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Spécial Argentine
Fresque murale dans le centre de Buenos Aires. Le jour de la manifestation en La justice argentine, portée par
commémoration des 30 ans du Coup d'État militaire. La fresque représente les mères une exceptionnelle mobilisation
des disparus pendant la dictature montrant les photos de leurs enfants. du peuple argentin en faveur des
Buenos Aires. Mars 2006. Photo : Martin Barzilai. droits de l’Homme, convaincue
que les crimes devaient être
Une jurisprudence innovante et audacieuse condamnés, a ainsi construit
contre l’impunité au fil des dernières années,
une jurisprudence innovante et
Le 25 mai 2003, Nestor Kirchner est élu à la présidence audacieuse, à la mesure de la
de la République : il sera l’artisan de l’abolition. noblesse de la tâche entreprise.
En août 2003, le Parlement argentin vota l’annulation Elle a ainsi fourni aux justices à
des deux lois d’amnistie, présentée par les députés venir les instruments juridiques
de gauche, annulation confirmée le 15 juin 2005 par de poursuite et de châtiments
la Cour Suprême. Les procédures suspendues depuis des criminels de masse.
1987 étaient ouvertes, conjointement avec d’autres
nouvellement présentées. La prescription fut vaincue Un avenir inquiétant
selon le même principe, à savoir celui du crime continu. Mais des inquiétudes pèsent
Ultérieurement, les juridictions argentines, se fondant aujourd’hui sur les procès en cours. En effet, le 10
sur une réforme de la constitution intervenue en 1992, décembre 2015, le nouveau président de la république,
eurent recours à la figure du crime contre l’humanité, Mauricio Macri, porté par la droite libérale, prête
crime, par nature, imprescriptible. serment et le même jour, le grand journal de droite
C’est un total de 2.071 personnes, civiles ou militaires argentin, La Nación, demande qu’on en finisse avec
qui sont actuellement mises en accusation pour des les procès contre les militaires tandis que le ministre
faits de terrorisme d’État et, à ce jour, 370 ont déjà de la culture de la ville de Buenos Aires met en doute
condamnées. l’étendue de la répression de la dictature. Une chasse
aux sorcières, animée par un esprit de revanche contre
les avancées politiques et sociales du gouvernement
antérieur, s’installe. Les manifestations sociales sont
durement réprimées.
S’il est donc raisonnable de s’interroger sur l’avenir de
l’œuvre de justice accomplie à ce jour par l’Argentine,
il n’en demeure pas moins que celle-ci constitue un
paradigme dans l’histoire judiciaire de la condamnation
des criminels de masse.
Sophie THONON
Avocat à la Cour
Présidente déléguée de FAL
Le cas Mario Sandoval
Mario-Alfredo Sandoval, ancien inspecteur de police du régime dictatorial
argentin (1979-1983), s’est réfugié en France en 1986. Il a été naturalisé français
en 1997 et a depuis enseigné dans plusieurs universités du pays.
C’est alors que le juge argentin Sergio Torres poursuit Sandoval pour violation
de droits de l’homme dans le cadre de plus de 400 cas de disparitions dont celles
des sœurs françaises Alice Domont et Léonie Duquet. Sandoval est également
mis en cause par la justice argentine pour des interventions dans le centre de
tortures et de disparitions forcées de l’Ecole Mécanique de la Marine (ESMA).
En Argentine, en effet, les disparitions forcées ont été menées de manière
systématique : il s’agissait d’enlever une personne, de l’enfermer dans un centre
de détention clandestin, puis de nier sa détention et même son existence.
Buenos Aires demande donc à la France d’extrader Sandoval - qui affirme être
innocent- afin qu’il soit jugé en Argentine.
Le 28 Mai 2014, la Chambre d’Instruction du Tribunal de Paris répond
positivement à cette demande. La justice française ne statue que sur le cas de
Hernán Abriata un étudiant en architecture, militant de la Jeunesse Universitaire Péroniste, enlevé à son domicile le 30 octobre 1976 et
disparu depuis.
Le 18 février 2015, la Cour de Cassation, la plus haute juridiction française, annule la décision d’extradition. Motif : la disparition d’Abriata
remontant à près de 40 ans, les faits ne sont-ils pas prescrits ? Mais cet arrêt n’est pas définitif et l’affaire devra être jugée à nouveau, cette
fois par la Cour d’Appel de Versailles.
Le droit à la justice pour les familles des victimes a été consacré par la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées, et ratifiée par la France en 2008. Faut-il accepter de laisser impunis des crimes si atroces parce qu’ils sont
anciens et lointains ? La justice a-t-elle raison d’organiser son amnésie ?
Sur les crimes de masse de l’Histoire, l’avocate Sophie Thonon, qui représente l’Argentine dans la demande d’extradition, fait remarquer
que « plus le temps passe et plus on en sait. On connaît mieux la dictature argentine, les centres de tortures clandestins ou le rôle de petits
fonctionnaires dans les disparitions forcées aujourd’hui que six mois après la chute du régime. »
Abriata ne doit pas disparaître une deuxième fois, cette fois-ci dans les méandres d’une justice qui préconise l’oubli. « Il faut continuer à
considérer comme vivants, ceux qui peut être ne le sont plus, mais nous avons l’obligation de les réclamer un par un » (Cortázar, Refus de l’oubli).
Jorge Zwaig (FAL Gennevilliers).
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