🇧🇴 Victoire de la droite en Bolivie : « Les luttes sociales à venir vont recomposer la gauche » (entretien avec Patrick Guillaudat de FAL, par Luis Reygada / L’Humanité)


Éliminée dès le premier tour de la présidentielle, la gauche bolivienne a également connu un revirement dramatique au Parlement. L’analyste Patrick Guillaudat, revient sur les principales raisons qui ont poussé une importante partie de l’électorat traditionnel du Mouvement vers le socialisme à voter pour le centre-droit.

« La gauche devra tirer les leçons de la défaite pour éviter de la reproduire », rapporte l’expert Patrick Guillaudat. © Javier Mamani / Xinhua / ABACAPRESS.COM

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Après deux décennies de domination écrasante, le Mouvement vers le socialisme (MAS) est sorti laminé des élections générales du 17 août, et la débâcle est totale pour une gauche aujourd’hui divisée et bientôt quasiment effacée du pouvoir législatif. La droite sera en effet très largement majoritaire au Parlement bolivien, selon les résultats définitifs publiés ce mardi [26 août] par le Tribunal suprême électoral.

Alors que le sénateur de centre droit Rodrigo Paz (Parti démocrate-chrétien, PDC) et l’ancien président de droite Jorge Quiroga (Alliance libre, AL) s’affronteront pour se hisser à la tête de l’exécutif lors d’un second tour le 19 octobre, leurs partis contrôleront le Sénat et la Chambre des députés, avec respectivement 49 députés et 16 sénateurs pour le PDC et 39 députés et 12 sénateurs pour l’AL. Quatre partis de droite auront en tout 119 des 130 sièges de députés, et trusteront la totalité des 36 sièges de sénateurs.

Pour sa part, la gauche ne sera représentée que par 10 sièges à la Chambre des députés (8 aux couleurs de l’Alliance populaire, formation de l’ancien candidat Andrónico Rodríguez, et seulement 2 pour le MAS) contre 75 jusqu’à présent, et aucun sénateur ne reprendra les 21 sièges actuels.

« Les déchirements et la violence du conflit au sein de la gauche vont peser encore longtemps dans la conscience collective », analyse Patrick Guillaudat, membre du Comité directeur de l’association France Amérique latine, qui soutient cependant que « les luttes sociales à venir vont recomposer la gauche bolivienne »… Si toutefois elle « tire les leçons de son énorme défaite pour éviter de la reproduire ».

Il y a deux éléments qui expliquent cette défaite. Le premier est la forme qu’a prise le conflit entre Arce et Morales. Il ne s’agit pas d’un débat politique, sur des orientations différentes, mais d’attaques ad hominem, où tous les arguments sont bons : accusations de corruption, de pédophilie, de liens avec le narcotrafic ou encore avec la CIA, et j’en passe. Le tout par le truchement de la judiciarisation du conflit.

Dans la continuité, alors que le MAS était majoritaire avant ces élections dans les deux assemblées, l’aile éviste du MAS a tout fait pour bloquer, y compris avec le soutien de la droite, les projets économiques portés par le gouvernement du président Arce, comme le développement de la production de lithium en collaboration avec des entreprises chinoise et russe, l’entreprise publique nationale étant incapable de résoudre les problèmes techniques d’exploitation.

Dès lors, et c’est le deuxième élément, avec la crise économique qui s’amplifie depuis quelques années, il n’est pas étonnant que le peuple bolivien considère que ces conflits internes ne répondent pas à leurs préoccupations, s’agissant avant tout de luttes pour le pouvoir.

On pourrait d’ailleurs revenir sur la conception du pouvoir exprimée au départ par l’ancien vice-président de Bolivie, Alvaro Garcia Linera, théoricien du populisme de gauche. Après avoir défendu l’idée que, pour gagner, le peuple doit s’incarner dans une personnalité et que le pouvoir populaire doit refléter cette dualité, dès lors pour que le peuple conserve son pouvoir il faut aussi que son incarnation fasse de même. Avec cette philosophie, Morales estime qu’il doit se représenter indéfiniment, même si c’est en contradiction avec la Constitution.

Il faut insister sur un point. Contrairement à ce que l’on peut parfois lire, Arce n’a pas rompu avec le modèle économique mis en œuvre par les gouvernements d’Evo Morales. Il n’a fait qu’accentuer des dérives déjà présentes dans un environnement beaucoup plus défavorable avec la gestion de l’après-Covid et la chute de la production des hydrocarbures.

Ce n’est pas un hasard si Rodrigo Paz a gagné, même si la presse bolivienne a soutenu les deux candidats néolibéraux, Samuel Doria Medina et Jorge Quiroga. Ces deux candidats, donnés gagnants jusque dans les derniers sondages, ont mené une campagne appelant à la destruction des acquis obtenus par le peuple bolivien depuis la victoire du MAS en 2005. Ils ont annoncé la fin des programmes sociaux, des privatisations massives et le retour du FMI. Rien de bien enchanteur pour la grande majorité de la population !

Par contre Paz a développé son programme et sa campagne autour de trois thèmes : lutte contre la corruption, décentralisation, partenariat public/privé, tout en refusant que le FMI intervienne en Bolivie. Il s’agit d’une droite qu’on pourrait cataloguer de « souverainiste », dans le sens où elle croit en un développement endogène.

Dans de telles conditions, avec les souvenirs récents et douloureux des années néolibérales d’avant 2005 et les luttes sociales qui ont secoué le pays, rien d’étonnant à ce qu’une grosse partie de l’électorat traditionnel du MAS se soit reportée sur ce candidat, plutôt que sur les deux favoris des sondages. Paz a d’ailleurs gagné largement dans les départements traditionnellement acquis au MAS, ce qui confirme le déplacement d’une part des électeurs du MAS vers Paz.

Cela ne veut pas dire que Paz tiendra sa ligne car il est minoritaire au Sénat comme à l’Assemblée Nationale, les deux chambres étant dominées par les deux coalitions néolibérales.

Tout à fait, le vote nul a bondi de 5 % des votants à près de 20 %, atteignant même les 33 % dans le département de Cochabamba, fief de Morales. Cela montre qu’une fraction non négligeable de l’électorat de gauche reste fidèle à l’ex-président.

Deux exemples peuvent illustrer la situation. Rappelons que le modèle économique de développement repose largement sur l’extractivisme et l’agrobusiness. Ce modèle, jugé parfois encore à gauche comme « vertueux » parce qu’il s’agirait d’un « extractivisme progressiste » a trouvé ses limites. En dehors des dégâts considérables causés à l’environnement mais aussi aux populations situées autour de ces exploitations, il convient de regarder ce qu’il en est.

Deux exemples. Le projet d’extraction du lithium date de 2008. En 2024, le pays, qui possède les plus grosses réserves mondiales, n’a produit que 2 000 tonnes de carbonate de lithium contre plus de 300 000 tonnes pour le Chili. L’autre exemple c’est celui des hydrocarbures : la production de gaz a chuté de 22 milliards de mètres cubes en 2014 à seulement 12 en 2024. Une chute qui a continué cette année encore.

 Or, le pays exporte un quart de sa production au Brésil et la production restante est maintenant insuffisante pour couvrir les besoins. Celle de pétrole est passée pendant la même période de 18,6 à 7,6 millions de barils. Il y a une explication principale reconnue par le gouvernement Arce : l’absence d’investissements dans les installations existantes depuis une dizaine d’années combinée aux blocages institutionnels résultant du conflit interne au MAS. Même l’exploitation de l’immense gisement de gaz découvert en 2024 sera insuffisante pour rattraper le retard.

Ainsi pour tenter de compenser cette perte de devises, le gouvernement facilite l’exploitation du sous-sol, notamment de l’or, qui s’effectue la plupart du temps dans des conditions dramatiques, tant pour les travailleurs que pour les populations et l’environnement.

Il faut se rappeler que la Bolivie utilise la production et la vente de matières premières pour faire entrer des devises et acheter des marchandises sur le marché mondial, beaucoup moins pour développer une production endogène. Il n’est donc pas étonnant que la situation économique se détériore quand la production recule ou que les cours mondiaux flanchent. Totalement tributaire du marché mondial, la Bolivie est entrée dans une période difficile, d’autant que la droite qui va prendre le pouvoir ne remet pas en cause ce modèle extractiviste.

Il est clair que nous sommes entrés dans une autre période : celle de l’après MAS. Mais les déchirements et la violence du conflit interne vont peser encore longtemps dans la conscience collective. De par leur appartenance au MAS, la plupart des organisations sociales ont été frappées par cette division et sont affaiblies. La COB (Centrale Ouvrière de Bolivie, de loin le plus important syndicat de Bolivie) qui n’a jamais appartenu au MAS est restée relativement intacte. Ne prenant pas position dans ce conflit, elle a même appelé à l’unité de la gauche avant le premier tour.

La Bolivie n’a pas perdu ses traditions de lutte, comme le peuple bolivien l’a montré pour se défaire du régime de Yañez en 2020. Les luttes sociales à venir vont recomposer la gauche bolivienne, mais elle devra tirer les leçons de la défaite pour éviter de la reproduire.

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Pour rappel, voir : Élection présidentielle en Bolivie : défaite de la gauche (revue de presse et quelques analyses)