » ou d’« hommes encagoulés ». Dans le cas d’actes de violence impliquant la guérilla, en revanche, 60 % des articles la mentionnaient explicitement. De sorte que, pour 32 % de la population, les FARC sont les principales instigatrices de la violence en Colombie, alors que toutes les études s’entendent pour établir une autre hiérarchie des responsabilités : l’État ; la population en général ; les paramilitaires ; les narcotrafiquants ; et enfin la guérilla (7).

Tout au long de la campagne, le principal représentant du camp du « non », M. Uribe, a martelé son opposition aux dispositions en matière de justice transitionnelle. Human Rights Watch (HRW) a soutenu le camp du « non » pour les mêmes motifs. Les membres des FARC qui avouent avoir commis des crimes pendant la guerre civile ne devraient pas pouvoir commuer leurs peines de prison en simples travaux d’intérêt général ou en assignation à résidence, disent-ils tous. Pourtant, la plupart des accords de paix — par exemple ceux signés au Salvador ou en Afrique du Sud — prévoient de tels dispositifs de justice réparatrice.

L’hostilité de M. Uribe envers les accords de paix a probablement des motivations différentes de celles de HRW. Son bilan en matière de droits humains pendant son mandat de gouverneur de l’Antioquia, puis de président, laisse penser que la justice ne figure pas au nombre de ses priorités. En outre, en 2005, lorsqu’il était chef de l’État, n’avait-il pas fait en sorte que les paramilitaires bénéficient de mécanismes de justice transitionnelle encore plus généreux que ceux prévus pour les FARC ?

Ce qui le préoccupe est plus probablement la question de la restitution des terres. M. Uribe entretient en effet des liens étroits avec l’oligarchie, qui craint de devoir rendre leurs terres aux paysans déplacés. Après le résultat du référendum, il a présenté des propositions de modification du texte, et la principale porte sur ce sujet : « Les accords doivent reconnaître l’existence d’une production commerciale à grande échelle, son importance dans le développement rural et l’économie nationale et l’obligation de l’État de la promouvoir (8).  » Selon lui, il faudrait renoncer à la saisie de terres privées en friche qui appartenaient auparavant à des paysans déplacés. On ne devrait pas obliger ceux qui les ont achetées « de bonne foi » à les rendre à leurs anciens propriétaires, même si ces derniers avaient été contraints de fuir par des incursions de paramilitaires ou par la guerre civile.

Néanmoins, le rejet de l’accord s’explique surtout par le faible taux de participation : 18 % des électeurs ont voté « non », tandis que 63 % n’ont pas voté du tout. Les intempéries du 2 octobre dans les régions côtières ont sans aucun doute joué un rôle dans cette abstention massive, qui a atteint 75 % dans le département de Magdalena et 80 % dans celui de La Guajira. Mais elle résulte sans doute également de la dépolitisation de la société, fruit de la répression et de la manipulation médiatique qui caractérisent l’histoire récente du pays. Les « escadrons de la mort » des paramilitaires ont pratiquement éliminé toute une génération de militants et de défenseurs des droits sociaux. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la Colombie présente l’un des taux de participation électorale les plus faibles d’Amérique latine…

La victoire du « non » place les deux camps dans une situation inconfortable. Les FARC avaient déclaré qu’elles seraient prêtes à retourner à la table des négociations, en précisant toutefois qu’elles ne reviendraient pas sur le volet de la justice transitionnelle, un point crucial pour les opposants. Ces derniers marchent également sur des œufs. Si M. Uribe a fait campagne contre la justice transitionnelle, il visait en réalité la restitution des terres. M. Santos pourrait peut-être sauver l’accord en apportant des rectifications sans conséquence à la partie consacrée à la justice, et en obtenant des FARC des concessions plus importantes sur la question agricole. Les guérilleros devraient alors accepter de concentrer leurs efforts sur la mise en œuvre de la loi sur la restitution des terres votée en 2011.

Pendant ce temps, dans toute la Colombie, les mouvements sociaux se sont mobilisés en faveur de l’application des accords de paix tels qu’ils ont été signés. Ils ont commencé à occuper l’une des plus grandes places de Bogotá et entrepris de contester le référendum auprès de la Cour suprême en arguant du caractère malhonnête de la campagne du « non ». Mais le recours risque de ne pas avoir le temps d’aboutir : l’attribution du prix Nobel de la paix 2016 à M. Santos lui confère une légitimité supplémentaire pour conclure rapidement le processus. Et un autre facteur pourrait ajouter à l’urgence : l’ouverture de négociations avec une autre guérilla, l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional, ELN), prévue pour le 27 octobre, à Quito, sous les auspices du gouvernement équatorien.

Gregory Wilpert, Producteur pour The Real News Network (www.therealnews.com) et auteur de Changing Venezuela by Taking Power. The History

http://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/WILPERT/56757

(1) Lire « Pourquoi la Colombie peut croire à la paix », Le Monde diplomatique,octobre 2012.

(2Cf. Forrest Hylton, « Peace in Colombia : A new growth strategy », NACLA Report on the Americas, vol. 48, no 3, New York, 2016.

(3) Lire Maurice Lemoine, « En Colombie, “pas de justice, pas de paix” », Le Monde diplomatique, février 2013.

(4) « El No ha sido la campaña más barata y más efectiva de la historia », La República,Bogotá, 5 octobre 2016.

(5) En avril 2016, la Cour suprême colombienne a légalisé le mariage homosexuel, arguant qu’il était inconstitutionnel de réserver le mariage aux couples hétérosexuels.

(6) Auteure du blog La Peroratahttp://laperorata.wordpress.com

(7) Adriaan Alsema, « How Colombia’s newspapers consistently misinformed the public on the armed conflict », Colombia Reports, 18 octobre 2016, www.colombiareports.com

(8) Adriaan Alsema, « Uribe formally presents proposals to revive Colombia peace deal », Colombia Reports, 13 octobre 2016.