🇨🇴 Colombie: le projet Rafael (une enquête du consortium international de journalisme d’investigation Forbidden Stories / RFI / France 24)


Une trentaine de médias réunis dans le consortium Forbidden Stories, dont France 24 et RFI, poursuivent les enquêtes du journaliste colombien Rafael Moreno, assassiné en octobre 2022. Rafael Moreno était un journaliste colombien. Son objectif : révéler ce qui était caché et étouffé dans sa région d’origine de Córdoba. Il dénonçait inlassablement la corruption des administrations locales et les abus des grandes entreprises exploitant les ressources naturelles de la province.

© studio graphique de France Médias Monde

En Colombie, une gigantesque mine de nickel sacrifie biodiversité et santé (Juan Orozco, Pascale Mariani, Juan Cortés, Julia Courtois / France 24)

Le 16 octobre 2022, Rafael Moreno a été abattu dans une épicerie, dans le nord de la Colombie. Quelques jours avant sa mort, le journaliste colombien était entré en contact avec Forbidden Stories, un consortium international de journalistes d’investigation qui propose aux confrères menacés de protéger leurs documents. Il avait fait part des menaces qu’il recevait quotidiennement et avait décidé de partager l’ensemble des enquêtes sur lesquelles il travaillait. 

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Pendant six mois, un groupe d’une trentaine de journalistes a ainsi pris la relève. Une équipe de France 24 s’est rendue en Colombie pour poursuivre l’un des principaux sujets d’enquête du journaliste colombien : l’extraction minière dans le sud de Córdoba. 

Dans cette région, la gigantesque mine de nickel Cerro Matoso détruit la faune et la flore, mais aussi la santé des populations alentours. Prolifération de cancers, problèmes respiratoires, rhumatologiques et dermatologiques… Dans certaines communautés, les maladies se propagent depuis plusieurs années. Mais l’exploitation, appartenant à la société australienne South 32, est défendue par de puissants avocats. Dans le bras de fer juridique avec la population, elle finit le plus souvent par avoir le dernier mot.

Forbidden Stories : “Notre mission est de poursuivre les enquêtes des reporters assassinés ” (France 24)

Forbidden Stories : les enquêtes du journaliste assassiné Rafael Moreno dévoilées • FRANCE 24

Enquête de France 24

Rafael Moreno, la vérité à tout prix (France 24)

Colombie: survivre à côté de la plus grande mine de nickel d’Amérique (Angélica Pérez, |Aabla Jounaïd / RFI)

RFI s’associe au consortium international d’enquête Forbidden Stories pour reprendre le travail de Rafael Moreno, journaliste colombien tué le 16 octobre 2022 dans des circonstances encore non-élucidées. Il enquêtait notamment sur l’impact de la grande industrie minière sur l’environnement et la santé des populations dans sa région d’origine de Cordoba. En 2017, la justice colombienne a obligé l’opérateur de la mine de nickel de Cerro Matoso à agir pour limiter ses effets nocifs. Mais dans le village de Pueblo Flecha, voisin de la mine, les hommes comme la nature sont toujours malades.

Alors que la justice a ordonné des mesures face à la pollution de Pueblo Flecha, à moins d’un kilomètre de la mine de Cerro Matoso, les habitants continuent à souffrir les conséquences, de cancer du poumon à des malformations et enfants ayant perdu la vue. © studio graphique de France Médias Monde

Sur la route de Pueblo Flecha, la nature offre au regard ce qu’elle a de plus beau. Sous les yeux des arrivants défilent des collines vertes et une végétation luxuriante donne un avant-goût du Paramillo, l’une des plus grandes aires naturelles protégées de Colombie.

Mais quelque chose dans l’air signale où nous mettons les pieds : une odeur chargée de métal. Bientôt, il apparaît au loin, le « cerro » (la colline). Depuis soixante ans, on y extrait le nickel. C’est aussi le territoire ancestral des zenú, une minorité ethnique. Ses membres se sont battus durant de longues années en justice pour la reconnaissance des dégâts environnementaux et sanitaires causés par l’activité de l’opérateur, Cerro Matoso S.A.

« Là, on ne sent presque rien, sourit Luis Fernando Moreno, le nouveau jeune gouverneur de la communauté. Le matin, ça sent le soufre, le charbon brûlé. Le soir, la montagne qu’on voit là-bas, c’est comme si de la pluie tombait dessus. Mais c’est l’amas des scories, les déchets de la mine qui produisent cet effet », explique le jeune homme. 

Lorsque ses immenses fours traitent le minerai à près de 900°C, des émissions composées de mélange de poussières fines, des métaux lourds et plusieurs oxydes complexes sont relâchés dans l’atmosphère.

En 2017, le ministère de l’Environnement avait signalé la présence de colonnes de fumées roses échappant « sans contrôle » des cheminées du complexe. En 2019, le journaliste Rafael Moreno, assassiné il y a six mois dans des circonstances troubles, filmait des fumées roses depuis la ville de Montelíbano. Le groupe minier réagissait par un communiqué pour accuser le journaliste d’avoir antidaté ces images. Quelques jours plus tard, le journaliste est retourné pour refaire des images et le résultat a été identique : les mêmes fumées roses émanaient de la mine.

La communauté se trouve à moins d’un kilomètre du site de la plus grande mine de nickel d’Amérique : à 902 mètres de distance, plus exactement. Lorsque ses fours géants traitent le minerai à très hautes températures, des émissions faites de mélanges de poussières fines, de métaux lourds, et de plusieurs oxydes complexes sont relâchées dans l’atmosphère. (…)

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Colombie: un géant minier au-dessus des lois? (Angélica Pérez, |Aabla Jounaïd / RFI)

Rafael Moreno enquêtait notamment sur Cerro Matoso, une mine de nickel à ciel ouvert dans la région de Córdoba. Depuis quarante ans, son exploitation par une entreprise australienne grignote le territoire ancestral des Indiens Zenú, qui accusent cette mine de semer maladies et désolation sur leurs terres.

« En 2013, nous avons mis la mine à l’arrêt. Nous avons tenu 38 jours », raconte fièrement Yoli de la Ossa, gouverneure du conseil zenú Bello Horizonte, une communauté indigène. Elle incarne la bataille de ces communautés ethniques du sud de Cordoba, contre le géant minier. Plantée sur une colline de ce département du nord de la Colombie, la mine de Cerro Matoso S.A. est la plus grande mine de nickel du continent américain. Voilà 40 ans qu’on en extrait ce métal stratégique pour l’industrie.

Plantée sur une colline du sud du département de Cordoba, au nord de la Colombie, la mine de Cerro Matoso S.A. est la plus grande mine de nickel du continent américain. © studio graphique de France Médias Monde

À l’époque, en réaction au blocage, la direction avait fini par signer un « accord d’entente » avec les populations et le gouvernement. Insuffisant pour les communautés indigènes, décidées à saisir la justice pour faire reconnaître la responsabilité du groupe dans la pollution de l’environnement et la violation de leurs droits fondamentaux.

Cinq ans de défaites devant les tribunaux

« Dès le début des activités extractives en 1982, nous avons ressenti leur impact négatif sur le territoire, l’environnement, sur les sources d’eau et sur la santé », se souvient Emanuel Solis, à l’époque représentant du Conseil communautaire des communautés noires de San José de Uré, à 10 kilomètres de la mine. Dans ce « palenqué » (village fortifié fondé par les esclaves affranchis – NDLR), « les gens ont commencé à avoir des problèmes de peau, les poissons ont commencé à disparaître et les cas de cancer et de fausses couches ont augmenté », détaille Emanuel Solis.

À la tête de la contestation, à l’époque, figurent le président du Conseil communautaire noir Luis Hernán Jacobo et le chef de la réserve indigène zenú Israel Manuel Aguilar. Au nom de leurs peuples, les deux dirigeants ont intenté ce qu’on appelle une « action de tutelle » : une procédure par laquelle tout justiciable peut dénoncer une violation de ses droits constitutionnels fondamentaux, une innovation issue de la Constitution de 1991.

En juillet 2014, les cibles des communautés s’appellent le ministère des Mines et de l’Énergie, l’Agence nationale des mines et le géant minier Cerro Matoso S.A. Dans leur action de tutelle, elles dénoncent la détérioration de la santé des populations, via les rejets toxiques de la mine qui produit du ferronickel – un alliage de fer et de nickel – accusés de détériorer la santé des populations, via les rejets toxiques de la multinationale.

Les groupes ethniques exigent aussi de profiter des retombées économiques de la mine, ainsi que la garantie d’une « consultation préalable » avant tout projet sur le territoire, un droit censé être garanti par la Constitution.

Le début d’une interminable bataille juridique pour les populations indigènes et afro-colombiennes des municipalités de Montelíbano, Puerto Libertador et San José de Uré, territoires où opère la mine.

Les demandes des communautés n’ont pas trouvé d’issue à travers le Comité de suivi de l’accord d’entente avec l’entreprise, ni devant la justice. Deux tribunaux et le Conseil d’État ont rejeté la demande d’action en tutelle. Il a fallu attendre près de cinq ans pour que la Cour constitutionnelle leur donne raison. Cinq ans durant lesquels le débat a fait rage dans tout le pays.

Le pavé dans la mare ? La décision du gouvernement, le 27 décembre 2012, de prolonger le titre minier de Cerro Matoso S.A. jusqu’en 2044, en échange de la promesse d’augmenter sa capacité de production et d’investir 2,5 millions de dollars dans des projets d’investissement social.

Des conditions jugées trop favorables à l’entreprise, y compris par la Procuraduría, l’organe national de surveillance des fonctionnaires, qui ouvre alors une enquête. Ses conclusions : des études techniques devant servir de base à la négociation entre l’État et Cerro Matoso S.A. n’ont pas été réalisées à temps. D’autres, pas du tout.

Autant d’irrégularités qui ont nourri le débat jusqu’au Congrès, où l’entreprise est mise au pilori par des sénateurs et des membres de la société civile, pour sa responsabilité présumée dans la contamination des eaux de Montelíbano, voire de possibles manquements aux paiements des redevances dues à l’État. Mais le soufflé finit par retomber : le groupe minier peut poursuivre ses activités sans être inquiété… jusqu’à ce que la justice entre en jeu. (…)

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Yoli, une cheffe indigène entre la loi des groupes armés et un géant minier (Angélica Pérez, |Aabla Jounaïd / RFI)

Tous, journalistes comme militants, avaient prévenu : de toutes les villes du sud du département de Cordoba, Montelíbano est la plus dangereuse. C’est ici que Rafael Moreno, journaliste d’investigation, a été assassiné dans un restaurant, après que sa garde rapprochée a mystérieusement pris congé.

Le peuple indigène Zenú Bello Horizonte a organisé une manifestation pour faire reconnaître les droits de la communauté, coincée entre les groupes armés sévissant à Cordoba et les groupes miniers. © studio graphique de France Médias Monde

Dans un autre restaurant, RFI a rendez-vous avec Yoli de la Ossa, la gouverneure du conseil indigène Zenú Bello Horizonte. Elle arrive le sourire aux lèvres et quatre gardes du corps aux talons. « Deux d’entre eux appartiennent à l’Unité nationale de protection des victimes. Et deux sont membres de la Garde indigène », explique celle qui confie ne pas avoir une entière confiance en l’État pour la protéger.

Dans cette région, l’une des plus violentes du pays, se concentrent les activités des groupes armés illégaux, celles des grandes industries minières et, au milieu, un déchaînement de violences qui prend souvent les civils pour cibles.

« Ma communauté a été victime d’homicides, de déplacements et de menaces », énumère-t-elle. Son beau-frère a été assassiné par des guérilleros [des Farc] et son frère, par les paramilitaires. « C’était Mancuso », dit-elle dans un filet de voix nerveux, trahissant la terreur qu’inspire encore l’ancien chef des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) : il aurait ordonné les deux massacres perpétrés contre sa communauté à la fin des années 1990.

La cheffe indigène en déroule soigneusement le récit. « Les paras ont perpétré le premier massacre le 8 septembre 1998. Le second, un an plus tard, le 25 mars. Cette fois-là, ils ont tué huit personnes et nous ont donné 24 heures pour quitter notre territoire. Ils ont dit que si nous ne partions pas, ils nous tueraient tous. »

Les 74 familles de sa communauté ont rejoint les 100 000 personnes déplacées par les massacres entre les années 1980 et le début des années 2000 dans le sud de Cordoba. Entre 2016, l’année des accords de paix, et 2020, 37 membres de la société civile ont été tués.

Exploitation minière légale et groupes illégaux sur un même territoire

Derrière la géographie stratégique et complexe de cette région riche en ressources aquifères, écologiques et minières, prospèrent la culture de la coca et les activités des groupes armés illégaux. Ceux-ci se sont, les uns après les autres, substitués à l’État dans la région : les guérillas des Farc et de l’Armée populaire de libération (APL), puis les escadrons des paramilitaires, et actuellement le Clan du Golfe.

Le sud de Córdoba est également un paradis pour l’exploitation minière à grande échelle. 60 titres miniers y sont actuellement en vigueur, par des groupes nationaux et internationaux, et 180 demandes d’exploitation ont été déposées.

L’exode des populations a entraîné l’abandon de 11 832 hectares de terre entre 1996 et 2012. Au cours de la même période, 68 832 hectares ont été concédés pour l’extraction minière, selon une étude publiée en 2014. (…)

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Projet Rafael : en Colombie, des terres « saignées » par les entreprises minières (Aïda Delpuech / Forbidden Stories)

Felípe Morales (El Espectador), Pascale Mariani (France 24), Ivonne Rodríguez (El Clip), Angélica Perez (RFI) et Aabla Jounaïdi (RFI) ont contribué aux entretiens et aux recherches.

« Je revis l’époque où j’étais mineur traditionnel. » Dans une vidéo publiée sur sa page Facebook le 17 septembre 2020, Rafael Moreno, jean et baskets, s’enfonce tout sourire à l’aide d’une corde dans une tranchée verticale, profonde de plusieurs mètres. C’est ici, dans la mine d’or artisanale d’El Alacrán que le journaliste d’investigation a passé la majeure partie de son enfance. « Aujourd’hui, j’enseigne à mes enfants où j’ai appris à me défendre dans la vie, où j’ai vécu tant de moments inoubliables et où vivent tant de gens qui m’aiment, qui sont émus de me voir, qui sont fiers que Rafael Moreno soit le fils de ce petit coin oublié », déclare-t-il dans une autre publication.


Dans ce village cerné d’une forêt tropicale presque vierge du nord de la Colombie, où maisons et excavations minières ne font qu’un, tout le monde se souvient du « petit » Rafael Moreno. Parti vers l’âge de 18 ans, le journaliste était resté très attaché à son berceau minier et y revenait souvent. « Il venait loger chez nous, dans son ancienne maison. Il faisait partie de notre communauté », se souvient María Martinez, une habitante. « Je lui disais : “fais attention, tais-toi et reste tranquille, tu risques de te faire tuer”. C’est ce qui a fini par lui arriver », confie-t-elle en essuyant ses larmes.

De cette enfance et adolescence passées parmi les chercheurs d’or artisanaux, Rafael Moreno en avait tiré l’une de ses plus grandes causes : celle contre l’extraction illégale des ressources minérales, pratiquée par les nombreuses entreprises minières présentes dans le sud du département de Córdoba, sa région d’origine.

« Nous travaillons sur des questions environnementales (…) [et enquêtons] sur les administrations publiques et les consortiums [d’entreprises qui œuvrent] sans permis environnementaux ou titres miniers… »avait-il expliqué lors de son premier appel avec Forbidden Stories le 7 octobre 2022, neuf jours avant son assassinat. Grandement menacé, il était en contact avec le consortium afin de sécuriser ses documents via le Safebox Network, réseau qui permet aux journalistes menacés de protéger leurs informations sensibles en les partageant avec Forbidden Stories. Rafael Moreno souhaitait mettre ses documents en lieu sûr pour que son travail puisse être poursuivi s’il venait à être assassiné.

Le journaliste ne faisait pas dans la demi-mesure et rares étaient ceux qui échappaient à son radar acéré. Aux côté d’Organis Cuadrado, son acolyte et co-administrateur de la page Facebook Voces de Córdoba (Voix de Córdoba) – relai principal de leur travail journalistique – Rafael Moreno arpentait les routes chaotiques de sa région, pour révéler en direct « les crimes » qu’il dénonçait.

Pendant six mois – dès le lendemain de sa mort – 30 journalistes coordonnés par le consortium d’investigation Forbidden Stories, ont repris son travail sur trois mines auxquelles il s’intéressait. Ces enquêtes sont publiées par 32 médias. Exploitation sans permis environnementaux, absence de consultation des communautés indigènes, dommages environnementaux et sanitaires : d’importantes irrégularités ont été constatées, confirmant les intuitions et accusations formulées publiquement par le journaliste.

« Cette terre est autant une bénédiction qu’une malédiction »

Tapissé d’une épaisse couverture végétale, le sous-sol de la région de Puerto Libertador, zone d’origine de Rafael Moreno, est aussi riche que la nature qui le surplombe. Avec ses réserves en charbon, nickel, cuivre, or, argent, cobalt et fer, la zone concentre le plus grand nombre de projets miniers avec 50 titres miniers actifs, soit près la moitié des permis d’exploitation et d’exploration accordés dans le département de Córdoba.

Dans ce territoire, flanquée au pied d’une vaste colline luxuriante, la mine d’or d’El Alacrán abrite une importante communauté de mineurs artisanaux qui extraient le précieux métal manuellement, à l’inverse des industriels du secteur qui disposent de moyens bien plus importants.

Accoudée à une table en bois sur la terrasse de la maison qui abritait autrefois Rafael Moreno et sa famille, Brenda Bohorquez Diaz, la trentaine, entonne d’une voix puissante une chanson qu’elle a elle-même écrite : « Ici, où la richesse est minérale / puisée de façon artisanale / nos familles ont de l’or dans les mains. »

Elle est l’une des porte-voix de la communauté d’El Alacrán, village d’environ 1200 âmes qui entoure une mine d’or artisanale du même nom, située dans la région de Puerto Libertador. « Comme pour les paysans, notre richesse c’est la terre », confie-t-elle. (…)

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Voir également
Assassinat de Rafael Moreno : révélations sur les millions détournés de Córdoba (Paloma Dupont de Dinechin / Forbidden Stories)
En Colombie, l’assassinat du journaliste Rafael Moreno et les millions détournés de Córdoba (Le Monde / article réservé aux abonné.e.s)