Brésil: “la chute de la gauche constituerait un choc systémique en Amérique latine.”
Pris en tenaille entre la récession et des accusations de corruption, Dilma Rousseff et son gouvernement sont sous la pression de la rue. Le Brésil est agité d’une grave crise politique et judiciaire : mis en cause dans le scandale de corruption Petrobras, la présidente Dilma Rousseff est menacée d’une procédure de destitution et son prédécesseur Luiz Inacio Lula da Silva d’un placement en détention provisoire – à laquelle il pourrait échapper en entrant au gouvernement. Vendredi, les soutiens de la gauche ont manifesté contre ce qu’ils considèrent comme un coup d’État, moins nombreux que les partisans de l’opposition quelques jours auparavant.
Spécialiste de l’Amérique latine, Christophe Ventura explique les erreurs du pouvoir et les desseins de ses opposants. Il revient sur la fragilisation d’un gouvernement qui n’a pas anticipé les conséquences de la crise économique et de ses propres réussites, s’exposant au retour d’une droite très radicalisée.
Regards. Au-delà du scandale Petrobras, que signifie la crise politique qui frappe le pouvoir brésilien ?
Christophe Ventura. Elle est le symptôme d’un phénomène que l’on a connu en France il y a quelques années, notamment avec l’affaire Elf : celui de pays sans financement public de la vie politique et dont le système politique est – à 90% dans le cas du Brésil – financé par le secteur privé. Cette affaire nous rappelle que la corruption est consubstantielle d’un tel système, puisque ce sont les entreprises qui financent directement les partis et les campagnes électorales – qu’il s’agisse des partis de la coalition au pouvoir ou de ceux de l’opposition, lesquels sont d’ailleurs aussi impliqués que le Parti des travailleurs dans le scandale Lava jato [1]
« Ce qui creuse la distance entre ce gouvernement et ceux qui l’ont porté au pouvoir, c’est d’abord cette difficulté à poursuivre l’objectif de redistribution et de justice sociales »
La crise résulte-t-elle seulement d’un problème institutionnel de ce type, ou bien a-t-elle une dimension particulière au moment où le PT apparaît fragilisé et la politique de Dilma Rousseff remise en cause ?
Il y a des deux. L’arrière-fond du scandale est l’entrée du Brésil, à partir du début des années 2010, notamment en 2012-2013, dans une crise économique qui n’a pas été anticipée, avec un retournement de cycle très important pour les pays exportateurs de matières premières. Ils ont subi de plein fouet le contrecoup de la crise de 2008, laquelle s’est traduite par un effondrement, non seulement des exportations de matières premières, mais aussi du cours de celles-ci. L’économie brésilienne s’est enrayée (en récession de 3,8% en 2015), entraînant la spirale de l’endettement, de l’inflation et d’un ralentissement général, avec une croissance du chômage à près de 10% de la population active, une chute de la consommation populaire et des difficultés accrues dans le secteur de l’économie informelle, ainsi qu’une baisse du pouvoir d’achat. Le gouvernement n’a plus été en mesure de maintenir l’ambition des politiques sociales de lutte contre la pauvreté et les inégalités qui ont fait son succès au cours des quinze dernières années. La crise a pris ensuite un tour politique avec la révélation de scandales de corruption qui ne sont pas apparus par enchantement : la tolérance envers celle-ci diminue lorsque l’économie va plus mal et que les conditions d’existence recommencent à se dégrader au sein de la population.
Dans ce contexte, assiste-t-on au crépuscule du projet politique porté par le PT ?
Ce projet reste vivant dans la société brésilienne, consistant en des politiques économiques et publiques guidées par l’objectif de redistribution des richesses créées auprès des couches les plus modestes – un projet qui n’a d’ailleurs jamais été révolutionnaire et n’a pas consisté à renverser l’ordre économique ou la propriété. Il n’est pas éteint, mais il ne marche plus dans les conditions actuelles, qui raréfient les ressources de l’Etat quand les marchés mondiaux sont en crise, alors que le modèle de développement économique brésilien n’a pas été diversifié et transformé. Ce qui creuse la distance entre ce gouvernement et ceux qui l’ont porté au pouvoir, c’est d’abord cette difficulté à poursuivre l’objectif de redistribution et de justice sociales, mais aussi le fait que le PT s’est coupé des mouvements sociaux et de ses bases dans la gestion quotidienne de l’appareil d’État, avec une forme de bureaucratisation qui lui est reprochée.
« Aujourd’hui, c’est le Brésil blanc, les classes supérieures urbaines qui sont dans la rue, l’électorat qui s’oppose traditionnellement au lulisme »
La réélection de Dilma Rousseff en 2014 n’a pas enrayé cette évolution ?
Ses promesses de campagne ont été contredites par la réponse de son gouvernement à la crise. Le gouvernement Rousseff II a été élu en 2014 sur le programme issu du consensus des années précédentes, mais ce n’est pas celui-ci qui a été mis en œuvre : l’exécutif s’est mis à organiser l’ajustement du Brésil aux exigences des marchés financiers, avec des coupes importantes dans les budgets sociaux, les investissements publics et les infrastructures, avec le blocage des salaires minimums, un projet de loi dérégulant le système de retraites, etc. Le scandale Petrobras est venu, dans ce contexte, peser de tout son poids. Au-delà de cette affaire, la question est ainsi de savoir si le retour de Lula au gouvernement – désormais rendu très incertain avec la suspension de son entrée dans l’exécutif par un juge du Tribunal suprême fédéral – impliquerait un changement de cap dans sa politique, ce qui était manifestement l’objectif.
Les manifestants qui descendent dans la rue sont-ils les mêmes que lors du mouvement de 2013 ?
En 2013, les populations qui s’étaient mobilisées étaient précisément celles qui avaient bénéficié des politiques du lulisme en sortant de la pauvreté, en accédant à des emplois plus stabilisés et à la consommation. Cette petite classe moyenne, bien que le terme prête à discussion, exigeait un approfondissement de la politique menée, surtout en matière d’infrastructures, d’accès à la propriété et au crédit… Ces problématiques nouvelles, liées à la question de leur mobilité sociale, n’ont pas été anticipées par le pouvoir, comme dans bien des pays gouvernés par la gauche en Amérique latine. Toutes les enquêtes confirment qu’aujourd’hui, c’est le Brésil blanc, les classes supérieures urbaines qui sont dans la rue, l’électorat qui oppose traditionnellement au lulisme un vote d’opposition franc et massif. Politiquement, ce mouvement est d’abord celui de la droite qui ne veut plus de la gauche au pouvoir, et sociologiquement celui des classes supérieures qui se considèrent comme victimes des politiques menées au cours des années précédentes. On assiste à une polarisation de classes.
« À ce jour, la droite a gagné la bataille de la rue et oriente le mécontentement populaire vers ses positions idéologiques »
Est-ce que le soutien majoritaire au pouvoir en place est susceptible d’être remis en cause par le scandale et les mobilisations qu’il déclenche ?
C’est difficile à prédire. Le gouvernement ne bénéficie plus d’un large soutien populaire : il est pris entre les attaques venues de sa droite, l’enquête Lava Jato et l’éloignement envers ses bases. Le rejet de Dilma Rousseff, que les sondages présentent majoritaire à hauteur de 70%, n’est pas homogène : il est pour une part de droite, pour une part de gauche. Mais à ce jour, la droite a gagné la bataille de la rue et oriente le mécontentement populaire vers ses positions idéologiques. À cause de la déception suscitée, il n’y a pas eu de mobilisation populaire massive pour défendre le pouvoir actuel. Les dernières manifestations du 18 mars en faveur du gouvernement et de la stabilité institutionnelle ont toutefois été bien plus importantes que toutes les précédentes. Ouvrent-elles une nouvelle séquence ? L’enjeu est bien de remobiliser une population qui reste aujourd’hui assez circonspecte à l’égard de l’évolution des dossiers.
Les accusations de corruption, si elles s’avèrent fondées, peuvent-elles précipiter susciter une désillusion profonde envers la gauche brésilienne ?
Ce qui s’exprime de manière transversale c’est, avant tout et centralement, un rejet de la politique en général, d’un système politique et de ses partis gangrénés par la corruption. Si l’attention médiatique se porte sur le gouvernement et Lula, certains dirigeants de l’opposition sont pour leur part directement accusés par la justice, ce qui n’est pas le cas de Lula aujourd’hui. Un juge d’instance, Sergio Moro, le soupçonne, mais aucune preuve n’a été formellement avérée à ce jour. Quant à lui par exemple, le président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, est bel et bien accusé de corruption dans la même affaire, après la découverte de cinq millions de dollars sur des comptes en Suisse. Et c’est pourtant lui qui impulse la procédure de destitution contre Dilma Rousseff… De même, la plupart des soixante-cinq députés de la commission – contrôlée par Cunha –, qui doit démarrer le travail pour savoir si la présidente doit être destituée, a été élue avec des fonds d’entreprises liées au scandaleLava Jato ! Une vingtaine fait même l’objet d’enquêtes sur le sujet diligentées par la Cour suprême… On le voit, la notion de neutralité des institutions n’existe plus dans cette bataille juridico-politique.
Ce rejet global de la classe politique et ces affaires créent une forte incertitude sur ses conséquences à terme…
C’est toute la question. Après l’opération “Mains propres” en Italie, il faut se rappeler le triomphe durant vingt ans du Berluconisme, né lui aussi sur les ruines du système politique antérieur des partis. Ces situations nous renvoient aux débats sur la “République des juges”, etc. Cela étant, l’enquête au Brésil a déjà fait du mal à la crédibilité de Dilma Rousseff et de Lula, et si faits sont avérés, cela ajoutera au discrédit du Parti des travailleurs et de ses dirigeants.
« Nous sommes en présence d’une droite particulièrement inquiétante qui se radicalise de jour en jour, tout comme la situation elle-même »
De la part du PT et du gouvernement, l’incapacité à s’attaquer à la corruption et au discrédit de la politique constitue un échec politique majeur…
C’est indéniable : le PT paye le prix de cette situation. Il faut se souvenir qu’en 2013, Mme Rousseff avait proposé de réformer le système politique dans le bon sens, elle avait même lancé l’organisation d’une Constituante pour remettre tout le système politique national à plat et entre les mains du peuple. Mais elle s’était heurtée à l’opposition de tout le Congrès. Elle fut désavouée. Cela revenait à demander au système politique de se faire hara-kiri, alors que ses principaux protagonistes en profitent. Aujourd’hui, et il faut s’en réjouir, ces questions de corruption se posent bien au-delà du cénacle des spécialistes et sont entrées largement dans l’espace public. L’élément nouveau est bien que la tolérance des populations envers ces phénomènes de corruption, endémiques depuis des siècles au Brésil et en Amérique latine, s’est réduite à néant. Cela marque une évolution majeure de la population vis-à-vis de sa classe politique. La difficulté pour un gouvernement de gauche, c’est qu’on attend de lui qu’il change les choses, et de ce point de vue, c’est un échec, même si les meilleures lois contre le blanchiment d’argent par exemple ou l’indépendance de la justice ont été mises en place par la gauche au Brésil.
Inversement, quel projet porte la droite brésilienne si les événements la rapprochent d’un retour au pouvoir ?
Nous sommes en présence d’une droite particulièrement inquiétante qui se radicalise de jour en jour, tout comme la situation elle-même. Lula se déclare victime d’une justice politique. Le juge Sergio Moro emploie indéniablement des procédés plus que discutables. Le fameux enregistrement téléphonique de l’appel entre Lula et Rousseff qui mobilise les médias – et dont le contenu est différemment interprété selon votre place sur l’échiquier politique – indique que des juges mettent sur écoute la présidente de manière illégale, sans mandat de la cour suprême, et laissent divulguer cette écoute – de manière encore plus illégale – par une chaîne de télévision, Globo, dont on sait qu’elle se place dans une opposition virulente à la majorité… D’ailleurs, de nombreux juristes brésiliens dénoncent les méthodes du juge Moro et considèrent qu’on ne fait pas justice en violant la Constitution. La justice est devenue une arme politique, au Brésil comme dans d’autres pays latino-américains. La droite est à l’offensive et compte profiter de la faiblesse de son adversaire pour imposer un projet encore plus radical que celui de son homologue argentine, par exemple. Faire tomber la gauche au Brésil constituerait un choc systémique en Amérique latine et au-delà. En dehors des cercles du pouvoir, toute la gauche et les mouvements sociaux, même fortement critiques du gouvernement – intellectuels, mouvement des sans-terre, syndicats, etc. –, considèrent que la droite veut remettre en cause la légitimité institutionnelle du pouvoir et qu’elle mène, selon leur propre expression, un “coup d’État institutionnel” contre la démocratie.
http://www.regards.fr/web/article/christophe-ventura-la-chute-de-la
Notes
[1] “Lavage express”, avec la révélation d’appels d’offres truqués impliquant le groupe pétrolier Petrobras, des entreprises du BTP et des responsables politiques.