🇧🇷 Au Brésil de la faim, voter est la dernière des priorités (un reportage de Talita Bedinelli Sumaúma /Traduction par Autres Brésils)


Le plus grand collège électoral du Brésil, la favela de Chuvisco, dans la zone sud de São Paulo, est le reflet d’un pays où six personnes sur dix n’ont pas le plein accès à la nourriture. C’est le Brésil d’Ana Mirtes, où le coût du transport scolaire l’empêche de se rendre aux urnes.

No Brasil da fome, votar é a última prioridade / Traduction pour Autres Brésils : Philippe Aldon et Du Duffles.

Ana Mirtes da Silva Santos et son fils Samuel, dix ans, devant la porte de leur maison, dans la favela de Chuvisco, zone sud de São Paulo. Un dimanche où le soleil brille enfin, elle sourit. Photo : Isabella Finholdt /Sumaumá

Dans sa maison en bois, Ana Mirtes da Silva Santos se serre contre le rebord d’une vieille cuisinière à quatre brûleurs pour essayer d’esquiver une fuite d’eau. Cette pièce unique, où le salon est séparé de la chambre par un panneau sans porte, abrite sa vie et celle de Samuel, son fils de 10 ans. Il y a un évier, une table, une télévision, un vélo, un réfrigérateur. Il y a un lit à une place où ils dorment tous les deux, une couverture à carreaux en guise de fenêtre et quelques vêtements. Sur le sol en ciment, les restes de ce qui était autrefois une moquette épongent l’eau qui s’écoule des tuiles percées du toit. On sent l’eau sous les pieds. A raconter comment, la veille, alors que la pluie ne cessait pas non plus, sa chemise était détrempée sans même avoir mis un pied dehors, Ana pleure. Quand Ana pleure, ses larmes lui permettent d’évacuer les nombreuses douleurs accumulées. La pandémie ayant considérablement raréfié les emplois de femme de ménage, il y a des jours où elle et son fils mangent du riz avec de la laitue ou de la bouillie faite de farine de maïs. Quand il n’y a pas assez à manger pour les deux, elle dort le ventre vide. [1]” L’estomac gargouille ” dit-elle.

C’est le mardi de la semaine précédant l’élection la plus importante depuis la redémocratisation du Brésil. Le dimanche suivant, le pays doit décider dans les urnes si le pétiste, Luiz Inácio Lula da Silva, et l’extrémiste de droite, Jair Bolsonaro, s’affronteront dans un second tour serré. Ana Mirtes, qui vit dans le plus grand collège électoral du pays, la favela de Chuvisco située dans la ville la plus riche du Brésil, n’a pas voix au chapitre. La pauvreté lui a ravi le droit fondamental d’élire celui qu’elle souhaite voir diriger le pays.

Ana préférait le candidat du PT, mais elle n’est pas allée voter car le coût du transport pour y aller était trop élevé pour son budget. Deux heures après l’ouverture des bureaux de vote, elle s’est retrouvée face à un dilemme : voter ou manger. Elle a pris la même décision que nombre de ses voisins, qui ont contribué au taux d’abstention le plus élevé de ces élections depuis 1998 : 20,95% ne se sont pas rendus aux urnes. Pour ceux qui vivent l’indignité de ne pas savoir comment ils vont se nourrir chaque jour, s’inquiéter de savoir qui va diriger le pays ne fait pas partie des priorités. Si le fait de ne pas garantir le droit à l’alimentation est une violation de la constitution, les ruelles de ce quartier de la zone sud de São Paulo regorgent d’histoires de gens qui doivent jongler pour trouver de quoi se nourrir.

Si les paniers alimentaires de base garantissent le riz, les haricots, les nouilles, la farine, l’huile et la semoule de maïs, dans le quartier, il n’y en a que 35 qui sont fournis chaque mois pour 500 familles, explique un responsable communautaire de la favela de Chuvisco. Il organise une rotation entre les familles les plus nécessiteuses. Pour les fruits et légumes, beaucoup comptent sur la bonne volonté des commerçants du marché, qui cèdent leurs invendus en fin de journée. Les protéines doivent être achetées. En général, ce sont des œufs ou des saucisses, qui sont moins chers.

La favela est le portrait d’un Brésil affamé, où seules 4 familles sur 10 parviennent à avoir le plein accès à la nourriture, selon les données du Réseau national de chercheurs sur la souveraineté et la sécurité alimentaires au Brésil (Réseau PENSSAN), publiées en juin 2022. La forme la plus grave de ce qu’on appelle l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire le fait de ne pas prendre tous les repas de la journée, concerne 33,1 millions de Brésiliens – un niveau équivalent à celui des années 1990. Dans le pays qui n’apparaissait plus sur la carte de la faim de l’ONU en 2014, en un peu plus d’un an (entre fin 2020 et début 2022), 14 millions de personnes ont cessé de prendre tous leurs repas quotidiens. Les données soulignent que :

  • 15,4 % des familles ne prennent pas de petit-déjeuner tous les jours,
  • 10 % ne déjeunent pas tous les jours et
  • 19,9 % n’ont souvent rien à manger au dîner.

Une autre catégorie comprend ceux qui, sans souffrir de la faim au quotidien, n’ont pas d’accès garanti à la nourriture : trois familles sur dix rapportent l’angoisse quotidienne de ne pas savoir de quoi sera fait le lendemain.


L’insécurité alimentaire s’est à nouveau aggravée dans le pays depuis 2016, explique Rosana Salles Costa, chercheuse du réseau Penssan. Les restrictions économiques du gouvernement de Michel Temer, l’augmentation du chômage et la déstructuration du Conseil national de sécurité alimentaire, qui assurait le suivi et la mise en place de politiques publiques dans ce domaine, et qui a été démis de ses fonctions dès le premier jour du gouvernement Bolsonaro, ont affaibli le Brésil juste avant l’arrivée de la pandémie. Les politiques de Bolsonaro, qui ont retardé la vaccination contre le covid-19, ont aggravé la crise économique. C’était le scénario idéal pour amplifier la faim.

La question est revenue sur le devant de la scène lors de cette élection. Bolsonaro a remplacé la « Bolsa Família » par « l’Auxílio Brasil », d’un montant de 600 réaux qui risque de chuter à 405 l’année prochaine, selon les prévisions du budget fédéral 2023. Et, en guise d’appel du pied aux électeurs les plus démunis, il a promis d’avancer le paiement de ce mois-ci à la veille du second tour. Lula discute, quant à lui, en échange du soutien de Ciro Gomes, de l’inclusion dans son programme de gouvernement de la proposition du pédédiste d’un revenu de base de 1 000 réaux. Mais Rosana, qui est également professeur à l’institut de nutrition de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), affirme que pour mettre fin à la faim, un programme de transfert d’argent ne suffit pas. Il est nécessaire d’avoir une politique gouvernementale qui comprenne, outre l’amélioration économique évidente, le gel des prix des produits du panier alimentaire de base, par exemple, qui, rien que l’année dernière, ont augmenté de 13,4 % à 26,54 % dans les capitales des États brésiliens, selon le département intersyndical des statistiques et des études socio-économiques (DIEESE). À São Paulo, un travailleur gagnant le salaire minimum (1 212 réaux) dépense jusqu’à 69,31 % de son revenu pour acheter ces produits alimentaires de base.

En septembre, Ana Mirtes a reçu pour la première fois les 600 réaux de l’ « Auxílio Brasil  ». “Cela ne suffit pas “, dit-elle. “Juste le gaz coûte 125 réaux. J’utilise un pommeau chauffant pour économiser et faire en sorte que l’argent dure plus longtemps“, explique-t-elle. Elle montre ainsi une résistance électrique de douche suspendue au-dessus de l’évier, avec laquelle elle chauffe l’eau avant de la mettre sur la cuisinière, afin d’accélérer le processus de cuisson. Un pari dangereux qui pourrait détruire sa cabane et celles de tous ses voisins dans un incendie. Outre la nourriture, il faut aussi acheter des vêtements, des médicaments, des articles d’hygiène personnelle. Tout cela dans un Brésil où les prix sont à la hausse. “S’il n’y avait pas les paniers alimentaires de base et le marché, je ne sais pas ce que nous ferions“, dit-elle. Ana fait le tour des ordures du quartier à la recherche de canettes à vendre, mais, face à une concurrence accrue, il lui faut parfois deux semaines pour rassembler les 70 unités nécessaires au kilo, vendu à six réaux.

Dans une autre maison, à quelques rues de là, Rafael Damasceno, 27 ans, a également renoncé à voter le 2 octobre. “J’ai bien réfléchi. Ces gens ne font que promettre et promettre. Et tous ne font que voler“, a-t-il dit. Pendant la semaine, il a tout de même envisagé de se rendre aux urnes, car il pensait profiter du dimanche ensoleillé pour vendre des bonbons au phare, projet gâché par la pluie incessante tombée cette semaine-là. Et pourtant, à l’heure du déjeuner, il était tout content que son travail de livreur iFood [2] lui ait rapporté 150 réaux. Avec cet argent, il a enfin acheté de la viande et des pommes de terre et il est resté chez lui déjeuner avec sa femme et ses quatre enfants. S’il a calculé qu’il avait garanti de quoi manger jusqu’à jeudi, il a tout de même renoncé à aller voter, car il n’a aucun espoir que sa vie change avec le résultat des urnes.

Le mardi précédant l’élection, sa femme, Ritiele Patriste, vingt-trois ans, avait ouvert le réfrigérateur pour lui montrer les rayons presque vides. Sur le dernier, il y avait deux bottes de carottes, déjà noircies. Plus haut, une bouteille d’eau et une cocotte-minute avec quelques haricots cuisinés. Sur la porte, un pot de moutarde, du saindoux et un seul œuf, resté de la veille. (…)

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