Brésil. Lula, les gauches et une présidence à haut risque (Janette Habel / Contretemps)


La victoire de Lula au second tour de l’élection présidentielle brésilienne a représenté un immense soulagement pour l’ensemble des forces progressistes au Brésil, en Amérique Latine et a marqué un coup d’arrêt à la progression des forces d’extrême-droite dans le monde. Mais cette victoire acquise à une courte majorité, après une campagne d’une violence extrême, recèle bien des contradictions et bien des dangers.


Pour en prendre la mesure, il faut tout d’abord rappeler que le Brésil est un pays de 215 millions d’habitants, grand comme 17 fois la France. La crise sanitaire y a fait plus de 700 000 morts, les inégalités sociales y sont considérables, avec plus de 62 millions de personnes sous le seuil de pauvreté. En Amazonie, la politique de déforestation de Bolsonaro (40 000 km2) a aggravé les conditions des peuples premiers.

C’est ce contexte qui permet de comprendre les résultats électoraux. Si Lula est élu, avec 50,9 % des voix, il ne faut pas oublier qu’entre les deux tours il n’a progressé que de 3 millions de voix alors que Bolsonaro a progressé de 7 millions de voix. Le PT est minoritaire à la Chambre des Députés, où le camp bolsonariste peut encore compter 190 sièges sur 513, et au Sénat, les partis de droite comptent 53 % des sièges. Au niveau fédéral, enfin les trois plus grands États industriels, Rio, Sao Paulo et Minas Gerais, qui comptent plus de 80 millions d’habitants, ont élu des gouverneurs de droite. Enfin, après plusieurs semaines de silence, Bolsonaro avait officiellement contesté les résultats électoraux le 21 novembre, au motif d’un prétendu dysfonctionnement de plusieurs milliers de machines électroniques de vote. Á cette annonce, ses partisans avaient immédiatement repris les blocages de routes et appelé à l’insurrection en manifestant devant les casernes.

Janette Habel, universitaire et militante spécialiste de l’Amérique latine, développe ici les points cruciaux de cette nouvelle situation et les débats stratégiques qui en découlent, de toute première importance pour l’ensemble des forces de gauche aujourd’hui.

Comment analyses-tu l’offensive des bolsonaristes une semaine après l’investiture de Lula ?

L’extrême droite est en embuscade. Le faible écart de voix – 50,9 % pour Lula et 49,1 pour Bolsonaro à l’issue d’une campagne électorale marquée par la violence – a encouragé la tentative de putsch des bolsonaristes. La société brésilienne est polarisée, et l’euphorie qui a marqué la prestation de serment de Lula était faussement rassurante. Contrairement aux espoirs des soutiens de Lula qui pensaient qu’une page était tournée, que le bolsonarisme appartenait au passé, l’attaque massive contre les principaux lieux de pouvoir – le Congrès, la Cour Suprême, le Palais présidentiel – montre qu’il n’en est rien. Ces évènements sont extrêmement préoccupants. Depuis les évènements, 1500 partisans de Bolsonaro ont été arrêtés et le gouverneur de Brasilia Ibaneis Rocha suspendu. Les campements devant les casernes ont été démantelés mais qu’en est-il de leurs inspirateurs et de leurs appuis policiers et militaires ? La complicité de la police militaire (PM) avec les bolsonaristes est avérée. Des manifestants ont pu occuper les bâtiments des principales institutions du pays sans réaction des policiers présents, certains allant même jusqu’à les accompagner. La passivité des militaires a été particulièrement remarquée. Les centres du pouvoir relèvent de la sécurité nationale et sont sous protection militaire. Mais les bâtiments sont restés occupés pendant des heures sans qu’ils interviennent. Le putsch a révélé l’ampleur des appuis et des relais dont Bolsonaro dispose dans la police et dans l’armée. Des réseaux construits grâce aux privilèges et à l’impunité dont ils ont bénéficié de la part de l’ancien président.

Bolsonaro n’est pas un clown, c’est un président d’extrême droite qui a mis en œuvre une politique brutale de démantèlement social et de répression. Il avait même loué devant l’Assemblée Nationale les exploits du colonel qui avait participé aux séances de torture de Dilma Rousseff. Les médias internationaux ont souvent mis l’accent sur la grossièreté du personnage, sur ses provocations, sur son manque de culture, mais l’essentiel n’est pas là.

Dans ce contexte, le nouveau mandat de Lula s’annonce plus complexe et difficile. D’abord à cause du changement de conjoncture économique entre la précédente présidence de Lula et la conjoncture actuelle. Pendant ses deux premiers mandats, Lula avait bénéficié d’une conjoncture économique exceptionnelle, grâce au boom des matières premières, ce qui lui avait permis de mettre en œuvre des réformes sociales, comme la « bolsa familia » améliorant notablement la situation des plus pauvres. Il avait alors bénéficié de cette conjoncture favorable et enregistré une diminution très significative de la pauvreté.

Il ne s’agissait pas de réformes économiques structurelles, mais, pour l’essentiel de « transferts sociaux conditionnés », tels que les nomme la Banque Mondiale. En d’autres termes, il s’agissait de transferts financiers qui s’effectuaient par le biais de cartes de crédit, soumis à conditions, sous réserve que les familles fassent vacciner leurs enfants, ou que leurs enfants aillent à l’école, etc. Ce qui a eu des effets très positifs, mais cela n’impliquait pas de bouleversements majeurs de l’économie brésilienne, ni même de modifications substantielles des rapports de force entre les classes dirigeantes et les classes populaires. La situation économique est très différente aujourd’hui et beaucoup plus défavorable après la pandémie. Ce qui va rendre beaucoup plus difficile la mise en oeuvre des réformes sociales prévues par Lula.

Quel rôle a joué la gestion de la pandémie ? 

La pandémie au Brésil a été une des pires catastrophes humanitaires à l’échelle mondiale. Il y a eu plus de 700 000 décès et on estime généralement que la moitié d’entre eux auraient pu être évités. Bolsonaro s’est prononcé non seulement contre la vaccination, mais contre toutes mesures visant à limiter la pandémie. Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut rappeler qu’au Brésil, comme dans la plupart des pays d’Amérique Latine, l’économie informelle, l’économie « grise » représente plus de la moitié de la population active. Autrement dit, plus de la moitié de la population au travail n’a ni protection sociale contre le chômage, ni Sécurité Sociale. Pour elle, le fait de pouvoir continuer à travailler, c’est tout simplement pouvoir survivre, nourrir ses enfants etc. Or, dans cette affaire, la politique de Bolsonaro est apparue, aux yeux de certains des plus pauvres, non pas comme une politique criminelle, mais comme la politique qui leur a permis de sauvegarder leurs conditions d’existence, ce qui explique le soutien dont il a bénéficié de la part de nombreux brésiliens dont une partie des plus pauvres. (…)

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