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EDITORIAL

                                BRÉSIL : LE RETOUR DU CONFLIT SOCIAL
Parmi les grandes expériences de gouvernements progressistes de la dernière décennie latino-améri-
caine, l’expérience brésilienne est souvent citée comme le paradigme de la gestion de « centre-gauche »,
alliant pragmatisme, politiques publiques envers les plus pauvres et ouverture aux grands groupes éco-
nomiques internationaux. Depuis 2002 et la victoire du candidat Lula Da Silva, le Parti des travailleurs
(PT) gouverne ce pays-continent en offrant aux investisseurs une grande stabilité, louée par les organis-
mes internationaux, articulée à un ancrage solide dans les institutions du pays et une phase de déve-
loppement ne rompant pas clairement avec le modèle néolibéral. Une gestion qui, comme le rappelle
l’article de Gérard Fenoy dans ce FAL Mag, maintient le pays sous contrôle des élites et de multinationa-
les comme Monsanto et, surtout, qui a renoncé à l’essentiel : l’indispensable réforme agraire.
Néanmoins, la réélection haut la main de Lula en 2006, puis celle de son « héritière » Dilma Rousseff,
en 2010, semblait dire au monde que, pour la première fois, l’un des principaux partis de gauche de
l’Amérique latine pouvait gouverner sur le long terme en alliant popularité dans les urnes et soutien
de classes dominantes très bien rétribuées. C’est cet équilibre précaire, considéré comme « parfait » par
certains économistes, qui est précisément en train d’être remis en cause ces dernières semaines. Le mo-
dèle du « New PT » se fissure avec l’irruption de grandes mobilisations sociales urbaines, qui font écho
désormais aux luttes du Mouvement des travailleurs sans-terre, qui n’a pas abandonné le drapeau du
droit à la terre, durant toutes ces années.
Le 17, puis le 20 juin, se sont déroulées les plus grandes manifestations de rue depuis 21 ans, c’est- à-dire
depuis celles qui avaient expulsé du pouvoir Fernando Collor de Mello en décembre 1992. L’élément
déclencheur qui a jeté dans les rues des centaines de milliers de personnes, dans plus de 80 villes, est la
flambée des prix du transport en commun (particulièrement à São Paulo). Ceci mis en regard avec les
dépenses faramineuses engagées afin de préparer la coupe du monde de football 2014. Des milliards
de dollars sont investis au profit du secteur privé et un vaste plan de privatisation est en route : même
le fameux stade du Maracaña pourrait être bradé ! Plusieurs organismes de la société civile dénoncent
déjà l’ampleur de la corruption et la responsabilité de la Fédération internationale de Football (FIFA). La
violence des expulsions d’habitants pauvres destinés à faire place aux travaux d’infrastructure a beau-
coup choqué la population également : selon le Comité populaire de la Coupe du monde, pas moins
de 250.000 personnes vont être chassées de leurs maisons. Cependant, la colère populaire répond à un
malaise plus profond. Derrière l’image de « pays-puissance », membre du G20, se cache une inflation
en hausse, une pression sur les salaires réels, des inégalités sociales toujours abyssales et l’absence de
services publics de qualité. Dans ce contexte, les divers scandales de corruption apparaissent d’autant
plus inacceptables.
Malgré la répression et les propositions de réformes immédiates de la présidente Rousseff, il semble que
ce mois de juin inaugure le retour de la question sociale au Brésil où a surgi une nouvelle génération
qui s’investit dans les mouvements sociaux. Vu l’importance de ce pays à l’échelle sud-américaine, ce
nouveau cycle pourrait annoncer un renouveau des luttes dans toute la région. Une manière concrète
de répondre aux dangers représentés par les oligarchies qui menacent les expériences démocratiques,
décrits dans le dossier de ce numéro, tout en pointant les contradictions du progressisme au pouvoir
et, surtout, en réaffirmant que la construction des alternatives ne pourra se faire sans les peuples et leur
participation active.

                                                                                                      Franck Gaudichaud,
                                                                                                        Co-président de FAL
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