Brésil: le coup d’état des ruralistes
Le Brésil risque de subir l’une des plus grandes régressions écologiques et sociales de son histoire
Les grands propriétaires terriens ont toujours été très influents au Brésil. Mais leurs tentatives de détruire la forêt amazonienne au profit de l’agro-business et de rétablir une forme de travail forcé pour les plus pauvres avaient été jugulées pendant dix années de gouvernement de gauche. La destitution, il y a un an, de la présidente Dilma Roussef a libéré leurs ardeurs. Les députés « ruralistes » sont en train de démanteler toutes les lois et institutions préservant l’environnement et défendant les droits des plus pauvres, avec la complicité du président conservateur Michel Temer. En parallèle, les assassinats de militants sans-terre se multiplient dans les campagnes, en toute impunité. Une quasi « situation de guerre civile » larvée, analysée par Laurent Delcourt, chercheur au Cetri.
« J’aimerais dire ici aux marginaux du MST que nous allons donner des fusils à l’agrobusiness et aux producteurs ruraux, parce que la carte de visite de l’envahisseur, c’est une cartouche de 247 » (Extrait d’un discours du député Jair Bolsonaro, Campina Grande, Paraíba, 8 février 2017)
Les faits, d’une violence inouïe, ont à peine été relayés par les grands médias nationaux. Vingt et un ans après le pire massacre de paysans qu’ait connu le pays – celui de 19 militants du MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre) par la police militaire à Eldorado de Carajás, dans l’État amazonien du Pará – le Brésil rural des sans-droits vient pourtant de connaître deux nouvelles tueries de masse.
Le 24 mai dernier, à Pau d’Arco au sud de ce même État, 10 membres du mouvement neuf hommes et une femme – sont abattus de sang-froid et quatorze autres blessées par les polices militaire et civiles, dépêchées sur les lieux pour les déloger d’une terre qu’ils occupaient à la demande de son prétendu propriétaire. Celui-ci avait refusé la compensation prévue par la loi dans ce type de litige foncier, la jugeant insuffisante. Résultat : un bain de sang (Oualalou, 2017).
Un mois plus tôt, le 20 avril 2017, dans l’État frontalier du Mato Grosso, neuf autres paysans étaient assassinés par balle ou à l’arme blanche. Retrouvés pieds et poings liés, certains d’entre eux avaient été décapités, d’autres présentaient d’évidentes marques de torture. Tous appartenaient à une communauté de sans-terres installée dans un campement (assentamento) à Gleba Taquaruçu do Norte, une colonie agricole située à plusieurs centaines de kilomètres de la petite ville de Colniza.
En 2004, plusieurs dizaines de familles occupant ces terres âprement disputées avaient déjà été expulsées par des hommes de main (pistoleiros) à la solde de grileiros (accapareurs illégaux de terres publiques). Reconnue dans ses droits, la communauté avait pu réoccuper légalement le terrain, mais faisait depuis l’objet de fortes pressions et intimidations et avait même déjà subi quelques agressions, mortelles parfois. Quelques jours avant le massacre, elle avait une nouvelle fois explicitement été menacée et avait tenté d’alerter les autorités (UOL Notícias, 22 avril 2017 ; CPT, 20 avril 2017). Peine perdue. Comme à leur habitude, ces dernières ont fermé les yeux sur ces menaces. Comme souvent, les commanditaires sont connus, des suspects sont désignés, mais ceux-ci sont rarement inquiétés.
C’est que dans ces terres isolées de frontière agricole formant ce que l’on appelle l’arc du déboisement (arco do desmatamento), l’impunité règne en maître, tout particulièrement lorsque les victimes occupent le bas de l’échelle sociale. Qu’on se le dise, au Brésil, la « justice de classes » est loin d’être un fantasme de gauchistes attardés ou un concept sociologique poussiéreux. Dans ce pays, peut-être plus qu’ailleurs, elle est une réalité toujours vécue au quotidien par des centaines de milliers de travailleurs ruraux, une donnée statistique inoxydable. Sur les 1722 assassinats de militants, perpétrés dans les campagnes depuis 1985, note ainsi la Commission pastorale de la terre (CPT), à peine 112 ont donné lieu à un jugement et seulement 31 commanditaires ont été condamnés sur 45 mises en examen (2017). Une situation scandaleuse en soi et qui n’est pas près de s’améliorer. En témoignent les deux récents massacres et, surtout, le dernier rapport de la CPT qui montre, chiffres à l’appui, la forte recrudescence, depuis un peu plus d’un an, de toutes les formes de violence dans les campagnes brésiliennes.
NOUVELLE FLAMBÉE DE VIOLENCE DANS LES CAMPAGNES
L’année dernière, le nombre de conflits ruraux aurait en effet augmenté de 26 %, passant de 1217 cas répertoriés en 2015 à 1536 en 2016, les seuls conflits liés à la terre ayant connu un bond de près de 40 %, pour atteindre près de 1079 occurrences, soit le chiffre le plus élevé depuis le premier relevé statistique de la CPT en 1985. Dans ce contexte, le nombre d’assassinats a lui aussi atteint un nouveau pic, avec 61 assassinats perpétrés en 2016 (contre cinquante-cinq en 2015) : un niveau jamais atteint depuis 2003, année considérée comme particulièrement sanglante. Outre ces « exécutions », la CPT dénonce également l’augmentation du nombre de tentatives d’assassinat, en hausse de 25 % et celle, vertigineuse, du nombre d’agressions physiques (non létales) : 206 % en un an à peine. Mais elle pointe surtout le durcissement de la répression « légale » exercée contre les militants de la cause paysanne, indigène et/ou écologiste. Non moins significatifs de l’exacerbation de la violence dans les campagnes brésiliennes, près de 228 activistes auraient ainsi été incarcérés en 2016 contre 80 en 2015, soit une hausse de près de 86 % (CPT, 2017).
L’invasion par la police de l’école des cadres du MST (Mouvement des sans-terre) en novembre dernier et l’arrestation de plusieurs représentants du mouvement accusés d’« appartenance à une organisation criminelle » ; l’usage disproportionné de la force contre les 3000 indigènes rassemblés à Brasilia, en avril, pour défendre leurs droits à la terre ; ou encore la brutale répression, avec l’aide de l’armée, des manifestations qui réclament depuis des semaines la démission de Michel Temer sont autant de manifestations visibles d’un violent retour du bâton destiné à mater toute velléité de révolte. Elles sont le signe d’une criminalisation croissante des mouvements sociaux, sur fond d’atteintes, de plus en plus agressives, aux droits des populations rurales.
D’ores et déjà, 36 militants ont été assassinés depuis janvier et tout indique que ce décompte macabre n’est pas près de s’arrêter. De fait, comme l’affirme le théologien Leonardo Boff, les campagnes brésiliennes vivent actuellement une « situation de guerre civile, avec son cortège d’insécurité, de menaces, d’agressions, d’embuscades, de persécutions, d’invasions, de destructions de petites propriétés (….), et de nombreux assassinats » (2017).
Cette nouvelle explosion de violence rurale est le « véritable visage du coup d’État qui a eu lieu contre la démocratie dans le pays » (Siquiera, 2017). Elle en dit long sur la nature de la clique politique qui s’est installée au pouvoir à Brasilia suite à la destitution de Dilma Rousseff. Après une dizaine d’années de relative accalmie – correspondant en gros aux deux mandats de Lula et aux premières années de la présidence de Dilma Rousseff – ces attaques contre le mouvement populaire ne sont évidemment pas fortuites. Elles sont la conséquence prévisible du retour aux affaires des forces les plus rétrogrades du pays, celles-là mêmes qui ont adoubé sans hésiter le gouvernement illégitime de Michel Temer après avoir mené, au Congrès, une fronde permanente contre la présidente Dilma et précipité finalement sa destitution, en août 2016, sous un prétexte futile et au terme d’un procès politique ubuesque.
MAINMISE DES RURALISTES SUR LE CONGRÈS
Fondé en 1824, sous l’empire des Bragance, le Congrès national a connu depuis une remarquable continuité [1]. Rassemblant actuellement 513 députés et 81 sénateurs, il est sans doute l’un des organes législatifs les moins représentatifs du continent sud-américain. Sa principale « vertu », résume très justement Lamia Oualalou, est de « permettre aux élites de perpétuer leur mainmise sur le pouvoir » (2015). Et d’assurer, surtout, leur reproduction en gardant à distance les couches populaires. De fait, constitué très majoritairement d’hommes, riches et blancs, le Congrès ne reflète en rien les réalités sociales du pays. Outil de préservation des situations de rente, il n’a que rarement brillé par son engagement en faveur des droits de la population, pas plus que par son adhésion aux règles du jeu démocratique, en dépit de son apparent et scrupuleux respect des procédures formelles.
À ce titre, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le Congrès s’était érigé en première force d’opposition – avec l’armée – aux gouvernements, dits « populistes » car populaire, des années 1950/1960, et qu’il a été jusqu’à endosser le coup d’État militaire de 1964, peu après la décision prise par président João Goulart d’initier une timide réforme agraire. La démocratisation des années 1980 a échoué ensuite à lui assurer une plus grande assise démocratique. Contre vents et marées, il est resté un bastion traditionnel du conservatisme politique. D’aucuns considèrent d’ailleurs l’assemblée issue des élections d’octobre 2014 comme la plus conservatrice, dans sa composition, depuis …1964. Or, c’est ce même Congrès qui s’est trouvé à la manœuvre dans la procédure de destitution et tient désormais les rênes du pouvoir dans le pays.
Ultra-majoritaires dans la très peu vénérable assemblée, trois lobbies parlementaires y donnent désormais le « la » : les ruralistes, les évangélistes et les défenseurs des armes à feu, appelés respectivement bancadas (rangée de bancs) du bœuf, de la Bible et de la balle, les fameux « trois B ».
Le plus puissant d’entre eux, le bloc ruraliste – ou Front parlementaire agropastoral – a été créé dans le seul but de défendre les intérêts de la grande propriété et de l’agrobusiness dans le pays. Navire amiral de l’oligarchie terrienne, il compte actuellement dans ses rangs plus de 200 parlementaires (207 députés et environ un tiers des sénateurs, soit 40 % de l’assemblée), issus de très nombreux partis politiques de la majorité comme de l’opposition, ce qui lui confère un poids politique complètement disproportionné par rapport à la taille du secteur. Pouvoir démesuré donc, qui lui permet d’imposer des lois qui lui sont favorables ou d’entraver celles qui portent atteinte à ses intérêts. Et, dans tous les cas, de faire peser une intense pression sur l’exécutif, quitte à nouer des alliances opportunistes pour parvenir à ses fins.
Au nombre de ses grandes victoires politiques, le lobby ruraliste est parvenu à imposer une vaste réforme du code forestier, contre l’avis de la présidente et de l’écrasante majorité de la population (Delcourt, 2013). Il a réussi aussi à faire annuler de nombreuses peines et amendes pour déboisement illégal. Il a obtenu l’aval des députés pour réviser la définition du « travail forcé » (comprendre « assouplir la législation en la matière »), en proposant un nouveau projet qui rallonge la journée de travail légale et va jusqu’à autoriser le remplacement du salaire ou d’une partie du salaire par l’octroi d’un logement ou de nourriture. Il a fait adopter un projet de loi qui facilite la vente de terre à des étrangers. Et désormais, ils s’attaquent aux lois et réglementations qui garantissent les droits des communautés indigènes et quilombolas (afro-descendantes), et délimitent leur territoire (Mitidierio Jr et al, 2017). Se caractérisant par une remarquable discipline de vote, les parlementaires du front ruraliste ne sont jamais restés inactifs sous les gouvernements pétistes. Au contraire.
Pour la seule année 2016, note Ruben Siquiera, le front ruraliste a été à l’initiative de pas moins de « 11 nouveaux projets et propositions de loi, et 29 décrets-lois, [soit] 40 actions [entreprises] contre les peuples et communautés des campagnes, de l’eau et des forêts » (2017). « La majorité de ces lois, précise Philip Fearnside, de l’Institut national de recherche en Amazonie (INPA), ont été introduites (…) au moment de la procédure de destitution de Dilma Rousseff, entre mars et août [2016]. Durant cette période, tous les sénateurs étaient concentrés sur l’affaire. Il a été facile pour les ruralistes de faire passer leurs lois rapidement. Certaines attendaient dans les tiroirs depuis 30 ans » (cité in Massiot, 2017).
Reste que la principale victoire du lobby ruraliste a indiscutablement été la destitution de la présidente, dont il fut l’un des architectes les plus acharnés (Folha de São Paulo, 18 avril 2016). Il ne s’en cache d’ailleurs pas. Dans un documentaire récent, l’un de ses chefs de file et gros producteur de jus d’orange, le député Nelson Marquezelli, expliquait, à la fois pédagogue et sans vergogne : « l’agriculture est la base du pays. Si vous ne lui donnez pas de ministres qui parlent la même langue que le front rural, il ne reste pas « très » longtemps. Ni le ministre, ni même le président …. » (Arte, Brésil – Le grand bond en arrière, diffusé le 10 avril 2017). Remarquable aveu qui témoigne de la toute-puissance des élites agraires au Brésil.
L’« obstacle » présidentiel levé, avec le coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff, cette oligarchie terrienne a eu quartier libre pour mener à bien son programme socialement régressif et écologiquement destructeur. Et elle a trouvé en Michel Temer un formidable allié.
LE GRAND BOND EN ARRIÈRE
De fait, propulsé à la tête du Brésil par un Congrès dominé par les forces les plus réactionnaires du pays, Michel Temer ne s’est pas fait prier pour donner entière satisfaction à ses nombreux soutiens parlementaires, et en particulier au puissant lobby ruraliste.
D’entrée de jeu, l’ex-vice-président de Dilma Rousseff annonce la couleur en nommant à des postes-clés deux des plus farouches opposants à la démarcation des territoires indigènes et des zones protégées. Alexander Moraes, ancien conseiller à la sécurité du gouverneur de São Paulo et fervent défenseur des méthodes répressives, se voit confier le ministère de la justice, avant d’être remplacé, suite à sa cooptation au « Tribunal suprême », par Osmar Serraglio, un membre influent du lobby ruraliste. Et, le représentant le plus emblématique du secteur, le sénateur du Mato Grosso et premier producteur de soja au monde, Blairo Maggi, se fait remettre les clés du tout-puissant ministère de l’agriculture.
À peine constitué, le gouvernement se livre ensuite à un vaste processus de réorganisation administrative et annonce des coupes budgétaires radicales qui visent – et affaiblissent – principalement les organismes environnementaux, les institutions d’appui aux secteurs ruraux populaires, et celles chargées de la défense de leurs droits.
Les premières entités à avoir fait les frais de cette « réorganisation » ont été l’Entente agraire, un organe de concertation créé sous le gouvernement Lula pour orienter les politiques et pacifier les conflits fonciers, lequel est supprimée purement et simplement, et surtout le ministère du développement social et agraire, qui est aboli au profit de deux petits secrétariats mis sous la tutelle directe de la présidence. Avec eux, d’autres institutions se sont vues amputées de leurs compétences ou privées de leurs principaux moyens d’action, à l’instar de l’Ibama (Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles), dépendant du ministère de l’environnement, ou de l’Incra (Institut national de colonisation et de réforme agraire). Voire, comme la Funai (Fondation nationale de l’Indien), de leur propre directeur. À la tête de cette dernière vient d’ailleurs d’être nommé – le jour même où les Nations unies exhortaient le pays à protéger les populations indigènes suite à la récente et brutale agression de plusieurs d’entre eux – une autre figure de proue du bloc ruraliste, lequel a de fait pris le contrôle des questions indigènes, comme s’en est inquiété publiquement l’ex-responsable de l’organisme, Antônio Costa [2] .
Sans surprise, les institutions publiques en charge des droits humains et des questions sociales et environnementales ont été la première cible des mesures d’économie d’ores et déjà réalisées ou prévues par le gouvernement Temer, au prétexte de rendre au pays sa compétitivité. Dans ces secteurs, les coupes budgétaires sont telles qu’elles empêchent ces entités de remplir leurs obligations de contrôle, d’appui, de suivi et de sanction. Marginalisé depuis le début dans les grandes décisions de l’exécutif, le ministère de l’environnement a notamment vu son budget 2017 réduit de 53 % et la Funai a dû se passer de 51 coordinations techniques et de près de 340 fonctionnaires, rendant son fonctionnement quasi impossible (El Pais Brasil, 6 mai 2017). « La récente coupe de 41,2 milliards de reais dans le budget public, note Nurit Bensusan, a atrophié davantage encore les organes environnementaux, tels l’Ibama, responsable des licences environnementales et, en partie, du contrôle de la déforestation, et le travail de l’ICMbio, [Institut Chico Mendes de conservation de la biodiversité] dont la mission de veiller sur 327 unités de conservation se révèle chaque jour impossible » (CartaCapital, 13 mai 2017). La chose est entendue. Pour cette chercheuse à l’Institut socio-environnemental : derrière ces restrictions budgétaires, il y a une volonté claire et nette du gouvernement de démanteler les institutions qui font un travail de conservation de la forêt et protègent ses minorités.
Pendant ce temps, gonflés à bloc par tant de libéralités, les ruralistes ont poursuivi sans retenue leur entreprise de destruction des cadres de protection en vigueur, en faisant voter au forceps une série de lois, d’amendements et de mesures provisoires qui vont jusqu’à remettre en question les engagements internationaux pris par le Brésil en matière de respect des droits humains et de lutte contre la déforestation et le changement climatique. Aussi, le Congrès vient-il d’approuver les mesures provisoires 756 et 758 qui prévoient de réduire plusieurs unités forestières de conservation de près de 600 000 hectares. En plus d’une partie du Parc Floresta Nacional de Jamanxim, en Amazonie, qui devrait perdre 37 % de son territoire, ces nouvelles dispositions devraient amputer de près de 10 000 hectares le Parc national de São Joaquim, dans l’État méridional de Santa Catarina, lequel constitue l’un des derniers lambeaux de la Forêt atlantique (Mata Atlântica) et un biotope unique au monde (El País Brasil, 20 mai 2017).
Et non contents d’avoir pu obtenir des Assemblées une réduction sans précédent de ces zones naturelles, perçues comme des obstacles à l’extension de leurs cultures et élevages d’exportation, les ruralistes entendent désormais lever les obstacles administratifs limitant la déforestation « légale » et les projets d’investissement en Amazonie, alléger les mécanismes de contrôle de même que les sanctions en cas de déforestation illégale et empiéter sur les territoires indigènes. Pour ce faire, ils s’emploient actuellement à faire passer un amendement constitutionnel qui soumet la démarcation des terres indigènes à l’approbation du Congrès, un projet qui avait été déposé en 2014… par l’actuel ministre de la justice, Osmar Serraglio.
Sauf imprévu, le projet devrait être adopté sans difficulté. Il y a trois ans, l’amendement avait été repoussé par la constitution d’un solide front de gauche. Un député Vert avait alors prophétisé, justifiant le rejet de l’amendement : « Si demain nous avons des morts, si demain nous avons une révolution, ce sera de votre responsabilité ! » (L’Humanité, 3 mai 2017). Comme le souligne, en effet la chercheuse Elis Araújo de l’ONG Imazon, « en transformant les aires illégalement occupées des Parcs nationaux en APA, une catégorie d’unité de conservation moins protégée qui permet l’occupation et se trouve être la plus déforestée d’Amazonie, le gouvernement stimule l’invasion et la déforestation des zones destinées à être protégées dans tout le pays ». Y compris les terres des communautés paysannes et des peuples autochtones, au risque d’attiser les conflits (Folha de São Paulo, 23 mai 2017).
Certes, l’ensemble de ces mesures, une fois approuvées par le Congrès, doivent encore être sanctionnées par Michel Temer. Mais visé par plusieurs enquêtes pour fait de corruption et par une procédure entamée par le Tribunal électoral, contesté par sa propre base et rejeté par la rue, le très impopulaire président ne fera certainement pas la fine bouche. Cherchant coûte que coûte à empêcher toute tentative – quoi que peu probable – de destitution et à éviter la case prison, il n’hésitera pas à acheter le plus possible de soutiens au Congrès. Et multipliera pour ce faire les concessions au bloc ruraliste, quitte à détruire les progrès réalisés jusqu’ici en matière de protection de la diversité, de déforestation et de lutte contre le changement climatique.
Entre 2005 et 2012, le Brésil avait pourtant été l’un des pays ayant le plus contribué à l’atténuation du changement climatique via, entre autres, la création d’unités de conservation, et une réduction substantielle du rythme de la déforestation, qui était passé de 27000 km2 en 2004 à 4500 km2 en 2012. À la Conférence de Paris sur le climat (Cop 21), le pays s’était par ailleurs engagé à stopper la déforestation illégale d’ici 2030 et à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 37 % jusqu’en 2025 et de 43 % jusqu’en 2030 par rapport à 2005. Ces mesures avaient alors essuyé un feu nourri de critiques de la part des ruralistes. Aujourd’hui ceux-ci sont en mesure de les réduire à néant. Selon l’Institut national de recherche spatiale (INPE), 8000 km2 de forêt auraient en effet déjà été « légalement » détruits en 2016 au profit des cultures de soja et de l’élevage, soit un bond de 29 % par rapport à 2015. Et cette superficie, qui équivaut à la taille de la Jamaïque, n’inclut pas la déforestation illégale, qui pourrait être plus importante encore.
LE RÉVEIL DES VIEUX DÉMONS
Au Brésil, la déforestation, l’accaparement légal et illégal de terres et la violence d’une accumulation par dépossession qui, depuis des décennies, touchent les paysans démunis et les communautés indigènes ou afro-descendantes se nourrissent l’un et l’autre. Ils sont autant de manifestations visibles du retour de l’hégémonie des élites agraires. Autant d’éléments qui alimentent un même cercle vicieux et sont entretenus dans le seul et unique but de satisfaire la voracité sans limites d’une poignée de latifundistes ou de secteurs économiques primo-exportateurs qui, sous leur apparente modernité capitaliste, n’hésitent pas à recourir à des pratiques du 19e siècle, usant des méthodes les plus brutales pour accroître leurs gains.
La démocratisation des années 1980, puis l’arrivée au Planalto, à partir de 2003, du charismatique leader de la gauche brésilienne, Luis Inacío Lula da Silva, avaient permis aux acteurs sociaux populaires d’engranger une série de progrès en matière de justice, de lutte contre la pauvreté et les inégalités, de respect des droits humains et de contrôle de la déforestation. Pendant près d’une décennie, l’activisme tous azimuts des ruralistes avait pu être partiellement endigué, en dépit de l’approfondissement du modèle primo-exportateur sous les deux présidences pétistes (Delcourt, 2013 ; Salama, 2016). Mais, le coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff en avril 2017 est venu rompre cette digue, mettant la politique nationale à la merci des forces les plus rétrogrades du pays, auxquelles a été donnée une nouvelle carte blanche pour se livrer aux pires abus, avec le consentement – sinon l’appui tacite – du gouvernement illégitime du gouvernement Temer. Plus qu’une simple parenthèse, la crise politique, institutionnelle et économique que connaît le Brésil marque un tournant majeur qui risque de le ramener plusieurs dizaines d’années dans le passé. « Que signifie cette conjoncture législative récente ? » s’interrogent, en effet, plusieurs chercheurs associés à la CPT. « Elle signifie que nous sommes probablement en train du subir le plus grand processus de démantèlement de l’État national et la plus effective dilapidation de patrimoine public, et surtout de biens naturels depuis la période de la colonisation ibérique » (Mitidiero Jr et al, 2017).
NOTES
[1] Le Congrès a uniquement été suspendu entre 1937 et 1945, durant la dictature de l’Estado Novo.
[2] L’ex-directeur de la FUNAI a été poussé à la démission après avoir refusé de nommer des personnalités proches du lobby ruraliste à des postes clés de son administration et accusé publiquement son ministre de tutelle (de la justice), Osmar Serraglio, de défendre la cause de l’agrobusiness contre les indigènes. « Une dictature est sur le point de se mettre en place dans ce pays, à l’instar de ce que la FUNAI connaît déjà » s’est publiquement alarmé ce spécialiste en santé indigène, juste après avoir renoncé à sa charge. « Une dictature qui ne permet pas au président de la Funai d’exécuter les politiques prévues dans la constitution. Le peuple brésilien doit se réveiller ». Et d’ajouter que la bancada ruralista « non seulement a pris le contrôle des questions indigènes, mais aussi du Congrès national » (El País Brasil, 6 mai, 2017).
Laurent Delcourt, chercheur au Cetri.
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