🇨🇱 Chili, 11 septembre 1973 : « Je n’ai jamais oublié cette soirée et le désespoir de mes amis » (Club Médiapart)


« Cet événement a changé ma vie ». Il y a cinquante ans, au Chili, Salvador Allende était renversé, et la dictature de Pinochet s’installait. Dans le cadre d’un ensemble éditorial de Mediapart sur les mémoires et conséquences de cet événement, le Club de Mediapart a invité lectrices et lecteurs à contribuer à ce morceau de mémoire internationale et collective. La fumée à Santiago, l’accueil des exilé·es, le traumatisme politique… bribes de souvenirs et rémanences, un florilège.

Koen Wessing, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

La semaine dernière, dans le cadre de notre appel à contributions autour de l’année 1973, sous forme de « flashback » et de grand bilan collectif sur les cinquante dernières années invitant à un voyage dans le temps, nous avons invité lecteurs, lectrices, contributeurs, contributrices, à apporter leur pierre à l’édifice de la rétrospective éditoriale sur les effets socio-politiques du coup d’Etat du 11 septembre 1973 (voir l’ensemble d’articles publié côté journal).

Côté Club, nous avons recueilli des bribes de souvenirs qui affleurent toujours, les inflexions imprimées sur les trajectoires politiques, les itinéraires d’espoirs déchus et de luttes renouvelées, les réflexions que cette déflagration politique suscite toujours cinquante ans plus tard, de chaque côté de l’Atlantique. Ces traces du passé dressent aussi le portrait d’une époque et interrogent la nôtre. 

Certain·es ont participé directement à l’édition participative déjà riche consacrée à l’année 1973 et ses répercussions ; d’autres nous ont envoyé, au moyen d’un formulaire les fragments de mémoire qui demeurent. Accueil des exilé·es chilien·nes, Florilège. 

Sophie, 68 ans, se souvient de l’annonce du coup d’Etat avec ses amis « Latinos », en Californie.

« Californie, 11 septembre 1973. J’ai tout juste 18 ans. En juin, j’ai passé le bac dans une petite ville de Normandie et suis maintenant étudiante sur un campus californien, les yeux écarquillés par tant de merveilles. Je n’ai jamais entendu parler d’Allende. C’est toujours la guerre au Vietnam et les manifestations contre Nixon contraint à la démission l’année suivante.

Le 11 septembre, je rejoins un groupe d’amis pour une fête. Mais les Latinos sont scotchés dans le silence devant un écran de télé. Je garde le souvenir d’un petit groupe de jeunes, mes nouveaux amis, statufiés, horrifiés, qui suivent, debout pour la plupart, les événements dans un silence de plomb. Certains ont les mains devant la bouche, et quelques larmes commencent à couler, par-ci par-là. Je ne comprends pas en quoi ça pourrait bien être important un coup d’Etat de plus en Amérique du Sud. Mais je vois bien que ça l’est, car ils portent la catastrophe sur eux. Je n’ai jamais oublié cette soirée et le désespoir de mes amis. L’horreur de la dictature de Pinochet poursuivra tous les étudiants de ma génération. Le rôle majeur de la CIA et de la politique de containment américaine se gravera dans les esprits. Avant que ce ne soit au tour de l’Argentine, de l’Uruguay et des autres…

Notre génération « dorée » des seventies, entre bombardements au napalm, génocide cambodgien, dictatures fascistes d’Amérique latine, rideau de fer infranchissable entre 2 Europe réputées constamment au bord de la guerre nucléaire, pleurs de joie à la mort de l’indéboulonnable Franco, à la fin des colonels grecs et hurle « Free Nelson Mandela » dans des concerts géants, tout en s’effrayant de la montée en puissance des « sociétés multinationales » comme on les appelait encore à l’époque. Sur ce dernier point au moins, son échec pèse lourd pour les générations suivantes… »

Françoise Pelé, 70 ans, a participé à l’accueil des réfugiés chiliens, à Aix-en-Provence.

« Dans les milieux de gauche, nous suivions avec sympathie l’évolution de l’Unité Populaire de Salvador Allende. Mais si nous savions que celui-ci n’avait pas la partie facile, nous ne nous attendions pas à la brutalité et à la sauvagerie du coup d’Etat qui l’a renversé. Honte aux Etats Unis et aux Multinationales, dont ITT ! Dans la chasse gardée des USA, défense de sortir du néolibéralisme ! Plus tard, sont arrivés en France ceux qui ont réussi à s’échapper. Heureusement, à l’époque, on accueillait bien les réfugiés. Et puis, ceux-là étaient blancs et catholiques… À Aix en Provence, nous avons créé un comité de soutien aux réfugiés chiliens et nous les avons aidés à accomplir les différentes démarches, à obtenir un logement, à apprendre le français. Ce sont devenus des amis, et ils se sont très vite insérés. Mais pour eux, une page était définitivement tournée, et beaucoup de sont jamais retournés vivre dans leur pays, retenus par leurs enfants qui se sont mariés en France. 

Le Chili est enfin sorti des années noires, mais la bête est toujours en embuscade. Ces événements ont changé ma vie, d’abord par les liens qui se sont créés, ensuite par la voie que j’ai choisie en me spécialisant dans l’enseignement du Français Langue Etrangère, que j’enseigne encore aujourd’hui… à des Afghans. » 

Philippe D., 64 ans, se souvient du 11 septembre 1973, dans la cuisine de sa mère, et du traumatisme provoqué par les photos de Paris-Match.

« Mardi 11 septembre 1973. Avant-dernier jour de vacances. Jeudi, j’entre au lycée. À l’heure du déjeuner ma mère allume la radio pour les informations. En direct de Santiago, nous suivons le coup d’Etat tout au long de l’après-midi. Ma mère est atterrée. Et révoltée. Elle m’explique ce que représente Allende, ce gouvernement de gauche démocratiquement élu dans un continent sous dictature. Je n’oublierai jamais cet après-midi là. Le soir (ou était-ce le lendemain) nous avons regardé le journal télévisé, et mis des images sur le récit radiophonique. Nous avons vécu l’événement une seconde fois. Triste rentrée.

La semaine suivante, je tombe sur Paris-Match. Où ? Je ne sais plus. Pas chez nous bien sûr, ce genre de publication ne franchissait pas notre porte. Paris-Match, le choc des photos : celle de la tête explosée de Salvador Allende. J’ai 14 ans, je suis écœuré, scandalisé. Et depuis cinquante ans, le dégoût que m’inspire ce journal ne m’a pas quitté. Septembre 1973, octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars, 25 avril ; 1974, les œillets rouges fleurissent au Portugal à la faveur d’un… coup d’Etat militaire ! Démocratie rétablie, gauche au pouvoir ! C’est Santiago à l’envers, c’est le monde à l’envers, c’est l’espoir qui refait surface, ce sont mes convictions politiques qui se forgent. Deux coups d’Etat en miroir, l’un dramatiquement classique, l’autre singulièrement exceptionnel. »

Juan, 84 ans, s’est réfugié en France, après la mort du président Allende.

« En 1973 j’étais au Chili. Après la mort du président Salvador Allende, et après avoir vu des hommes et des femmes  arrêté·es, torturé·es, morts, disparu·es, une collègue m’a prévenu : « Tu seras arrêté ». J’ai pris l’avion pour Buenos Aires laissant mon épouse et nos deux bébés.  Les organismes internationaux ont fait le nécessaire, et je me suis retrouvé à Paris. La France, pays ami : Accueil, travail, domicile. Peu de mois après, j’ai fait venir mon épouse et nos enfants, et nous avons rencontré l’amour et l’espoir. Merci, France ! » (…)

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