Colombie. Les disparitions forcées: un drame national en jachère

Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, une institution a réalisé une enquête sur la disparition des 60 000 civils au cours du demi-siècle de conflit qui a opposé l’État à la guérilla. Le magazine Semana rend compte de ce travail considérable.

“Des milliers de familles colombiennes se lèvent chaque matin dans la douleur de l’absence des êtres chers et dans l’incertitude sur le sort de ces proches”. C’est par ces mots que le Centre national de la Mémoire historique (CNMH), en Colombie, ouvre sa vaste enquête sur les disparitions forcées dans le pays depuis 1970, un traumatisme que nombre de citoyens portent en silence et qui n’affleure que progressivement à la surface des choses dites.

“Jusqu’à présent, le pays a réagi de manière insuffisante aux dimensions de cette horreur”, souligne Semana qui consacre un long article à ce travail d’historiens rendu public fin novembre 2016. “La Colombie n’a pas conscience de la tragédie qu’elle a traversée, bien souvent juste au coin de la rue”, poursuit le magazine.

Disparitions sous un régime “démocratique”

Les chiffres parleraient d’eux-mêmes s’ils n’étaient aussi abstraits. C’est pourquoi Semana donne quelques repères sur l’ampleur de ces disparitions : “60 630 disparus entre 1970 et 2015, soit plus que lors de la guerre des Balkans dans les années 1990, ou encore, plus que le nombre de disparus pendant les dictatures en Amérique latine dans les années 1970 et 1980″. L’Argentine a ainsi évalué à 30 000 le nombre de disparus pendant ses dictatures, entre 1976 et 1983. Mais à la différence de l’Argentine ou du Chili, les disparitions en Colombie se sont produites “sous un régime démocratique”, pointe l’hebdomadaire.

Semana met ainsi l’accent sur une réalité encombrante : le phénomène des disparitions est, au départ, un héritage de la doctrine étasunienne née pendant la Guerre froide de “la lutte de l’État contre le communisme”, qui a été importée en Amérique latine. Faire disparaître des gêneurs, militants, défenseurs des droits de l’homme, paysans en révolte, leaders syndicaux, avocats ou simples citoyens suspects a d’abord pris les traits d’une politique d’État, explique Semana : “Jusqu’en 1981, cette pratique macabre, suivant l’exemple du cône Sud (le Chili et l’Argentine), s’appuyait sur une stratégie contre-insurrectionnelle”Dans un graphique, le CNMH montre que 8 % des disparitions peuvent être attribuées à des agents de l’État.

Des crimes peu sanctionnés

Enlèvements et séquestrations sans retour sont néanmoins rapidement devenus les leviers de la terreur exercée par les groupes paramilitaires (plus de la moitié des cas) et la guérilla (près de 20 %).  “À l’époque la plus sombre, entre 1996 et 2005, la disparition forcée est devenue un phénomène quotidien : pendant ces années, une personne disparaissait toutes les deux heures et demie en moyenne”.

Ce drame vécu par les Colombiens dans toutes les régions du pays et tous types de lieux – dans des fermes, des hôtels, des écoles, des églises… est d’autant plus aigu que les pouvoirs publics ont tardé à reconnaître ces disparitions comme un délit et à les poursuivre. “Pendant des décennies, poursuit Semana, la disparition forcée n’a pas été qualifiée par le Code pénal, et quand enfin une loi a été promulguée en 2000, le pays a mis des années à créer les mécanismes pour enrayer le phénomène”.

Tout le mérite de la reconnaissance, enfin, de cette “forme de torture”, revient aux familles de ces disparus qui ne sont jamais rentrés à la maison, conclut l’hebdomadaire. Finalement, “c’est à la ténacité de ces victimes que l’on doit d’avoir pu mettre le sujet à l’ordre du jour [des négociations de paix] de La Havane et de l’inclure dans l’accord de paix avec les Farc”.

http://www.courrierinternational.com/article/colombie-les-disparitions-forcees-un-drame-national-en-jachere
SOURCE: SEMANA Bogotá www.semana.co