🇭🇹 Haïti: la fatigue de l’humanitaire? (Frédéric Thomas pour le CETRI)
Tandis qu’Haïti poursuit sa descente en enfer, l’ONU appelle à davantage d’aide. Les lunettes humanitaires ne permettent cependant pas de comprendre la situation actuelle, et tendent à occulter les pouvoirs et responsabilités – dont celle de la communauté internationale –, au risque de servir le statu quo dont les Haïtiens et Haïtiennes ne veulent pas.
Selon les dernières estimations de l’ONU, 4,9 millions d’Haïtiens et Haïtiennes, soit 45% de la population, ont besoin d’une assistance humanitaire. Et ils seraient 5,6 millions en insécurité alimentaire. Au cours de ces derniers mois, l’institution internationale n’a eu de cesse de réviser à la hausse ses besoins de financement pour venir en aide à Haïti. En vain jusqu’à présent, puisqu’elle n’a reçu que 14% des fonds demandés. Alors que les médias occidentaux évoquent régulièrement « la fatigue d’Haïti », ils passent sous silence la fatigue de l’humanitaire.
Le séisme du 12 janvier 2010 fut le marqueur des impasses de l’aide internationale humanitaire, et du « système » qu’il était devenu. La déferlante chaotique d’ONG, de militaires, d’équipes de secours, d’agences internationales suivit la grande médiatisation et accompagna l’émotion mondiale suscitée par la catastrophe. S’en suivit (logiquement) une absence de coordination, la confusion entre visibilité et efficacité – chaque pays mettant en avant « son » aide ; les ONG s’étant lancées dans une concurrence entre elles pour passer aux « infos –, alimentant une vision faussée, empreinte de néocolonialisme, de la situation.
Ce fut la course à qui était « le premier sur place ». Faisant ainsi de cette place un terrain vierge ou une jungle, où les dix millions d’Haïtiens et Haïtiennes qui y vivaient, étaient réduits au rôle de victimes impuissantes et massives qu’il fallait sauver. L’aide internationale d’urgence confirmait ainsi qu’elle était fondée sur un déni : ce sont les personnes sur place qui sauvent, dans les premiers jours, le plus de vie. La logique humanitaire s’imposa très vite : contournement des institutions publiques, évitement des acteurs locaux – réduits au rôle de sous-traitants pour la mise en œuvre de projets décidés ailleurs, sans consultation –, surenchères de promesses d’argent jamais (entièrement) respectées, financements concentrés dans les mains des acteurs internationaux, etc.
Puis vint, rythmées par les anniversaires du séisme, l’heure des bilans. Une relative humilité remplaça les prétentions des premiers jours. On s’employa à des éléments de langage – on parla de « semi-réussite », de « progrès », de résultat « mitigé » –, en demandant d’être raisonnable et patient – « il n’y a pas de remède miracle » –, et en rejetant la faute sur l’État haïtien, voire sur la population elle-même. De toute façon, la grande majorité des humanitaires avaient déjà quitté la « République des ONG », pour repartir vers d’autres catastrophes (médiatisées). Mais au-delà du tremblement de terre de 2010, la situation d’Haïti est en soi un révélateur de la logique humanitaire ; de ses limites, de ses contradictions et de ses impasses.
De 2010 à 2022
Pas plus qu’elles n’avaient tiré, en 2010, les leçons des ratés de leurs interventions lors de catastrophes précédentes, et tout particulièrement suite au tsunami de 2004, les organisations internationales ne semblent avoir appris quoi que ce soit de l’échec de plusieurs décennies d’interventions en Haïti. Ou, plus exactement, cette connaissance n’a pratiquement rien changé à leur manière d’agir. L’un des paradoxes de l’aide humanitaire internationale est, en effet, de bénéficier depuis longtemps d’études et de documents sur ses « dysfonctionnements », ainsi que sur les raisons de ses fourvoiements répétés, sans que cela n’ait entraîné, sinon à la marge, une réorientation de son action.
Ainsi, deux des nœuds problématiques de l’action humanitaire – à savoir la « localisation » et les relations avec les organisations locales – restent toujours aussi serrés. Le gouvernement et les organisations haïtiennes ne reçurent directement que 1,4 % des 2,4 milliards de dollars rassemblés par les Nations unies à la suite du séisme de 2010. En Haïti comme ailleurs, l’essentiel des financements de l’aide humanitaire internationale fut capté par les grandes ONG et les instances onusiennes.
Suite aux critiques répétées, des engagements furent pris afin de rééquilibrer quelque peu la balance. Ainsi, lors du premier Sommet international de l’humanitaire, en mai 2016, à Istanbul, on s’engagea à verser un quart des financements humanitaires aux acteurs locaux et nationaux (gouvernements, ONG, organisations de la Croix Rouge ou du Croissant Rouge, etc.) « aussi directement que possible », à l’horizon 2020. Mais, en 2021, seul 1,2% de l’aide humanitaire internationale a été directement versé à des ONG locales…
L’aide post-séisme en 2010 avait révélé, à grande échelle, le manque de compréhension, de coordination, d’ancrage, d’articulation avec les communautés locales, des organisations humanitaires internationales. Le 14 août 2021, un tremblement, heureusement beaucoup moins meurtrier, frappa à nouveau Haïti ; cette fois dans le Sud du pays. Une organisation a interrogé 1251 Haïtiens et Haïtiennes afin de savoir si l’intervention internationale avait correspondue à leurs attentes, et comment, de manière plus générale, elle était perçue. Les résultats sont significatifs : 85% des personnes interrogées ne comprennent pas du tout comment l’argent de l’aide humanitaire est dépensé dans leurs communautés, et 54% d’entre elles n’estiment pas avoir été consultées. Les deux-tiers ne se montraient pas satisfaits avec les services fournis par l’aide d’urgence. Le manque d’appropriation locale demeure important et se traduit par un manque de confiance des Haïtiens et Haïtiennes envers les humanitaires. (…)
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