Amérique latine : un nouveau cycle électoral incertain (Jean-Jacques Kourliandsky / Fondation Jean Jaurès)


Si l’on s’en tient aux résultats électoraux, l’Amérique latine aurait connu, ces vingt dernières années, un cycle progressiste suivi d’un cycle droitier. Mais ce cadre de lecture, trop réducteur, ne suffit plus à saisir les dynamiques actuelles. Les victoires récentes révèlent un paysage politique plus mouvant, où la grille gauche-droite reste utile, mais incomplète, et où les électeurs semblent sanctionner des bilans plutôt que s’aligner sur des idéologies. Comprendre ce nouveau cycle suppose d’aller au-delà des étiquettes partisanes pour qualifier les forces en présence et identifier les véritables ressorts de leurs succès, analyse Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine et des Caraïbes de la Fondation.


Si l’on s’en tient aux résultats électoraux, l’Amérique latine aurait vécu successivement, ces vingt dernières années, un cycle progressiste suivi d’un cycle droitier. Manifestement, ce cadre de lecture ne fonctionne pas de façon aussi satisfaisante aujourd’hui. On peut toujours trouver comment répartir les vainqueurs des dernières consultations en suivant ce canevas qui a le mérite de la simplicité. Mais il ne permet plus, ou pas, d’en comprendre les réajustements et les dynamiques, et donc d’anticiper l’issue possible des prochaines consultations.

Le 17 août 2025, les électeurs boliviens ont choisi deux candidats de droite pour le second tour prévu le 19 octobre1. Quel que soit le résultat, au terme constitutionnel de son mandat, le président de gauche sortant, Luis Arce, passera la main à l’un des deux finalistes libéraux. Les consultations des deux dernières années, présentées dans un ordre chronologique décroissant2, peuvent entrer dans une grille droite-gauche : la victoire est revenue à la droite en Bolivie, la droite l’a emporté en Équateur, à Panamása et au Salvador, la gauche au Mexique, en Uruguay et au Venezuela. Mais le candidat élu en République dominicaine est plus difficile à situer compte tenu de son programme et de sa campagne.

Le calendrier électoral des prochains mois permettra peut-être de se faire une religion plus précise quant aux dynamiques politiques régionales. Les multiples votations d’octobre 2025 à octobre 2026 pourraient-elles mettre en évidence des tendances communes et des divergences marquées, facilitant ainsi un diagnostic plus fiable ? L’Argentine organisera des législatives le 26 octobre, sept pays devraient être en présidentielles les douze mois suivants, Haïti le 15 novembre 2025, le Chili le 16 novembre, le Honduras le 30 novembre, le Costa Rica le 1er février 2026, le Pérou le 12 avril 2026, la Colombie le 31 mai 2026, le Brésil le 4 octobre 2026.

Quatre des sortants sont progressistes ou apparentés au Brésil (Lula da Silva), au Chili (Gabriel Boric), en Colombie (Gustavo Petro), au Honduras (Xiomara Castro). Haïti n’a pas de président sortant, Jovenel Moïse ayant été assassiné en 2021. Le sortant costaricien est un indépendant de droite et, au Pérou, la première magistrate, élue à gauche, se définit désormais comme indépendante.

S’en tenir à une classification traditionnelle entre droite et gauche présente un intérêt certain, fondé sur les engagements affichés et revendiqués par les candidats vainqueurs. On peut répartir dans les cases de droite et de gauche ceux qui ont emporté la mise électorale dans leurs pays respectifs. Mais cette grille de lecture reste partielle et parfois insuffisante. Certains élus sont difficiles à « caser ». Les programmes des uns et des autres se rapprochent souvent, au point de rendre toute répartition idéologique incertaine. D’autres, le plus souvent à droite, relèvent davantage d’aventures individuelles plus que d’un engagement idéologique et partisan. Mais sur cette base, quelles qu’en soient les limites, ceux que l’on classe dans le camp progressiste restent minoritaires.

Afin de tenter de tirer un enseignement général et de mieux comprendre le nouveau cycle politique latino-américain, le rapport de force apparent, favorable aux droites, doit être contextualisé, tout en laissant la possibilité de victoires de gauche. Pour aller au-delà de l’évidence numérique, il est nécessaire de catégoriser politiquement et idéologiquement les étiquettes électorales. En effet, celles-ci peuvent avoir ou avoir eu une influence sur le choix des électeurs.

Comment comprendre les succès remportés par les uns, les unes et par les autres ? L’idéologie et ses antagonismes ont-ils aujourd’hui la même clarté qu’à l’époque où Hugo Chávez dirigeait le Venezuela et Jair Bolsonaro le Brésil  ? Quels pourraient être les indicateurs permettant de décrypter les scénarios de victoire 


L’évaluation des dynamiques électorales, passées et prochaines, butte sur l’indéfinition idéologique des vainqueurs des dernières élections présidentielles, comme sur celle des candidats qui vont se disputer la magistrature suprême dans les prochains mois. Il est difficile de déduire une tendance claire vers la droite ou la gauche uniquement à partir des sortants et des élus récents, ce pour plusieurs raisons.

La confiscation ou, à défaut, la démolition de l’État constitue un premier obstacle à l’analyse. Deux pays, Haïti et le Venezuela, peuvent-ils être pris en compte étant donné dans ces pays l’absence de conditions minimales permettant l’expression libre et transparente d’une consultation présidentielle ? Haïti pourrait, en raison d’un chaos sécuritaire persistant, ne pas voter le 15 novembre 2025. Il n’y a pas de sortant, le président élu en 2016 ayant été, comme signalé supra, assassiné en 2021. Depuis cette date, des chefs d’État intérimaires essaient d’organiser une consultation. Au Venezuela, le président réélu en 2024 se dit socialiste, mais a été accusé d’avoir inversé les résultats, sans apporter de réponse convaincante au large éventail d’opposants, de gauche et de droite.

Deux des sortants élus défendent un mélange de libéralisme économique et de réformisme modéré, au Costa Rica et en République dominicaine. Le Parti du progrès social démocratique de Rodrigo Chaves Robles, au Costa Rica, et le Parti révolutionnaire moderne de République dominicaine, de Luis Abinader, naviguent entre deux eaux, la modernité et le progrès étant interprétés en fonction des circonstances. L’actuelle présidente du Pérou, Dina Boluarte, élue vice-présidente d’une coalition progressiste, n’a plus de boussole orientée vers la gauche. Il convient d’ajouter à cette liste Nayib Bukele, venu du FMLN (Front Farabundo Marti de libération nationale) et ancien maire de la capitale de son pays sous cette étiquette de gauche, qui a évolué vers une droite radicale, sans le revendiquer clairement.

Seuls les présidents élus dans les formes et la transparence requise par la démocratie peuvent être clairement qualifiés de droite ou de gauche : à droite, le premier magistrat de l’Équateur, Daniel Noboa, du Parti Action démocratique nationale, à Panamá, José Raúl Mulino, de la formation RM (Réalisant ses Objectifs) ; à gauche, on trouve plusieurs présidents sortants remettant en jeu leur mandat en fin d’année 2025 ou en 2026 : au Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva, qui a gagné en 2022 au nom de la coalition Brésil de l’espérance ; au Chili, Gabriel Boric, qui l’a emporté en 2021 pour le Front des gauches ; en Colombie, Gustavo Petro, qui a gagné en 2022, sous les couleurs de Colombie humaine ; au Mexique, Claudia Sheinbaum du mouvement Morena ; en Uruguay, Yamandú Orsi, du Front des gauches (Frente Amplio).

L’examen de la répartition des vainqueurs des dernières consultations présidentielles, élus dans les formes requises par la démocratie et non contestés, montre, avec toutes les précautions exposées ci-dessus, une tendance favorable aux candidats de droite (en Équateur, à Panamá et au Salvador). Et, quel que soit le vainqueur de la présidentielle, la Bolivie aura le 19 octobre 2025 un chef d’État de droite. La gauche a gagné en deux occasions, au Mexique et en Uruguay. La victoire du candidat PSUV au Venezuela ne peut ici être prise en considération. L’opposition, comme signalé supra, a communiqué en effet des éléments signalant l’existence d’une fraude organisée, auxquels, on l’a dit plus haut, le gouvernement n’a apporté de réponse que sous forme de riposte. Il est d’autant plus difficile de mettre Nicolas Maduro avec la gauche que Lula da Silva au Brésil et Gustavo Petro en Colombie, incontestablement de gauche, ont refusé de reconnaître toute crédibilité au vote et toute légitimité au résultat proclamé.

Comment comprendre et interpréter ces victoires et ces défaites  ? Un certain nombre de facteurs vont être proposés et non imposés, ils ne sont pas les seuls, sans doute, mais ils ont le mérite de permettre l’ouverture d’une réflexion.

Deux des vainqueurs, au Mexique et au Salvador, sont des vainqueurs de continuité. Un sortant de droite, Nayib Bukele, a été réélu sans difficulté au Salvador. Au Mexique, où la réélection n’est pas autorisée par la Constitution, Claudia Sheinbaum a porté les couleurs du Mouvement Morena, parti du président sortant Andrés Manuel López Obrador (AMLO). Elle a également remporté un succès incontestable.

Comment comprendre ces deux victoires de continuité ? Ces victoires ont été remportées par des candidats ayant tenu, aux yeux des électeurs, leurs engagements de campagne, en personne ou par délégation. Nayib Bukele a, malgré des critiques à l’extérieur de son pays, résolu un problème affectant de façon structurelle le quotidien de tous les Salvadoriens, l’insécurité. Il l’a fait en institutionnalisant l’état d’exception, sans égard pour les normes de droit. Les électeurs ont donné la priorité au résultat, la réduction drastique de la criminalité, considérant secondaires les moyens utilisés pour l’obtenir. Le taux d’homicide enregistré est, en effet, aujourd’hui l’un des plus bas d’Amérique latine, alors qu’avant les mesures brutales de maintien de l’ordre prises par le président Bukele, le Salvador affichait un taux parmi les plus élevés du monde3.

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