Face à la dette, le féminisme nous a permis de comprendre que la finance a un corps, un genre et une race (Nazaret Castro / Equal Times)


« Nous nous voulons vivantes, libres et désendettées. » Sous des slogans tels que celui-ci, les féministes argentines ont remonté le fil de la finance mondiale pour tenter de mieux comprendre les liens entre la dette, l’exploitation par le travail et la violence masculine. Depuis vingt ans, l’Argentine fait face à une crise de la dette publique qui pèse sur le pays et ses habitants.

Manifestation féministe à Buenos Aires. Crédit : Bartosz Brzezinski via FlickR (CC-BY 2.0)

Lucia Cavallero et Veronica Gago, membres du collectif Ni Una Menos et autrices du livre Una lectura feminista de la deuda (Une lecture féministe de la dette), ont entrepris de « faire sortir la dette du placard », ce qui revient en clair à mettre en évidence le fait que la finance n’est pas une abstraction, mais bien quelque chose qui opprime les gens de manière très concrète, dans la mesure où l’endettement impose l’obligation de travailler de plus en plus, indépendamment de la précarité des conditions. En d’autres termes : la dette implique une obéissance, et touche les femmes de manière différenciée.

« Tout gain financier est basé sur l’exploitation et la question est donc de savoir qui a payé le prix fortLe féminisme nous a permis de comprendre que la finance a un corps, un genre et une race » et qu’elle ne touche pas tout le monde de la même façon, explique Mme Cavallero dans entretien avec Equal Times. La chercheuse, qui a étudié cette question de près dans le cadre de sa thèse de doctorat, poursuit en expliquant comment la dette est passée au cœur du mouvement féministe. « La lecture que nous faisons de la dette s’inscrit dans un contexte particulier : d’une part, un moment d’effervescence au sein du mouvement féministe où nous nous sommes autorisées à nous impliquer dans tous les enjeux et à redéfinir de nombreux domaines de l’existence et de la vie politique, et de l’autre, un processus d’endettement public qui s’est accéléré comme jamais dans l’histoire de l’Argentine, sous l’impulsion de Mauricio Macri [président argentin de 2015 à 2019]. »

En Argentine, des slogans tels que « La dette est envers nous, pas envers le FMI [Fonds monétaire international] » et « Les contributions qui me manquent [pour la retraite] sont détenues par le patriarcat » ont été employés pour « inverser le fardeau de la dette : ce n’est pas nous qui avons une dette, mais bien le capital et l’État qui ont une dette envers nousIl s’agit de leur présenter la facture de ce qu’ils n’ont pas payé historiquement », a déclaré Mme Cavallero. Elle se réfère au travail reproductif qui a été assigné aux femmes depuis des siècles – tâches ménagères, éducation des enfants, soins aux personnes âgées et aux personnes dépendantes – mais aussi aux mécanismes d’extraction de valeur incarnés par la grande finance, qui promeut un endettement massif, celui-là même que le féminisme déclare illégitime.

Après avoir enquêté sur la dette avec des collectifs comme Inquilinxs Agrupadxs et l’Assemblée féministe des Villas 31 et 31-bis à Buenos Aires, Lucia Cavallero et Veronica Gago ont édité, avec Silvia Federici, une étude intitulée, en espagnol, ¿Quién le debe a quién ? Ensayos transnacionales de desobediencia financiera (littéralement « Qui doit à qui ? Essais transnationaux sur la désobéissance financière  »), qui inclut des contributions de membres du Debt Collective (États-Unis), de l’Instituto Equit (Brésil) et de l’Instituto Amaq’ (Guatemala). Une autre problématique abordée dans ces essais est celle de la microfinance.

Le microcrédit comme stratégie de dépossession

En 1983, le Bangladais Muhammad Yunus a créé la Grameen Bank, une initiative ayant vocation à promouvoir la microfinance auprès des secteurs appauvris. Très vite, les microcrédits ont spécifiquement ciblé les femmes, considérées meilleures payeuses, outre le fait que les responsabilités familiales qui pèsent sur elles les forcent à s’endetter pour survivre.

Ces dernières années, les femmes de différents pays ont dénoncé des taux d’intérêt prohibitifs (30 à 40 %, voire davantage, selon le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM)), ainsi que le manque d’information et la forte pression qu’elles subissent de la part de leurs créanciers, comme les visites domiciliaires avec menaces d’emprisonnement. Le CADTM, organisation établie à Bruxelles et dotée de représentations dans différents pays d’Afrique et d’Amérique latine, établit un lien entre l’expansion des microcrédits et le taux élevé de suicide chez les femmes endettées dans des pays comme le Maroc et le Bangladesh. Les femmes représentent 80 % de la population bénéficiaire de microcrédits au Niger et au Bangladesh, et 90 % au Sri Lanka, selon le CADTM. 

Elle souligne « l’accent mis sur la captation des personnes non bancarisées » et « la promotion de l’idéologie de l’entrepreneuriat ». En d’autres termes : les femmes en situation précaire sont encouragées à s’endetter pour lancer leur entreprise, cependant dans la pratique, les conditions abusives rendent le remboursement normal impossible et les obligent à contracter de nouveaux prêts pour respecter les délais de remboursement.

Il n’est donc pas surprenant que ces dernières années aient vu surgir des collectifs de femmes opposées à la microfinance. Au Maroc, en 2011, près de 4.500 femmes se sont soulevées pour protester contre les microcrédits. En 2015, le CADTM a lancé une action intitulée, en espagnol, « ¡Aquí está la factura ! » (« Voici la facture ! »), pour donner de la visibilité à la dette de l’État envers les femmes. Au Sénégal, le réseau Droit au développement pour d’autres alternatives (REDA) et l’association Carrefour de solidarité préconisent une politique de prêts à taux zéro, tandis que les alternatives communautaires telles que les tontines, des circuits d’épargne autogérés par les femmes, sont en plein essor.

Des initiatives d’épargne communautaire de ce type ont connu un succès similaire en Équateur, grâce à la confluence des collectifs Mujeres de Frente et Caja de Ahorro 1 de Mayo. Andrea Aguirre de Mujeres de Frente en expose les grandes lignes : « Les montants des crédits dépendent de ce que nous parvenons à épargner collectivementLa garantie est collective et nous générons un système de dialogue avec les membres qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas en mesure de payer leur quote-part, de telle sorte que nous puissions conclure des accords de paiement sans mettre nos liens en dangerLa seule règle est de ne pas disparaître : de maintenir la discussion comme un moyen de soutenir la garantie. »

Plus de précarité en période de pandémie

Dans de nombreux pays, on a pu observer que les secteurs populaires sont passés de l’emprunt pour accéder à certains biens ou services sporadiques – par exemple, un téléviseur ou des vacances – au recours à l’endettement pour répondre à des besoins de base, comme manger ou payer la facture d’électricité. Le cas du Brésil est notoire, comme l’explique à Equal Times Graciela Rodriguez de l’Institut Equit – Genre, économie et citoyenneté mondiale : « Au cours de ces dernières décennies, l’endettement au Brésil s’est étendu aux ménages et est devenu de plus en plus présent dans la vie quotidienneL’expansion du système financier au Brésil est liée à la croissance du travail informel dans les territoires fédéraux. Les principales victimes sont les femmes, qui perçoivent des salaires inférieurs sur le marché du travail formel et portent de surcroît la charge des responsabilités familialesLes femmes se voient ainsi contraintes à recourir au crédit pour satisfaire leurs besoins essentiels. »

Cette précarité s’est aggravée avec la pandémie de Covid-19. Selon Oxfam, la fortune des dix hommes les plus riches du monde a doublé pendant cette période. « Au Brésil, l’augmentation du chômage et de l’informalité atteint des proportions alarmantesLe gouvernement a lancé un programme de subventions pour les secteurs à faible revenu, or celui-ci s’avère être une arme à double tranchant dans la mesure où il met en œuvre, en parallèle, des programmes qui facilitent le recouvrement des dettes : de fait, une grande partie de cette subvention finit par revenir aux banques », explique Graciela Rodriguez.

Ce qui est certain, c’est que les travaux féministes sur la dette ont contribué à mettre en lumière le lien entre la dette et la violence masculine, comme le rappellent Veronica Gago et Lucia Cavallero : « La dette nous empêche de dire non quand nous voulons dire non. » C’est ce qui ressort assez clairement dans le domaine du logement, comme le souligne Ni Una Menos dans son manifeste commun, ainsi que le collectif argentin Inquilinos Agrupados : « Aujourd’hui, la majorité des locataires sont endetté.e.s. » Ainsi, pour nombre de personnes, « le fait d’être privées d’un endroit où vivre implique de finir tout droit dans la rue ou de retomber dans le même foyer violent dont elles ont réussi à s’échapper ».

Les membres de la Plataforma de Afectadxs por la Hipoteca (PAH) du district madrilène de Vallecas soulignent les difficultés supplémentaires que l’endettement hypothécaire impose aux femmes victimes de violence. Dans un cahier intitulé Hasta que caiga el patriarcado y no haya ni un desahucio más. Deuda, vivienda y violencia patriarcal » (littéralement « Jusqu’à ce que le patriarcat tombe et qu’il n’y ait plus une seule expulsion. Dette, logement et violence patriarcale »), la PAH Vallekas dénonce un « biais de genre » dans la crise hypothécaire, qui se traduit par des mécanismes tels que « la pratique consistant à inclure dans les contrats d’hypothèque des parentes non-cohabitantes en tant que codébitrices (à titre de titulaires d’hypothèque) au lieu de garantes ». (…)

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