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CULTURE(S)
Portrait de Gabriel García Márquez
Le 6 mars dernier, l’écrivain fêtait ses quatre-vingt-sept ans et sortait de son isolement pour accorder quelques sourires à la
presse. Fidèle à lui-même, García Márquez ne s’est pas lancé dans de longs discours mais il a reçu les cadeaux de ses admira-
teurs, des bouquets de roses jaunes surtout, ces porte-bonheur qui ornaient chaque jour sa table de travail. García Márquez
affichait un visage bonhomme, des yeux qui brillent et une grosse moustache grise. Le masque d’un homme timide et soli-
taire, mais aussi bon vivant, amoureux du cinéma, de la chanson française et du bon vin et qui détestait les voyages en avion,
au bout desquels « l’âme arrive après le corps ».
Peinture de Dedo Marzucchi Sous la pression familiale, Gabriel García Márquez étudie
le droit à l’Université Nationale de Bogotá. Une carrière
L’auteur vivait depuis cinquante-trois ans au Mexique, qui ne le passionne pas, mais qui a le mérite de renforcer
après avoir été chassé de sa Colombie natale pour ses re- sa vocation d’auteur. A vingt-et-un ans, il devient chroni-
lations avec le mouvement révolutionnaire cubain. Depuis queur pour El Universal de Carthagène. Déjà maître d’un
quelques temps il présentait une santé fragile. Des pro- style personnel plein d’humour, il gagne progressivement
ches décrivaient sa mémoire furtive. Certains affirment son statut de reporter. Un « journaliste par expérience »,
qu’il n’écrivait plus. Son œuvre passée suffit à faire de lui comme il aime à se décrire, qui apprend son métier « dans
un éléphant littéraire, l’un des écrivains hispanophones les les salles de rédaction, les ateliers d’impression, dans le café
plus traduits, lus et célèbres du siècle. Le père du réalisme d’en face, pendant les virées du vendredi soir et à toutes heu-
magique a connu la gloire après la parution de ses romans res du jour et de la nuit ». Il pratique les « virées du vendredi
Cent ans de Solitude, Chroniques d’une mort annoncée ou soir » avec ses collègues d’El Herald, les intellectuels du «
encore l’Amour au temps du choléra. Avant cela, il était un Grupo de Barranquilla ». Ils enfilent les bières et les verres
journaliste talentueux mais sans le sou, tour à tour chro- de rhum jusqu’à tard dans la nuit en refaisant le monde.
niqueur, reporter ou directeur de publication. En 1994, Un moyen aussi d’oublier une vie de misère, qui contraint
soucieux de redonner à la profession tout son prestige, il le journaliste à mettre en gage ses précieux romans pour
participa à la création de la Federación Nuevo Periodismo passer la nuit à l’hôtel.
Iberoamericano (FNPI), l’un des plus importants foyers de Un soir, alors que García Márquez travaille pour El Especta-
réflexion sur le journalisme en Amérique latine. dor, le marin Luis Alejandro Velasco vient vendre ses sou-
Les événements vécus par l’auteur ont joué un rôle déter- venirs à la rédaction. Velasco est tombé à la mer avec sept
minant dans une conception de la réalité magique. Très de ses camarades depuis le Caldas, un navire de l’Armada
jeune, « Gabo » est confié à la garde de ses grands-parents. colombienne. Seul survivant, il dérive pendant dix jours
Il demeure alors dans sa ville natale Aracataca, sur la côte sur un radeau avant d’échouer sur une plage. L’histoire
caribéenne, en compagnie d’une aïeule qui lit l’avenir et est déjà bien connue, mais le rédacteur en chef, Guillermo
parle aux esprits, un grand-père hanté par le souvenir de Cano, a un pressentiment et rattrape le marin dans l’esca-
la guerre de mille ans, et une tante qui s’acharne à coudre lier. García Márquez mène une vingtaine d’entretiens de
son propre suaire. Dans cet univers singulier, il développe six heures chacun et produit un récit qui s’étire pendant
un penchant pour la littérature. Grâce à la maîtresse d’éco- deux semaines dans les colonnes du journal, une narra-
le, son premier amour, qui lui apprend à écrire à l’âge de tion romanesque à la première personne, qui plonge le
cinq ans, puis avec un vieux bouquin chiné dans le grenier, lecteur dans une authentique épopée. « Je n’avais pas à
Les Mille et Une Nuits. me plaindre de mon sort : si le radeau avait chaviré à cinq
heures du soir, les requins m’auraient dévoré. Mais à minuit
les animaux se tiennent tranquilles. Surtout quand la houle
sévit». Fruit d’un travail d’investigation, les articles dévoi-
lent aussi des pratiques de contrebande : pas de tempête
le jour du drame mais des réfrigérateurs et des machines à
laver transportés illégalement à bord du navire, qui aurait
chancelé à cause de l’excès de marchandises. Les insinua-
tions agacent le régime du colonel Gustavo Rojas Pinilla,
qui censure le journal et contraint García Márquez à l’exil.
Pendant quatre ans, il devient journaliste itinérant en Eu-
rope, sans papiers. A Paris, il survit dans une pension du
quartier latin, de petits « miracles quotidiens ». Il se fait ven-
deur d’assurance, de vieux journaux, d’encyclopédies ou
chanteur dans les cafés. Le traitement décalé de l’informa-
tion, qui faisait l’originalité de Gabo en Amérique, devient
en Europe une nécessité. Sans les moyens technologiques
des grandes agences de presse, il est privé d’informations
immédiates. Il démystifie les nouvelles, raconte leur « his-
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