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ans, pratiqué une politique axée sur l’exploitation des      La politique de Correa en la matière s’inscrit dans une
« ressources naturelles ». Ils ont notamment parié sur       dynamique commune aux nombreux pays du conti-
le développement de l’exploitation de l’or et du cui-        nent qui ont vu accéder au pouvoir des gouverne-
vre à grande échelle - activité dévastatrice d’un point      ments maniant une rhétorique socialiste, voire révo-
de vue environnemental et social - sur des sites aussi       lutionnaire. Dans la majorité de ces pays, on assiste en
sensibles que la Cordillera del Cóndor, ou encore la val-    fait à une véritable « re-primarisation » des économies
lée de la rivière Íntag, des régions culturellement très     soutenues par des projets prométhéens, mettant cer-
riches et présentant une biodiversité exceptionnelle.        tes l’accent sur la redistribution des richesses, mais
Le gouvernement a également lancé des projets de             pratiquant une ouverture à l’investissement étranger
grands barrages, parle d’autoriser la culture des OGM,       (chinois, canadien, chilien, etc.) tout aussi agressive
a proposé des lois favorisant la privatisation de l’eau      que les gouvernements néolibéraux qui les ont pré-
et a promis, pour les années à venir, de rembourser          cédés. Le socialisme du XXIème siècle apparaît -de ce
la dette contractée auprès de l’État chinois - dont les      point de vue au moins- comme un véritable « néolibé-
intérêts sont désormais omniprésents en Équateur -           ralisme reconstruit »⁵.
par des livraisons de pétrole brut.                          À l’image de l’Équateur, c’est tout le continent qui est
Nombreuses sont les populations directement affec-           engagé dans une poursuite active de la modernisa-
tées par ces projets qui se sont soulevées contre les        tion capitaliste. Le projet néolibéral correspondait
dépossessions dont elles ont été victimes. Le gouver-        à une nécessité d’ouvrir de nouvelles opportunités
nement a, de façon périodique, durement sanction-            d’investissement en favorisant - comme l’a théorisé le
né cet affront au dogme du progrès et du développe-          géographe David Harvey - l’accumulation par dépos-
ment en réprimant les manifestations et en criminali-        session⁶ des peuples latino-américains, avec en parti-
sant la lutte sociale. Nombre de militants écologistes,      culier des privatisations sauvages d’actifs publics. On
de dirigeants communautaires et autochtones -dont            peut, de ce point de vue, concevoir la « vague rose »
on pourrait volontiers dire qu’ils sont des défenseurs       latino-américaine comme une suite logique de l’épo-
de « l’environnement » et que Correa qualifie systéma-       que néolibérale. En effet, pour faire fructifier ces actifs
tiquement « d’écologistes infantiles »- font aujourd’hui     mal acquis, les capitalistes avait besoin d’un État fort,
face à des accusations de terrorisme ou de sabotage.         offrant notamment une relative stabilité politique et
Des condamnations à des peines de prison - parfois           des garanties à l’investissement, et seul prêt à s’en-
très lourdes - ont été prononcées par la justice équa-       detter pour la construction des grandes infrastructu-
torienne.                                                    res (e.g de transport et énergétiques) indispensables
On est loin des espoirs entretenus lors de l’avène-          au développement de grandes exploitations extrac-
ment de la nouvelle Constitution en 2008, laquelle           tives.
intégrait des principes novateurs comme les Droits
de la Nature, ou encore le fameux concept du Buen                               Un échec qui fera date
Vivir. Ce dernier est officiellement associé à l’instaura-   Maintenir l’initiative Yasuní tenait ainsi, pour Correa,
tion d’une nouvelle relation entre les êtres humains         de la quadrature du cercle. Forcé de choisir entre une
et leur environnement, basée non plus sur l’exploita-        initiative qui pouvait engager la transition vers une
tion, mais sur mais sur le souci de reproduction de la       société post-extractive et la poursuite de la vente à
vie dans des conditions de « plénitude ». Malheureu-         bon marché des extraordinaires « ressources naturel-
sement, malgré son fort potentiel en terme d’alterna-        les » du pays aux intérêts transnationaux, Correa a
tive au concept de développement, le Buen Vivir tel          donc logiquement choisi la seconde solution. Il s’est
que promotionné par Correa est aujourd’hui devenu            ainsi débarrassé d’une icône encombrante. Cet échec
un cadre conceptuel permettant de légitimer la re-           fera malheureusement date et sera certainement in-
cherche du « progrès » et l’accès à la modernité occi-       voqué, à l’avenir, pour décrédibiliser d’éventuelles
dentale, en somme la continuité du capitalisme².             initiatives similaires.

                    Vision prométhéenne                                                               William SACHER
En janvier 2012, Correa déclarait: « nous réformons                              Universitaire, actuellement doctorant en
de manière positive le modèle d’accumulation, plutôt
que de le changer. Nous n’avons pas l’intention de por-                           économie du développement de Flacso
ter préjudice aux riches, mais nous avons l’intention de                                                      Equateur, Quito.
construire une société plus juste et égalitaire »³. Dans ce
contexte, les grands groupes nationaux – en premier
lieu les banques- et le capital transnational sont les
grands bénéficiaires de la « révolution citoyenne », le
nom donné au projet politique de Correa⁴.

² Pour plus de détails, voir Buen Vivir, faux et vrais espoirs, William Sacher et Michelle Báez, La Revue des Livres, Mai-Juin 2013.
³ Entrevue au Journal El Telégrafo, Quito, le 12 janvier 2012.
⁴ http://www.rebelion.org/docs/145047.pdf
⁵ Voir Jeffery Webber, “From rebellion to reform in Bolivia: class struggle, indigenous liberation, and the politics of Evo Morales, Haymarket Books, 2011, 281 p.
⁶ Pour reprendre le concept du géographe marxiste David Harvey, très approprié dans ce contexte.
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