Amérique latine : nouvelle période, nouvelles luttes. Entretien avec Franck Gaudichaud (Rosa Moussaoui / Contretemps)

Dans cet entretien avec Rosa Moussaoui, Franck Gaudichaud revient sur certaines dynamiques sociales et politiques de la dernière période en Amérique latine, mais aussi sur les enjeux actuels dans la région pour les mouvements d’émancipation. 

Tableau de Diego Rivera

Cet entretien est la version longue du texte publié par le journal L’Humanitéle 12 mars 2021, à retrouver ici
Franck Gaudichaud est professeur d’histoire et étude des Amériques latines contemporaines à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, membre de la rédaction de la revue ContreTemps et coprésident de France Amérique Latine.

Leer en español en la página de Rebelión: «América Latina entró en un período de nuevas polarizaciones sociales y políticas»


Quelle est la trame politique commune de ce que vous désignez comme les « expériences progressistes » du début du XXIe siècle en Amérique latine ?

Cette caractérisation est certes floue. Si nous la reprenons, c’est que les concernés eux-mêmes l’utilisent, des Kirchner en Argentine à Alvaro Garcia Linera en Bolivie. Ces acteurs, dans leur diversité, ont construit un espace politique commun qu’ils ont choisi de nommer « progressiste ». Cette catégorie nous apparaît de ce fait légitime, même si ces gouvernements « de gauche », progressistes recouvrent des expériences très différentes. D’un côté, les expériences « nationales populaires » plus ou moins « radicales », au Venezuela, en Équateur, en Bolivie. Et de l’autre, des expériences plutôt orientées vers le centre gauche, jusqu’à des formes de social-libéralisme, parmi lesquelles on retrouve le Front large d’Uruguay (entre autres, sous les mandats de José « Pepe » Mujica), le Brésil de Lula puis de Dilma Rousseff. Mais au-delà de la catégorie, on retrouve bien des points communs durant « l’âge d’or » des progressismes : retour de l’État, critique du néolibéralisme, visée développementiste. Avec des pratiques politiques en effet très hétérogènes.

Quels furent les ressorts de la longévité de ces gouvernements, dans des contextes traditionnellement marqués par l’instabilité politique ?

Maintenant que nous avons davantage de distance critique sur ce « cycle » qui s’est étendu peu ou prou de 1998 (élection de Chávez ) à 2016 (destitution de Dilma Rousseff au Brésil), et qui est en fait loin d’être clos, on peut constater qu’il coïncide sur une longue période avec des cours élevés des matières premières. Cette manne liée aux exportations de rentes a rendu possible sur le moyen terme un retour des programmes sociaux (parfois qualifiés d’assistancialistes), des plans de lutte contre la pauvreté, des politiques de développement. Il y avait donc une conjoncture économique favorable sur la scène internationale, et en même temps une quête de réponses à la crise d’hégémonie qui a frappé le néolibéralisme à la fin des années 1990. Dans ce contexte, un certain nombre de forces politiques progressistes ont tenté de renouer ou de créer de toutes pièces des liens avec les mouvements populaires, de s’appuyer sur une nouvelle base sociale et plusieurs révoltes plébéiennes (en Bolivie et en Equateur particulièrement) pour affronter les droites néolibérales et conservatrices.

Des politiques de redistribution, d’inclusion sociale pourraient donc se déployer seulement dans les phases de prospérité économique ?

En tout cas, c’est l’une des contradictions, l’un des talons d’Achille de ces récentes expériences latino-américaines. Ce qui a pris forme alors, ce n’est ni une perpétuation du néolibéralisme, ni une transformation à visée anticapitaliste. Au fond, c’est la mise en place d’un nouveau pacte social, certes plus redistributif, mais associant jusqu’aux classes dominantes, qui ont très largement bénéficié du boom économique (celles-ci se sont beaucoup enrichies au Brésil, en Équateur et ailleurs). Avec ce nouveau pacte ou équilibre sociopolitique, des réponses positives à l’urgence sociale ont pris corps, les oligarchies traditionnelles ont été déplacées nettement dans certains pays (Venezuela par exemple). Mais cet équilibre était fragile, avec le maintien des frontières sociales et des dominations de classe (mais aussi de « race » et de genre). Avec, aussi, la forte dépendance de ces politiques redistributives à la conjoncture internationale dans le cadre d’une division international du travail profondément violente.

Qu’est-ce qui a entravé la sortie de la dépendance aux matières premières, en particulier à la rente pétrolière et gazière ?

C’est l’autre grand débat, parfois conduit de façon un peu caricaturale. L’alternative n’est pas entre l’extractivisme déchaîné au nom du développement, d’un côté, et le « tas d’or » sur lequel on resterait assis en se résignant à la pauvreté de l’autre, pour reprendre une expression de l’ex-président équatorien Rafael Correa. Les travaux de l’économiste Pierre Salama, mais aussi bien d’autres, mettent en évidence un grand paradoxe. Historiquement, en Amérique latine, la gauche était opposée à la dépendance, aux rapports hérités du colonialisme. Or, ces dix, quinze ans de progressisme ont renforcé la matrice extractiviste. L’État a certes gagné du terrain sur les acteurs privés. Mais la dépendance aux matières premières s’est trouvée renforcée, les multinationales ont tiré leur épingle du jeu, on a même pu constater des effets de désindustrialisation précoce et financiarisation de l’agriculture intensive, en particulier en Argentine et au Brésil. Évidemment, les devises ont afflué. Mais au prix de sérieux impacts sociaux, politiques et environnementaux. Car le problème n’est pas seulement économique : l’extractivisme est un régime politique qui favorise l’autoritarisme, encourage la corruption, génère des tensions avec les mouvements sociaux et indigènes, dévaste des territoires, fragmente les classes populaires. En revanche, il est évident qu’aucun pays latino-américain ne peut sortir seul de l’extractivisme et du néocolonialisme, du jour au lendemain. Ce qui pose la question des coopérations régionales et internationales. Demander à la Bolivie de laisser tout son lithium dans le Salar d’Uyuni, de renoncer ainsi, sans alternatives concrètes, à des revenus lui permettant d’affronter l’urgence sociale serait absurde. C’est donc la question des transitions écosociales et technologiques à construire qui reste posée. (…)

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Franck Gaudichaud a récemment rédigé et coordonné deux ouvrages collectifs brossant un bilan critique des tentatives politiques « progressistes » qui ont cherché à contester, sur le continent, l’hégémonie néolibérale : Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (Syllepse, 2020) et Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or (Presses universitaires de Rennes, 2021).