Amérique latine : la vague verte peut-elle virer au rouge ? (Maya Laurens / Fondation Jean Jaurès)


La remise en cause du droit à l’avortement – ou son interdiction maintenue – est un marqueur idéologique important et caractéristique d’une droite très conservatrice ou de l’extrême droite (Bolsonaro, Milei, Trump ou encore le PIS en Pologne, pour ne citer qu’eux). Maya Laurens, chargée de mission à la Fondation, propose un bilan de l’état des législations en Amérique latine et montre combien cette bataille en faveur du droit à l’avortement est décisive, d’autant plus qu’elle s’inscrit plus largement dans une remise en cause générale des institutions et droits démocratiques en Amérique latine et bien au-delà.


Dans les pays d’Amérique latine, la vague verte marque la réémergence d’un féminisme de mobilisation1. Depuis 2015, le pañuelo verde (foulard vert) a envahi tant les rues des capitales latino-américaines que les réseaux sociaux. Si le violet a été adopté internationalement comme la couleur du féminisme dès la fin du XIXe siècle2, le vert, lui, est consacré au militantisme pro-choix, en faveur de nouvelles législations nationales garantissant un droit à l’avortement libre, sécurisé et gratuit.

La marea verde fait partie d’un mouvement social féministe plus large, qualifié de quatrième vague féministe latino-américaine et dont l’avortement est l’une des revendications principales. À partir de 2015, le mouvement prend de l’ampleur dans les différents pays du sous-continent. On situe schématiquement le début du cycle à la grève des femmes déclarée en juin 2015, en Argentine, des suites du meurtre d’une adolescente, Chiara Paez. La mobilisation du 8 mars 2020, à l’occasion de la journée de lutte pour les droits des femmes, en marque un point culminant. En période de pandémie, les chiffres des mobilisations nationales, particulièrement importants en Argentine, au Chili et au Mexique, soulignent l’importance du mouvement féministe au sein des luttes sociales du XXIe siècle. Deux millions de personnes sont notamment recensées dans les grandes villes chiliennes, moins de quatre mois après la fin de l’estallido social3, mouvement social coalisant une large partie de la population chilienne qui dénonce, à partir d’octobre 2019, le manque de droits sociaux dans un pays conditionné par le néolibéralisme économique.

Les mobilisations nationales sont d’abord sectorielles. Dans son berceau argentin, la mobilisation nationale est principalement tournée autour de la revendication d’un avortement sécurisé, libre et gratuit. De l’autre côté de la Cordillère andine, le nouveau mouvement féministe chilien se développe à partir d’avril 2018, alors que les étudiantes se mobilisent contre les cas de harcèlements et d’agressions sexuelles en milieu universitaire et dénoncent une omerta institutionnelle. Il trouve d’ailleurs écho au Mexique et en Colombie. Les mobilisations se retrouvent dans leur capacité à dépasser l’enjeu de revendication principal qui devient multiple : lutte contre les violences de genre, avortement libre, dénonciation des discriminations envers les personnes LGBTQI, égalité salariale, abolition du patriarcat, fin du modèle néolibéral4.

Quel est le dénominateur commun de ce mouvement ? On ne peut désormais plus penser les mobilisations sociales du XXIe siècle selon une logique de classe traditionnelle, de conscience de classe, de contradiction principale ou à travers le prisme d’une simple polarité gauche-droite5. En somme, les concepts classiques de l’analyse des mouvements sociaux ne suffisent plus, au vu de l’hétérogénéité des mobilisations sociales, en termes d’ethnies, de classes ou de générations. L’ampleur des mobilisations s’explique également par la mobilisation des femmes à titre individuel, au-delà des collectifs militants.

Pourtant, les mobilisations nationales partagent des caractéristiques qui suffisent à expliquer l’ampleur de la vague : la dimension transnationale des revendications, la centralité du rejet de la violence contre les femmes et la revendication du droit à l’avortement6. La problématisation de la violence de genre comme structurelle, dorénavant perçue comme régie par un système touchant tous les secteurs de la société, agit comme moteur de rassemblement. Face aux discriminations de genre subies par les femmes sur les plans économique, politique, institutionnel ou professionnel, la mobilisation féministe permet aux femmes latino-américaines de se saisir des problématiques urgentes, à titre personnel, dont la privation de droits sexuels et reproductifs. Ce changement de perception de la violence, « de la victimisation dans l’espace privé à l’agentivité politique dans la sphère publique »7, est le moteur de l’activisme pour un avortement libre, sécurisé et gratuit. En somme, pour un droit des femmes à disposer de leur corps. Un droit à l’autodétermination.

L’Amérique latine est territoire de terremotos8 politiques et sociaux. La mobilisation féministe transnationale s’explique, autrement, par cette tension créée par les conservatismes nationaux, l’héritage institutionnel des régimes dictatoriaux et les fortes disparités économiques et sociales résultant des politiques économiques néolibérales. Additionnellement aux inégalités de genre constatées dans l’ensemble des secteurs de la vie publique et privée, le bouillonnement féministe latino-américain s’explique par la multiplication des collectifs et ONG due à l’attention nationale et internationale particulière qu’ont provoquée les changements politiques, les régimes dictatoriaux en particulier9.

Proposant un bilan provisoire de l’état des législations nationales latino-américaines en termes de droit à l’avortement, cette note aborde deux questions principales que sont l’impact de la vague verte sur l’action publique et la menace que représente la montée des droites nationalistes pour ses acquis. La tâche n’a pas vocation à être scientifique : la mesure de l’impact d’un acteur sur un processus est une dimension complexe de l’analyse du changement en action publique, que se partagent plusieurs disciplines. On se contentera d’analyser les changements de politiques publiques opérés pendant l’essor de la vague verte, à savoir de 2015 à nos jours, et d’en évaluer les évolutions vraisemblables.

Si elle est en partie expliquée par l’attention internationale provoquée par le caractère répressif des régimes autoritaires, l’émergence de la vague verte coïncide également avec une remise en cause contemporaine des ordres institutionnels nationaux, et ce n’est pas un hasard. Avec quelques années de recul, et parce que les couleurs font mouche en analyse politique, on peut maintenant affirmer que le basculement des gouvernements latino-américains à gauche, à partir de 2018, ne correspond pas à une seconde vague rose. À l’image du tournant des années 2000, le changement politique s’est caractérisé par l’élection (ou la réélection dans le cas brésilien) de gauches diverses : Luis Arce (Bolivie), Gabriel Boric (Chili), Luiz Inácio Lula Da Silva (Brésil), Andrés Manuel López Obrador (Mexique).

Pourtant, force est de reconnaître qu’il s’agit plus d’un rejet chronique des offres politiques nationales que de la diffusion transnationale d’un crédo égalitariste, constat largement renforcé par la récurrence de l’alternance politique10. D’abord, les candidats de gauche ont généralement été élus, ou réélus, face à l’extrême droite avec un résultat souvent serré, évinçant les coalitions centristes traditionnelles. C’est notamment le cas du Chili (Gabriel Boric) et du Brésil (Luiz Inácio Lula Da Silva). Ensuite, ces duels nationaux n’ont pas toujours donné raison à l’offre politique de gauche. En 2023, les pays concernés par des élections nationales, à l’exception du Guatemala, ont élu l’option libérale-conservatrice. C’est le cas de l’Argentine (Javier Milei), du Paraguay (Santiago Peña) et de l’Équateur (Daniel Noboa). Enfin, il est fort probable que la remise en cause des régimes politiques du statu quo favorise la montée des conservateurs et des ultra-libéraux, même si celle-ci a été initiée par des mouvements sociaux aux revendications progressistes, comme cela a été le cas au Chili. Le bilan actuel de Gabriel Boric peine à se défendre : malgré des réformes sociales importantes, comme le passage progressif à la semaine de quarante heures, le gouvernement a essuyé des défaites de taille, grippant la dynamique du mandat. On pensera notamment au blocage parlementaire de la réforme fiscale, en mars 2023. Le 4 septembre 2022, le rejet du texte très progressiste de la convention constitutionnelle, par référendum, s’était déjà institué en vote-sanction contre le gouvernement, qui semble avoir perdu la légitimité politique investie en lui dès 201911. Ce texte incluait, entre autres, la légalisation de l’avortement. Or, le second texte issu du processus constitutionnel, piloté par la droite et l’extrême droite, plus conservateur encore que la Constitution de 1980, proposait, quant à lui, un « droit à la vie » empêchant toute future légalisation. De fait, même quand ils sont initiés selon des logiques progressiste, égalitariste et universaliste, les processus de transformation institutionnelle remettent toutes les cartes sur la table, y compris celles du conservatisme.

Aussi, la vague verte s’accompagne d’une dynamique de remise en cause des systèmes politiques et institutionnels nationaux, dépassant d’ailleurs l’échelle latino-américaine, et de la montée des droites nationalistes anti-droits. En cela, si la mobilisation féministe transnationale a eu un certain impact sur les législations nationales de l’Amérique latine, il est nécessaire d’appréhender la menace que représente la recrudescence des idéologies conservatrices et ultra-libérales pour la liberté fondamentale qu’est le droit à l’avortement libre et sécurisé.

En Amérique latine, les législations nationales sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) sont majoritairement régies selon une logique de dépénalisation partielle. La dépénalisation, partielle ou non, est distincte de la légalisation en ce qu’elle s’inscrit dans une logique prohibitionniste. La légalisation, elle, s’inscrit dans un cadre légal posé par l’État. Les femmes ayant recours à des interruptions de grossesse sont d’abord considérées comme coupables devant la loi, et doivent justifier l’acte par un type de contrainte spécifique jugé légitime. Ces conditions, généralement au nombre de deux ou trois, sont les suivantes : en cas de viol, en cas de malformation du fœtus ou en cas de danger vital pour la mère. Les professionnels de santé impliqués dans l’intervention chirurgicale sont également sujets à des poursuites judiciaires. C’est le cas des législations de la Bolivie, du Brésil, du Chili, du Costa Rica, de l’Équateur, du Guatemala, du Panama, du Paraguay, du Pérou et du Venezuela.

Avant la vague verte, seuls trois pays légalisent l’avortement, à savoir 14,3% du territoire de l’Amérique latine et des Caraïbes12 : Cuba dès 1965 (jusqu’à huit semaines), le Guyana depuis 1995 (jusqu’à sept semaines pour l’IVG médicamenteuse et quatorze semaines pour l’IVG instrumentale) et l’Uruguay en 2012 (jusqu’à douze semaines). Dans certains contextes nationaux, le momentum provoqué par l’essor du mouvement social et l’activisme législatif a permis d’améliorer les politiques publiques sur l’IVG. C’est le cas en Argentine, en Colombie et au Mexique.

Le vote de la loi 27.610, le 11 décembre 2020 au Sénat, en Argentine, représente la consécration la plus emblématique en ce qu’il s’agit du seul cas de légalisation de l’IVG de la marea verde. Votée à 131 voix pour contre 117, la loi « régule l’accès à l’interruption volontaire et légal de la grossesse et l’attention postpartum de toutes les personnes en capacité de gestation »13. Elle est mise en place le 15 janvier 2021. Le projet de loi, soumis au Congrès national en novembre 2020 par la tête de l’exécutif, l’ex-président Alberto Fernández, et signé par d’autres membres du gouvernement, représentait une promesse de campagne du candidat issu de la gauche péroniste. La légalisation de l’avortement est l’aboutissement d’un travail de longue haleine, contrecarré par le rejet au Sénat d’un projet de loi similaire en 2018, à 38 voix contre 31, qui avait donné lieu à une mobilisation importante à Buenos Aires. En complémentarité, la loi des « mille jours », approuvée dans les mêmes temps, prévoit de renforcer la prise en charge intégrale de la santé et de la vie des femmes enceintes, ainsi que des enfants en bas âge, et permet de fournir un soutien financier aux femmes en situation de vulnérabilité, pendant la grossesse et les trois premières années de vie de l’enfant.

Dès février 2023, avec deux ans de recul, le ministère de la Santé argentin annonce une baisse substantielle des décès maternels, de 23 en 2020 à 13 en 2021. Le taux de mortalité infantile est actuellement le plus bas de l’histoire de l’Argentine. En 2021, sont comptabilisées 4 238 décès, soit une baisse de 6% par rapport à 202014.

Si dans les codes pénaux mexicain et colombien l’avortement n’est pas légalisé, les avancées législatives en termes de dépénalisation sont considérables. À l’image des États-Unis et du modèle ibérique, le Mexique est une république fédérale, composée de 32 entités fédératives : 31 États et la ville de Mexico15. La législation en termes d’avortement est une compétence propre à ces derniers. Aussi, si l’avortement a été dépénalisé depuis 2007 dans la ville de Mexico, il était alors dépénalisé en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère dans les autres États, et passible de peines allant jusqu’à trente ans de prison dans l’État de Guanajuato. En septembre 2023, la Cour suprême du Mexique dépénalise nationalement l’avortement en statuant sur l’inconstitutionnalité du système juridique de pénalisation.

Depuis le 21 février 2022, la Cour constitutionnelle colombienne reconnaît l’IVG comme un droit intimement lié « au droit à la vie, à la santé, à l’intégrité, à l’autodétermination, l’intimité et à la dignité des femmes », et le dépénalise jusqu’à vingt-quatre semaines16. Qui plus est, l’avortement conditionnel, en cas de viol, de danger pour la mère ou pour le fœtus, tel qu’autorisé depuis 2006, est autorisé tout au long de la grossesse. En 2022, on estimait que sur les 400 400 cas d’avortement pratiqués chaque année, seulement près de 10% de ces cas étaient réalisés dans le cadre de la loi17.

Pour d’autres pays latino-américains, l’activité législative n’a pas abouti aux progrès espérés. Tandis que, sous Michelle Bachelet, le Chili a réadopté la logique de dépénalisation thérapeutique en vigueur avant la dictature, les législations coercitives du Honduras et du Nicaragua se sont vues renforcées. Le cas du Brésil, quant à lui, est encore entre les mains de la Cour suprême.

Au Chili, comme l’a déclaré la ministre secrétaire d’État Camila Vallejo, la légalisation de l’avortement devrait parvenir à l’agenda législatif avant la fin du mandat de Gabriel Boric (2022-2026). Suite à une prise de parole d’Antonia Orellana, ministre de la Femme et de l’Équité de genre, informant d’une prise de contact du gouvernement avec les associations féministes et représentants des corps de santé, le gouvernement avait annoncé préparer le terrain pour après 202318. En réaction à la déclaration d’un député du camp républicain, Cristobal Urruticoechea19, la ministre avait affirmé que le gouvernement ne permettrait pas qu’un groupe de parlementaires fassent rétrocéder des avancées historiques.

Pour autant, après trente ans d’interdiction totale (1989-2017), la dépénalisation partielle de l’avortement, finalement votée sous le second gouvernement de Michelle Bachelet (2014-2018), en 2017, est loin de représenter une victoire flamboyante. D’abord, la procédure est très encadrée : la nécessité de l’avortement en cas de risque pour la personne enceinte ou d’anomalie fœtale doit être confirmée par une équipe médicale. Dans le cas d’un viol, la confirmation doit provenir d’une équipe composée d’un travailleur social et d’un psychiatre ou d’un psychologue20. Deuxièmement, l’utilisation de l’objection de conscience, clause la plus sujette à modification pendant le processus législatif, est devenue le recours majoritaire des secteurs conservateurs21. Dans la loi originale, l’objection de conscience était strictement prévue pour les praticiens directement impliqués dans la procédure22. Le débat législatif a permis d’incorporer tous les membres du personnel de santé, qui doivent faire état de leur objection à l’écrit, ainsi que d’en faire un droit d’autonomie des organisations de santé privées23. Troisièmement, la loi actuelle ne garantit pas le droit à l’IVG aux femmes en leur qualité de sujets de droit. Inscrite dans le Code pénal, elle est régie par une logique coercitive qui perçoit systématiquement les femmes ayant avorté comme coupables au regard de la loi. (…)

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