Cuba, la résiliente (entretien avec Christophe Ventura / Frédérique Josse – Bibiotour)


Dans sa chronique “Un pays, un livre, pour découvrir une culture, une histoire, une société”, la journaliste Frédérique Josse a choisi de présenter le roman “L’homme qui aimait les chiens” de Léonardo Padura pour évoquer Cuba. Cet article est un entretien avec Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de l’Amérique Latine, sur la situation du pays, sur un mode de conversation ouverte à partir de l’ouvrage.

Photo : Bibliotour

Comment décririez-vous ce roman ?

C.V : C’est un chef-d’œuvre. Un récit d’aventure, palpitant, une épopée qui traverse tout le 20ème siècle du mouvement socialiste mondial, la révolution russe, la montée du fascisme, la guerre d’Espagne, la Guerre froide, jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin. Tout y est : suspens, rebondissements, sentiments. On est aspiré par cette lecture, longue, puissante.

Que peut-on retenir du Cuba de l’époque ?

C.V : Dans le roman, on est à une époque très importante pour Cuba. En 1989, le monde change pour devenir celui que nous connaissons aujourd’hui. Le mur de Berlin s’effondre et, deux ans plus tard, l’union soviétique disparaît. Ces bouleversements structurent les quarante années à suivre en matière de géopolitique internationale : c’est la Guerre froide, dont Cuba est l’une des scènes principales. Car c’est bien là qu’a failli démarrer la troisième guerre mondiale entre l’Union soviétique et les États-Unis, autour de l’affaire des missiles, alors que Cuba vit une révolution nationale inédite, avec la chute du régime de Batista provoqué par la guérilla de Fidel Castro en 1959. 1989, c’est la fin de ce 20ème siècle socialiste. Cuba reste seule, dans un monde où ce mouvement disparaît et avec lui, tous les moments épiques de son histoire que le roman représente. Notamment l’assassinat de Trotski au Mexique, commandé directement par Staline et dont la main sanglante est Ramon Mercader, l’un des héros du roman de Padura. Car c’est son exil à Cuba que nous raconte une partie de l’ouvrage. On est juste avant ce qu’on appelle là-bas “la période spéciale en temps de paix”, la grande traversée du désert cubain, avec l’effondrement de son partenaire soviétique. Cuba s’apprête à vivre sa période la plus sombre sur les plans économique, social et politique, entre 1990 et 2000.

Dans le roman, transpire de manière latente la crainte d’une parole déplacée, interdite par le régime. Et aujourd’hui ? Peut-on compromettre sa vie professionnelle et privée avec une parole inconsidérée ?

C.V : Cuba n’est pas une démocratie libérale comme nous la connaissons ici. C’est un état autoritaire, dans le sens où il ne reconnaît pas le pluripartisme. C’est un pays avec un parti unique mais avec une liberté d’agir, d’écrire et de faire qui échappe au cadre dans lequel on voudrait enfermer ces questions-là. Ce n’est pas le “goulag des tropiques” où les gens n’ont pas le droit de vivre et n’ont pas la liberté de s’exprimer. Mais ce n’est pas une démocratie au sens où les gens peuvent, par l’action politique, renverser le pouvoir en place. Ce qui change, à Cuba, ce sont les contingences du moment. Du point de vue des autorités, la phrase de Fidel castro est la ligne rouge : “Dans la révolution tout, en dehors de la révolution, rien”. C’est à dire que tant que vous êtes dans les grandes lignes de la révolution, vous avez le droit de dire ce que vous voulez, y compris de critiquer. Mais si vous cherchez à abattre la révolution, ce n’est pas possible. À Cuba, il y a toujours eu des phases avec des grands espaces de liberté, des bulles de dissidence, des débats politiques et critiques assez importants, comme aujourd’hui. L’existence même de Leonardo Padura, un auteur connu dans le monde entier, l’atteste. Il est très critique envers son pays, pourtant il y vit. Ne tombons pas non plus dans l’angélisme. Beaucoup d’opposants ont été invités à s’exiler. Mais ce n’est pas la Roumanie de Ceausescu. Il y a une souplesse, fortement en lien avec la capacité du système à surveiller les gens. Et il y a des moments où tout se referme, comme dans la période relatée par le roman. À l’époque, Fidel Castro considérait qu’avec la chute de l’Union Soviétique, les États-Unis allaient tout mettre en œuvre pour faire chuter le régime, ce qui était vrai. Les critiques n’étaient pas admises. Ça s’est de nouveau libéralisé dans les  années 2000, quand les choses allaient mieux. Aujourd’hui, les gens seraient étonnés de voir la liberté de critique. Il y a des manif à la Havane devant les ministères, des collectifs LGBT très revendicatifs dans les milieux artistiques et sociaux, accentués par l’évolution des réseaux sociaux.

Dans le roman, Iván, le personnage principal, parle beaucoup du manque de tout, nourriture, médicaments. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

C.V : La période actuelle commence en effet à ressembler à celle qui est narrée dans le livre. N’oublions pas que Cuba vit toujours sous embargo intégral, imposé par Washington. Elle ne peut pas accueillir d’investisseurs étrangers en raison de la loi extraterritoriale qui permet à la justice américaine d’attaquer n’importe quelle entreprise américaine souhaitant faire du business dans l’île. Et le premier partenaire économique et commercial, le Vénézuela, s’est effondré, alors qu’il avait été la bouée de sauvetage de Cuba. Le problème, c’est que l’essentiel de ce que Cuba consomme, il l’importe. Et comme il n’a pas de devise, c’est le cercle vicieux. Les pénuries et les problèmes d’approvisionnement reviennent. La présidence de Trump n’a pas aidé : il a alourdi les sanctions contre Cuba, empêchant le tourisme. Donc Cuba se retrouve le bec dans l’eau, sans possibilité de s’appuyer sur le tourisme ni partenaire, surtout si vous rajoutez un soupçon de Covid-19.

Il n’y a pas eu d’ouverture avec la passation de Fidel Castro à son frère Raul ?

C.V : Non, ce qui a permis une ouverture, c’est la mise en place, par Barack Obama, de ce qu’on appelle la « normalisation » des relations entre les États-Unis et Cuba, avec Raul, en effet. Le processus a duré deux ans jusqu’à l’arrivée de Trump. Son secrétaire d’État, Mike Pompéo, quelques minutes avant la fin de son mandat, à réinscrit Cuba dans la liste des pays soutenant le terrorisme. Ce sont des entraves très lourdes à toute forme d’assouplissement…

Donc les États-Unis ont droit de vie ou de mort sur Cuba ?

C.V : Ah, ça c’est une vieille histoire… Mais finalement, ils n’ont jamais réussi à tuer Cuba. Toutes les tentatives de déstabilisation des américains ont échoué. C’est l’embargo le plus long de l’histoire. Pourtant, malgré sa situation, Cuba affirme toujours sa souveraineté. Cela donne d’ailleurs la légitimité aux autorités à la Havane de conserver ce pouvoir, de ne pas ouvrir à une démocratie pluraliste. (…)

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