🇨🇴 « Ne pas financer la Justice transitionnelle pourrait rouvrir le dossier de la Colombie devant la CPI » (entretien avec Alejandro Ramelli Arteaga par Guylaine Roujol Perez)
Le président de la JEP, Juridiction spéciale pour la paix en Colombie, a fait un court passage à Paris où nous l’avons rencontré avant son départ pour la Suisse, avec une étape prévue devant la Cour pénale internationale.
Entre une réunion au ministère des Affaires étrangères et une autre à celui de la Justice, Alejandro Ramelli Arteaga est revenu sur le mécanisme de justice transitionnelle, ses avancées, ses zones de tension, la manière dont victimes et communauté internationale perçoivent son action et son financement insuffisant. Propos recueillis par Guylaine Roujol Perez
Que devrait comprendre la communauté internationale sur la particularité et l’importance du système de justice restaurative de la JEP ?
Alejandro Ramelli Arteaga. Il s’agit d’un modèle différent pour mettre fin aux conflits armés internes. Il combine la justice transitionnelle et la justice restaurative pour enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et pour les sanctionner. C’est une réponse beaucoup mieux adaptée qu’une amnistie qui laisse des blessures profondes chez les victimes et dans la société car il n’y a ni vérité ni réparation. Ce modèle cherche l’équilibre : ce n’est pas une justice punitive, pas de nombreuses années de prison qu’aucun groupe armé au monde n’accepterait, mais ce n’est pas non plus une amnistie. Le point d’équilibre, c’est qu’il faut se présenter devant un juge, dire la vérité, les victimes participent et les sanctions sont différentes, orientées vers la réparation des dommages causés.
L’expérience colombienne se veut une référence ?
A.R. C’est un modèle très novateur qui, en tenant compte de l’expérience et des différences de chaque conflit, pourrait bien sûr être pris en considération par ceux qui négocient la paix ailleurs dans le monde.
Comment s’assurer que toute la vérité émergera ?
A.R. La vérité complète ne sort jamais. Dans aucun conflit. Mais on obtient la plus grande vérité possible. Grâce aux bénéfices accordés à ceux qui parlent, nous obtenons beaucoup de vérités qui n’ont pas émergé dans d’autres conflits. Là-bas, les responsables finissent soit en prison sans jamais parler, soit amnistiés et donc sans parler non plus. Les deux extrêmes conduisent au silence. Mais attention, pas de naïveté. Nous confrontons les versions aux sources, et en cas de mensonge, pas de bénéfice.
Ces vérifications ont-elles permis de détecter des mensonges et d’exclure certains du processus restauratif ?
A.R. Ceux qui acceptent leur responsabilité et disent la vérité suivent la voie de la justice restaurative. Ceux qui veulent se déclarer innocents empruntent la justice classique et peuvent recevoir jusqu’à 20 ans de prison. Mais si vous mentez, vous êtes exclu du système.
Cela s’est-il déjà produit ?
A.R. Bien sûr. Un exemple : des membres des forces armées condamnés pour la prise du Palais de Justice en 1985 et pour des disparitions forcées avaient été condamnés à quarante ans de prison par la justice ordinaire. Ils se sont présentés devant la JEP. Mais l’audience avec les victimes et la confrontation avec les sources ont montré qu’ils ne disaient rien. Alors, nous les avons renvoyés vers la justice ordinaire. Il s’agissait de hauts commandants, de généraux, de colonels.
Que répondez-vous à ceux qui la trouvent trop indulgente ?
A.R. Je ne crois pas qu’elle soit indulgente. Dans le cas des FARC, avec plus de 21 000 enlèvements… nous avons aussi enquêté sur les mauvais traitements subis en captivité, les disparitions, violences sexuelles, tortures, etc., jamais étudiés en profondeur auparavant. Les anciens dirigeants des FARC qui avaient été condamnés en leur absence n’avaient jamais rencontré leurs victimes. Là, ils ont écouté les victimes pendant trois jours d’audiences, leur ont demandé pardon, ce qui n’était jamais arrivé. Pendant huit ans, ils devront mener des travaux de réparation : déminage humanitaire, restauration d’écosystèmes, recherche de disparus, travail de mémoire. Ils ne sont pas en prison, mais sont surveillés électroniquement sur des sites où ils doivent accomplir ces travaux.
Comment ces travaux sont-ils financés ?
A.R. Le Plan national de développement prévoit que l’État finance ces projets. Le coût total de l’exécution des peines est d’environ 120 milliards de pesos (plus de 27 millions d’euros). Le gouvernement en a garanti 20. Il en manque 100. Nous insistons pour que le reste soit couvert.
Que se passerait-il si le prochain gouvernement, en 2026, refusait d’appliquer ces engagements ?
A.R. C’est possible. Mais ce serait contraire à la Constitution, car les accords de paix en font partie.
Cela s’est pourtant déjà produit par le passé pendant la présidence d’Ivan Duque…
A.R. La Cour pénale internationale a signé un accord en 2021 avec le gouvernement colombien, par lequel celui-ci s’engageait à financer tout ce qui concerne la JEP. Ne pas respecter cet accord exposerait le pays à la réouverture du dossier colombien, actuellement suspendu. L’enquête de la CPI est suspendue à condition que la Colombie respecte ses engagements.
Votre tournée européenne concerne-t-elle aussi ce point ?
A.R. Oui. Nous avons un accord avec la CPI, sur la base d’un échange permanent d’informations et d’expériences. Nous allons leur présenter les condamnations et aussi les alerter sur la situation financière. L’État ne respecte pas l’accord. La CPI devra en alerter le gouvernement.
Le gouvernement actuel ?
A.R. L’actuel.
Dans quelle mesure les victimes influencent-elles réellement les sanctions imposées ?
A.R. C’est complexe à cause de leur nombre élevé. Dans le cas des crimes des FARC, plus de 4 300 victimes ont participé. Elles ont fait de nombreuses propositions de réparation, qui ont été systématisées et ont servi de base aux premiers projets. Les dialogues doivent continuer.
Quelles réactions avez-vous trouvées en Europe, notamment en France ?
A.R. Un double sentiment. D’un côté, le soutien au processus de paix et à la JEP est sans faille. De l’autre, il y a des difficultés économiques, des gels et des réductions de fonds. Ils veulent nous soutenir, mais ont des limitations budgétaires.
La société colombienne avance-t-elle vers une réconciliation réelle ?
A.R. C’est difficile à mesurer. Deux processus transitionnels sont encore ouverts : Justice et Paix, et la JEP. Aucun ne clôt le conflit car certains acteurs restent en dehors. C’est le cas de la guérilla de l’ELN, des dissidents des FARC, de la criminalité organisée. Le gouvernement actuel voulait une « paix totale », mais il n’en a plus le temps. Plusieurs négociations sont gelées. Le panorama est complexe.
Le fait que les hostilités se poursuivent ne nuit-il pas à l’image d’une JEP censée « mettre un terme » au conflit ?
A.R. À mon avis, le non-respect complet de l’accord de paix est une cause de la prolongation de la guerre. Les deux moteurs du conflit sont la terre et la drogue. Le point 1 de l’Accord de 2016 sur la réforme agraire n’a presque pas été appliqué. Cela a prolongé la guerre.
Comment mesurer si les victimes se sentent écoutées et satisfaites ?
A.R. L’impression médiatique est que les victimes sont opposées aux jugements prononcés. Mais dans le cas des FARC, sur 4 300 d’entre elles représentées par 106 avocats, seules huit ont fait appel. Dans le cas des exécutions extrajudiciaires commises par les militaires, aucune.
Ingrid Betancourt, qui a protesté après ce jugement, fait-elle partie des personnes qui ont fait appel ?
A.R. Je ne sais pas. Mais celui qui n’est pas d’accord peut interjeter appel. Je comprends la douleur des victimes, leur impression d’insuffisance, leur souhait d’une autre condamnation, mais c’est ce qui a été négocié au départ.
Propos recueillis par Guylaine Roujol Perez, journaliste

