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Spécial Argentine
L’Argentine et le(s) plan(s) Condor
Nul ne l’ignore, Condor est un plan ourdi par Manuel Contreras au Chili en 1975 : sa phase 3 consistait en l’exécution,
partout dans le monde, des opposants à la dictature de Pinochet. Nul n’ignore non plus que ce plan a été organisé
avec plusieurs pays du Cône sud dans une réunion multilatérale du renseignement à Santiago du Chili. Enfin, il n’est
pas moins connu que c’est l’administration étasunienne, sous la présidence de Jimmy Carter, qui met fin au plan
Condor. Mais la réalité est beaucoup plus complexe, plus argentine que chilienne, plus ancienne dans ses origines
et bien plus longue dans le temps, au-delà du Cône sud jusqu’en Amérique centrale dans les années Reagan.
Dés les années 1950 : coopération internationale Des fiches d’informations circulent, émises par tel
contre le « danger » communiste pays vers un ou plusieurs autres, à travers le réseau
«AGREMIL» (Agregados Militares - Attachés militaires).
Structurellement, les militaires sud-américains ont été Elles sont en général émises par les services de
prévenus contre le communisme extérieur et intérieur renseignements militaires (G-2), mais peuvent aussi
par les États-Unis dès la conférence panaméricaine venir des polices politiques ou même de services
de Chapultepec au Mexique en février 1945. Cette moins officiels comme l’Organisation de Coordination
assemblée, constituée d'officiers de chacun des États des Opérations Antisubversives (OCOA), une unité de
signataires, doit étudier l’extension de la coopération la police politique uruguayenne dont les membres
militaire entamée durant la guerre. Dès 1951, sont participent aux interrogatoires, aux tortures et aux
signés des accords bilatéraux d'assistance militaire exécutions notamment en Argentine.
qui consistent en approvisionnement en armes et A la 10ème réunion de la CEA, à Caracas, le 3 septembre
financements américains, stationnement de conseillers 1973, il est décidé de « donner plus de force à l’échange
militaires de toutes les armes et entraînement des d’informations pour contrecarrer le terrorisme et (…)
officiers latino-américains aux États-Unis et dans la contrôler les éléments subversifs dans chaque pays »2.
zone du canal de Panamá. Dans son discours, le général Breno Borges Fortes,
A la fin des années 50, l’armée argentine, plutôt chef d’État-major de l’Armée brésilienne, déclare
favorable à la coopération militaire avec la France, aux « armées sœurs » que la stratégie de lutte contre
sollicite Paris pour recevoir des experts de la guerre le communisme est du ressort exclusif des forces
anti-insurrectionnelle, alors en cours en Algérie. Une armées de chaque pays mais qu’en « ce qui concerne
mission militaire française est envoyée en Argentine l’aspect collectif, (…) sont seules efficaces les mesures
en 1959. En 1961, à l’initiative de leurs instructeurs de coopération et d’échange, l’échange d’expériences
français, les Argentins proposent aux autres pays ou d’informations et l’aide technique dans la mesure où
latino-américains un cours interaméricain de lutte celle-ci est sollicitée »3.
anti-subversive assuré par des Français.
Structuration progressive de l’échange d’informations Années 1970 : coordination de la répression
Pendant que l’Amérique latine est peu à peu prise en
à l’échelle du continent main par des régimes militaires, l’Argentine vit une
En 1960, le général T.F. Bogart, commandant du curieuse transition entre le retour au pouvoir de Perón
US South Command basé dans la zone du Canal en 1973 et le putsch de 1976.
de Panamá, invite ses collègues des pays latino- La police et les forces armées pratiquent alors une
américains à une réunion « d'amitié » en vue de répression de plus en plus violente et elles autorisent
discuter des problèmes militaires communs. C’est le le développement d’escadrons de la mort issus de
début des conférences des Commandants en Chef leurs rangs, dont la célèbre Alliance Anticommuniste
des Armées Américaines (CEA), centre de ce qui va Argentine (AAA) fondée fin 1973 par le commissaire
devenir l’opération Condor. La seconde réunion de la Alberto Villar, sous-chef de la Police Fédérale argentine.
CEA exprime clairement le souhait, dans le cadre de Pourtant, c’est encore le seul pays du Cône Sud où
la mise au point d’une doctrine contre « l’agression peuvent trouver asile des milliers de réfugiés, victimes
communiste », d’établir un comité permanent dans de la persécution politique et sociale du continent,
la zone du canal de Panamá « aux fins d’échanger surtout chiliens et uruguayens.
des informations et du renseignement »1. Ce souhait Début mars 1974, des représentants des polices
constant va aboutir à la mise en place de structures du Chili, d’Uruguay et de Bolivie, ont une réunion
spécialisées telles qu’un réseau de communication avec le commissaire Villar, pour étudier comment ils
performant à l'échelle du continent ou l'organisation pourraient collaborer pour détruire le foyer subversif
de rencontres bilatérales pour le renseignement. que constitue à leurs yeux la présence en Argentine de
Ces rencontres ultra secrètes sont formalisées entre ces milliers de réfugiés étrangers.
pays voisins (Argentine-Paraguay, Brésil-Argentine, Le représentant du Chili, un général des carabiniers,
Argentine-Uruguay, Paraguay-Bolivie, etc.). propose "d'accréditer dans chaque ambassade un agent
de la Sécurité, qui pourrait appartenir soit aux Forces
1 Secretaria Permanente CEA. Santiago - Chile 1985. armées, soit à la police, et dont la fonction principale
Boletin Informativo N° 1. serait d'assurer la coordination avec la police ou le
2 Secretaria Permanente CEA. Santiago - Chile 1985. représentant de la Sécurité de chaque pays". Le général
Boletin Informativo N° 1. ajoute : “Nous devrions disposer également d'une
3 DIAL. N° 125. centrale d'informations où l’on pourrait se procurer les
renseignements concernant les individus marxistes (...)
échanger des programmes et des informations sur les
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