L’Amérique latine en 2023 : un nouveau cycle électoral ? (Jean-Jacques Kourliandsky / Fondation Jean Jaurès)


Les électeurs latino-américains ont voté en 2023 en Argentine, au Chili, en Équateur, au Guatemala et au Paraguay. Les résultats de ces consultations, présidentielles en Argentine, en Équateur, au Guatemala, au Paraguay, et référendaire au Chili, sont favorables aux droites. Le Chili, après quatre ans de débats, a été renvoyé à la case départ, c’est-à-dire à la Loi fondamentale d’Augusto Pinochet. Et trois pays, sur les quatre invités à choisir leur chef d’État, ont opté pour le candidat libéral-conservateur : l’Argentine, l’Équateur et le Paraguay. L’Amérique latine, après une vague électorale de gauche, serait-elle aujourd’hui en marée montante conservatrice ?


L’élection présidentielle de fin d’année 2023 en Argentine a été la mieux couverte et la plus débattue. Elle le doit incontestablement au profil insolite du vainqueur, Javier Milei, un autoritariste ultralibéral. Elle le doit aussi au caractère pendulaire du vote en Argentine. Chaque consultation censure le sortant ou son camp, et couronne un opposant. L’Argentine offre ainsi une image exemplaire de ce que l’on a pu constater ces dernières années en Amérique latine : des alternances au sommet de l’État quasi automatiques, même si elles n’ont pas eu partout une expression aussi évidente qu’en Argentine.

Un bref rappel des élections argentines peut permettre une meilleure compréhension du contexte d’alternances observées ces derniers temps, d’Argentine à l’Uruguay, en passant par le Brésil, la Colombie et l’Équateur.

L’Argentine a élu le 19 novembre 2023 son premier magistrat. Le vainqueur, Javier Milei, courait sous les couleurs de La liberté avance (LLA), formation extrémiste de droite. Il a battu, au deuxième tour, un adversaire justicialiste (péroniste), Sergio Massa, ministre de l’Économie du président sortant, Alberto Fernández. Alberto Fernández, justicialiste, avait en 2019 écarté le sortant, Mauricio Macri, candidat libéral. Ce dernier, en 2015, avait vaincu un candidat péroniste, Daniel Scioli.

La consultation de novembre 2023 avait un caractère démocratique « historique ». Elle se tenait quarante ans après la victoire présidentielle de Raúl Alfonsín (radical), le 30 octobre 1983, après sept ans de dictature militaire. Comme toujours depuis le 30 octobre 1983, le 19 novembre 2023, il n’y a pas eu d’incidents marquants. Ce contexte n’a pourtant pas interféré dans la campagne, en dépit du profil démocratiquement atypique du candidat du parti LLA.

L’exceptionnalité n’était pas dans la date d’un scrutin, certes démocratiquement historique mais fortuite. Elle n’était pas plus dans la folie attribuée au futur président ou dans la parenté de Milei avec Trump – « Milei, Trump de la pampa » ayant en effet été un titre repris par divers médias francophones les 20 et 21 novembre 2023, par mimétisme mainstream.

Le résultat de l’élection présidentielle argentine prend un tout autre sens en connectant le tempo métronomique des alternances locales au contexte électoral et politique latino-américain de ces derniers mois. Il perd sans doute en reliefs médiatiquement percutants, mais gagne en perspective et en compréhension, sous réserve de donner des réponses à un certain nombre d’interrogations.

Comment interpréter l’alternance argentine entre péronisme et extrême droite ? S’inscrit-elle dans le cadre généralement admis comme une évidence des cycles électoraux ? Après l’élection au Chili d’une assemblée Constituante conservatrice et la confirmation de la Loi fondamentale pinochétiste le 17 décembre 2023, la victoire d’un libéral-conservateur au Paraguay, Santiago Peña, le 15 août 2023, et celle d’un libéral indépendant en Équateur, Daniel Noboa, le 15 octobre 2023, assiste-t-on au retour d’un cycle de droite, après un cycle de consultations favorables à la gauche ?

L’Amérique latine vivrait depuis quelques années un moment électoral justifiant le qualificatif de « cycle progressiste ». C’est du moins ce que l’on pouvait lire dans de nombreux journaux, avant le second tour de l’élection présidentielle argentine. Mais elle s’apprêterait à entrer dans un « cycle droitier ». L’expression est utilisée aussi bien par des journalistes que par des universitaires ou des acteurs de la vie politique et sociale. Abondamment véhiculée par les médias et les réseaux sociaux, l’existence de cycles politiques en Amérique latine a acquis une sorte de vérité par consentement universel.

Il reste à vérifier la qualité démonstrative et descriptive du concept. La politique peut-elle être comparée à une bicyclette, roulant tantôt à gauche, tantôt à droite ?

Au-delà des faits, de la photographie « instantanée » de résultats électoraux qui paraissent valider la pertinence d’un concept articulant de façon cyclique la vie politique, il reste à comprendre les raisons de ces alternances. Les vainqueurs de droite et/ou de gauche présentent leurs victoires comme celles de forces portées par une nécessité historique. Mais comment interpréter une nécessité historique, cyclique et donc conjoncturelle, qui serait indifférente finalement à l’idéologie et aux patriotismes partisans, dans la mesure où le cycle sous-entend l’alternance quasi automatique d’une consultation à l’autre ?

Plusieurs préalables méthodologiques doivent être éclaircis afin de permettre une lecture dénuée de toute équivoque.

Le premier préalable est sémantique et nécessaire avant d’engager une analyse critique du concept de cycles électoraux en Amérique latine. Quand nous parlons d’Amérique latine, qu’entendons-nous par là ? Sans ignorer les débats contradictoires opposant acteurs politiques, sociaux et universitaires à ce sujet, l’Amérique latine dont il est question ici est celle de l’usage commun. Les pays composant le sous-continent latino-américain, étudié ici, sont les vingt États suivants : l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, Cuba, l’Équateur, le Guatemala, Haïti, le Honduras, le Mexique, le Nicaragua, Panama, le Paraguay, le Pérou, la République Dominicaine, le Salvador, l’Uruguay, et le Venezuela.

Le second préalable concerne les périmètres idéologiques. Les définitions partisanes choisies l’ont été de façon arbitraire pour faciliter une réflexion comparative. La seule gauche considérée ici est électorale. Elle couvre un espace diversifié, allant du communisme, chilien par exemple, aux variantes progressistes de partis attrape-tout, comme, à certains moments de leur vie politique et électorale, le justicialisme argentin ou le PLN (Parti de libération nationale) du Costa Rica. La droite inclut des formations circonstancielles, telle l’Action démocratique nationale d’Équateur, et d’autres structurées, comme le Parti conservateur colombien, ou le Parti révolutionnaire institutionnel mexicain, en dépit d’engagements internationaux progressistes pendant la guerre froide.

Les résultats des élections latino-américaines des années 2020 valident le constat d’un cycle progressiste – le terme « progressiste » étant considéré, comme signalé précédemment, dans son expression la plus large, intégrant des partis de centre gauche, quelle que soit leur raison politique : celle de la gauche modérée – radicale, social-démocrate, socialiste ou autres sous-appellations locales, Parti de la Révolution démocratique panaméen (PRD), Parti révolutionnaire moderne (PRM) de République dominicaine, Parti des travailleurs brésilien (PT) –, celle d’une gauche de rupture – Frente Amplio chilien, Mouvement vers le socialisme bolivien (MAS), Mouvement de régénération nationale mexicain (MORENA) – et celle de partis attrape-tout, comme le Justicialisme argentin dans ses versions « kirchnéristes ». Ainsi défini, le camp progressiste a remporté entre 2019 et 2022, comme par un effet domino, les consultations suivantes, présentées par ordre chronologique :

  • Laurentino Cortizo, candidat du PRD panaméen, occupe depuis le 1er juillet 2019 le Palacio de las Garzas, présidence de son pays ;
  • en Bolivie, le 20 octobre 2019, le candidat du MAS (Movimiento al Socialismo), Evo Morales, a emporté la victoire présidentielle ;
  • en Argentine, le 28 octobre 2019, Alberto Fernández, candidat du Parti justicialiste, a gagné la consultation présidentielle ;
  • le 16 août 2020, Luis Abinader, du Parti révolutionnaire moderne (PRM), a obtenu son droit d’entrée au Palais national de la République dominicaine ;
  • victoire le 18 octobre 2020, en Bolivie, de Luis Arce du MAS ;
  • Pedro Castillo, au Pérou, du Parti Pérou libre, élu président le 6 juin 2021, est entré dans la Casa de Pizarro, le 28 juillet 2021 ;
  • le Palacio José Cecilio del Valle, siège présidentiel du Honduras, est la résidence depuis le 27 janvier 2022 de Xiomara Castro, du parti Libertad y Refundación ;
  • Gabriel Boric, au Chili, candidat de la coalition Frente Amplio, élu président le 19 décembre 2021, est l’hôte du Palacio de la Moneda depuis le 11 mars 2022 ;
  • Gustavo Petro est entré le 7 août 2022 (Colombia Humana), au Palacio de Nariño, siège de la présidence ;
  • Planalto, palais de l’exécutif brésilien, est depuis le 1er janvier 2023 la résidence officielle de Luiz Inacio Lula da Silva, élu au nom du PT ;
  • enfin, le 14 janvier 2024, est entré à la Casa Crema, Bernardo Arévalo de León, candidat du Movimiento Semilla, élu président du Guatemala le 20 août 2023.

Donc, entre 2019 et 2023, onze chefs d’État élus, sont, selon les critères signalés plus haut, des présidents « de gauche ».

Ce cycle progressiste peut être porté à quinze si l’on y joint le Mexique où un président de gauche a été élu le 1er juillet 2018, Andrès Manuel Lopez Obrador (MORENA), et trois autres présidents se disant « de gauche », à Cuba, au Nicaragua et au Venezuela, mais qui n’ont pas accédé au pouvoir à l’issue d’une compétition électorale compétitive. Quinze dirigeants latino-américains sur un total de vingt pays étant progressistes, le moment politico-électoral latino-américain actuel justifierait le qualificatif de cycle progressiste.

Confirmant la pertinence apparente du concept, les résultats des consultations antérieures au moment électoral de gauche valident l’évidence d’un cycle libéral-conservateur :

  • 2012, 1er décembre, Mexique, prise de pouvoir d’Enrique Peña Nieto (Partido Revolucionario Institucional – PRI) ;
  • 2014, Honduras, 27 janvier, Juan Orlando Hernández (Parti national) ;
  • 2014, 7 août, Colombie, entrée en fonction de Juan Manuel Santos (Parti de la U) ;
  • 2015, Guatemala, 6 septembre, Alejandro Maldonado Aguirre ;
  • 2015, Argentine, 10 décembre, Mauricio Macri (Proposition républicaine) ;
  • 2015, Venezuela, 6 décembre, les droites gagnent les élections législatives ;
  • 2016, Guatemala, Jimmy Morales (Frente Convergencia Nacional) ;
  • 2016, Pérou, 28 juillet, Pedro Pablo Kuczynski (Peruanos Por el Kambio) ;
  • 2018, Chili, 11 mars, Sebastián Piñera (Chile Vamos) ;
  • 2018, Honduras, 27 janvier, Juan Orlando Hernández (Parti national) ;
  • 2018, Paraguay, 15 août, Mario Abdo Benitez (Parti Colorado) ;
  • 2018, Colombie, 7 août, Iván Duque (Centre démocratique). (…)

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