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Le difficile jugement des criminels de masse :
l’exemple argentin
«… La mémoire de toutes choses passées (…) demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue.
Et ne sera (…) ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en
quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucunes cours
ou juridictions que ce soit.»
Article premier de l’Édit de Nantes (1598).
L’exigence de justice est commune à toutes les victimes d’une dictature, et ce dès le premier jour de
leur détention : impossible à réaliser durant les années de répression, elle demeure extrêmement
difficile à mettre en œuvre, au retour de la démocratie. Les dictatures militaires prennent en général
grand soin d’empêcher toute enquête et au-delà, toute procédure judiciaire sur les atrocités
commises sous leur commandement par l’imposition de décrets d’amnistie. Et le gouvernement
légalement élu qui leur succède, se garde bien de les remettre en question au nom d’une supposée
réconciliation nationale, garantie prétendue de la paix civile.
Des premiers procès aux décrets d’amnistie édicta un deuxième décret d’amnistie, dit de
L’Argentine ne suivra pas, dans un premier temps, le l’Obéissance Due, qui paralysa toute action judiciaire :
chemin de l’oubli et de l’impunité, mais, à l’inverse, il énonçait que tout militaire se voyait « de jure » (terme
offrira à l’histoire l’un des très rares exemples de justice juridique : « de plein droit »), exonéré d’une quelconque
à l’encontre des auteurs de crimes de masse. responsabilité pénale, pour avoir obéi aux ordres.
Raul Alfonsin, élu en 1983, après la chute de la junte Une seule exception est prévue : l’appropriation de
militaire qui avait pris le pouvoir le 24 mars 1976, mineurs.
ordonna la mise en accusation de celle-ci devant la
juridiction pénale nationale, et ce dans les mois qui Vingt ans de luttes contre l’oubli
suivirent le retour à la légalité constitutionnelle. Le 9 C’est un silence de presque vingt ans qui s’abat alors
décembre 1985, sont condamnés 9 militaires, dont, à sur la justice argentine, silence relatif car l’action des
la prison à vie, le général Rafael Videla et l’amiral Emilio associations de victimes et de Droits de l’Homme,
Massera, et à 17 ans de prison le général Viola, pour accompagnées de leurs avocats, travaillent à faire
tortures, assassinats et séquestrations. ouvrir de nouvelles instances. Elles furent en cela aidées
De tel procès sont rarissimes dans l’histoire de par la justice française qui, en 1990, condamna l’officier
l’humanité. En effet, les condamnations prononcées de marine argentin Alfredo Astíz pour la séquestration
à l’encontre de militaires ou de civils ayant perpétré suivie de tortures, des religieuses françaises, Alice
des crimes de masse sont, généralement, le fait de Domon et Léonie Duquet.
juridictions internationales « ad hoc » (Nuremberg, En 1989, le nouveau Président de la République
Tokyo, TPY1 et autres) et non de juridictions nationales. Argentine, Carlos Menem, gracia les 9 militaires
La démocratie grecque, au sortir de la dictature (1967 antérieurement condamnés.
à 1974), offrit un exemple semblable en condamnant, Mais en 2000, suite à un accord entre l’Argentine et la
le 23 août 1975, pour haute trahison, mutinerie et Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme,
tortures, ses colonels félons. des procès pénaux dits « Procès pour la Vérité », organisés
Ce succès de la justice argentine se doit à une forte selon les règles judiciaires habituelles, instruisent
mobilisation des associations de Droits de l’Homme et établissent les faits criminels mais sans pouvoir
et de victimes ainsi qu’à l’ampleur et la cruauté de la prononcer de condamnations à cause des deux décrets
répression : arrestations illégales, détentions secrètes, précités. Ils permettent cependant un rassemblement
tortures systématiques, disparitions (30000) et considérable d’informations en même temps qu’ils
enlèvements de nouveaux-nés. entretiennent la mémoire et la lutte.
Postérieurement à la condamnation de la junte En 1992, un groupement d’avocats, dirigé par Alberto
militaire, des instructions judiciaires furent ouvertes Pedroncini et David Baigun présentent une plainte
contre de nombreux militaires de rang inférieur, ce qui contre plusieurs militaires dont Rafaël Videla, chef de la
ne manqua pas de provoquer la colère des casernes junte, pour soustraction de mineurs, crime non couvert
et en particulier d’un groupe d’extrême droite, les par l’amnistie mais, hélas, par la prescription. En effet,
Carapintadas. plus de 10 ans s’étaient écoulés depuis la commission
Sous la pression de celles-ci, Raul Alfonsin accepta en du crime, ce qui ne permettait plus de poursuite, sauf
1986, un premier décret d’amnistie dit de Point Final, à prouver que la prescription n’était pas acquise. C’est
imposant aux juges d’instruction, un délai de soixante le fondement juridique qui fut invoqué à savoir que le
jours pour prononcer des inculpations, délai au-delà mineur demeurant soustrait, le crime continuait de se
duquel les poursuites deviendraient impossibles, ce perpétrer. Ce crime fut nommé crime continu.
qui représentait un défi lorsque l’on sait que l’un des Dans le même temps, était réclamée, tant par les
modes opératoires de la répression fut le secret. associations de défense des droits de l’Homme et des
Mais les inculpations demeuraient encore trop droits des victimes que par la société civile, l’annulation
nombreuses et l’année suivante, le même président des deux lois scélérates précitées.
En 1998, le général chilien, Augusto Pinochet, auteur
1 Ndlr : Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY ou du coup d’état du 11 septembre 1973, est arrêté à
TPY) est une juridiction instituée en 1993 par l'Organisation des Nations Londres, arrestation qui favorisera l’ouverture de
Unies afin de poursuivre et de juger les coupables de violations graves plusieurs procès en Europe, en particulier en France, et
du droit international humanitaire pendant les guerres de Yougoslavie. rendra plus insupportable encore l’impunité sévissant
en Argentine et au Chili.
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