Entretien avec Rosana Fernandes, membre de la Direction Nationale du Mouvement des Sans Terre brésilien
Par Jacqueline Bravo, entretien réalisé à la Maison de l’Amérique Latine, le 22 septembre 2014, à l’occasion de la conférence de FAL : “Le Brésil au lendemain de la Coupe du Monde et à la veille des élections présidentielles”.
EN INTRODUCTION, POUVEZ-VOUS RETRACER VOTRE PARCOURS DE MILITANTE AU SEIN DU MST ET L’OBJECTIF DE VOTRE VISITE EN FRANCE ?
J’ai commencé à me former au sein de la communauté de base avant l’entrée à l’Université au Mato Grosso : j’appartenais à la Pastorale de la jeunesse dans les années 80. Mon engagement public a commencé lors de la première campagne de Lula pour les présidentielles en 1989. Je travaillais au sein de la Commission des droits de l’homme dans le diocèse de Dom Pedro Casadaliga.
A l’époque, le MST avait initié une occupation dans la région, à laquelle j’ai participé. Je m’en souviens très bien car l’occupation a débuté le 9 avril 1996, un dimanche de Pâques. Le 17 avril 1996, 1500 travailleurs sans terre manifestaient pour la « désappropriation » des terres à Eldorado dos Carajas, la police en a tué 19. La politique agricole soulevait beaucoup de questions dans une région de latifundio soja/bétail, engendrant de nombreux conflits.
Je suis ensuite devenue secrétaire du MST au niveau de l’Etat du Mato Grosso. Les 1500 familles ont reçu un lopin de terre après négociation. J’ai discuté avec ma famille pour avoir un lopin et y installer mon père âgé qui ne pouvait plus travailler dans l’entreprise agricole. Il a fini par accepter, malgré les réticences que suscitait mon engagement au MST. Avec mon compagnon, je suis restée 16 ans au MST de Goiás, au secteur Education et je participe à la Direction Nationale depuis 8 ans. J’ai terminé mon cours de pédagogie, en accord avec notre philosophie de l’éducation. Je suis en train de terminer une maîtrise de Développement territorial en Amérique latine. Je participe à la formation des leaders au Centre de formation Florestan Fernandes.
Ma visite en France doit nous permettre de développer des échanges d’expériences avec les paysans, les enseignants, les autres travailleurs.
LA SÉNATRICE KATIA ABREU – PRÉSIDENTE DE LA CONFÉDÉRATION DE L’AGRICULTURE ET DE L’ÉLEVAGE – A AFFIRMÉ QUE LE BRÉSIL DOIT DEVENIR LA FAZENDA DU MONDE EN 2050 ET SON AGRICULTURE COUVRIR A MARCHE FORCÉE LES BESOINS DE LA POPULATION MONDIALE . QUELS DÉGÂTS CE MODÈLE AGRICOLE EST-IL D’ORES ET DÉJÀ EN TRAIN DE PRODUIRE ?
Cette sénatrice est l’une des plus grandes propriétaires du Brésil, présidente de la Confédération des Éleveurs, elle incarne le latifundio, l’oligarchie, le conservatisme. Ce qui nous préoccupe est sa proximité avec Dilma Rousseff. La force de cette bourgeoisie est significative au sein du gouvernement. La question de la possession de la terre est liée à la détention du pouvoir depuis les débuts du Brésil. Les grands investissements bénéficient aux grandes entreprises.
Le capital international est en relation avec la bourgeoisie de l’agro-business rendant difficile l’agriculture familiale. L’agro-business bénéficie de ressources publiques et du capital international pour mettre en œuvre de grands projets de monoculture : soja, maïs, canne à sucre, la cellulose, bétail, et produire à grande échelle avec des intrants toxiques. Le Brésil en consomme en moyenne 5 litres par habitant, soit 20% de la production mondiale alors que le pays en produit 3%. Les dommages concernent directement la santé ; indice croissant du cancer, contamination des sols, des eaux. Ce modèle destructeur va à l’encontre de notre projet.
Au MST, nous considérons les êtres humains comme les biens de la nature qui constituent le patrimoine humain : il faut s’en occuper en commun pour le bien commun. Or, les conflits se poursuivent de façon aiguë entre latifundios et paysans du fait du modèle privilégiant les agro-toxiques : les conflits de territoires concernent aussi les territoires des indiens et des quilombos (communauté de descendants d’esclaves d’origine africaine).
LE MST S’INVESTIT DEPUIS 30 ANS DANS LES LUTTES POUR LA REFORME AGRAIRE ET POUR UNE AGRICULTURE FAMILIALE. DANS QUELLES LUTTES EST-IL ENGAGÉ ACTUELLEMENT ? SACHANT QUE LE BRÉSIL EST EN PÉRIODE ÉLECTORALE, QUELLES PROPOSITIONS PORTE LE MST POUR CES OBJECTIFS ET CONTRE LA COLLUSION DE L’AGRO-BUSINESS BRÉSILIENNE DE RANG MONDIAL ET LE MONDE POLITIQUE ?
Le MST est au cœur de ces conflits depuis 30 ans et les assume comme lutte politique.
Depuis 1984, la MST a organisé 2500 occupations de terres improductives, avec autant de campements, créé 2000 écoles et, dans 23 États, mis en place 900 « assentamentos » (communautés de réforme agraire), qui ont permis de garantir la terre à 350 000 familles.
En 2014, les milliers de participants du 6e Congrès national ont débattu pour préparer la Réforme agraire populaire axée sur la garantie de la terre et de la dignité comme éléments d’un projet viable pour le Brésil aujourd’hui.
Depuis le 17 juillet, au Paraná du sud, 2500 familles occupent la fazenda Rio das Cobras de 20 000 ha (superficie équivalente à la Seine Saint Denis) alors que les paysans ont manifesté depuis de longues années pour l’attribution de ces terres publiques dans le cadre de la Réforme agraire.
Le 31 août, dans l’État de Goiás, près de 3.000 familles occupent la fazenda Santa Monica (20 000ha) propriété du sénateur et candidat au gouverneur de l’État du Ceara, Eunício Oliveira (PMDB) aux revenus très sous évalués fiscalement. La propriété, selon les données locales, résulte de l’expulsion de 70 familles de la région et aurait donc été acquise illégalement. Le MST et la Pastorale de la terre ont dénoncé le cas devant la Commission des droits de l’homme du Sénat, dont on attend la même célérité à dénoncer les délits.
A Apodi au Rio Grande du Nord, 80 000 lots du projet d’irrigation n’avaient pas été attribués, le MST revendique qu’ils soient attribués aux travailleurs pour qu’ils bénéficient de la réforme agraire et produisent des aliments pour la population. Le DNOCS (Département National d’Oeuvres contre les Sécheresses ) a exproprié 300 familles de petits producteurs après l’ouverture des canaux. Plusieurs fois la présidente Dilma Rousseff s’est engagée à distribuer ces lots mais ses alliés conservateurs l’ont empêchée.
Pour les présidentielles le MST a adressé aux différents candidats une lettre programmatique en cinq points :
• Convocation d’une assemblée constituante exclusive et souveraine pour la réforme politique : le processus électoral est compliqué par le jeu des alliances entre partis et surtout par le financement des campagnes électorales par les grandes entreprises.
Au Congrès National siégeaient (avant les élections d’octobre 2014) 76 députés qui s’affichent comme représentants de l’agro-business alors que seuls 7 députés se déclarent représentants des paysans sans terre. Au total, seulement 8 % des députés sont des femmes.
• Garantir la distribution des terres : 4 millions de familles peuvent bénéficier de cette distribution. Le gouvernement n’assume plus la distribution de nouvelles terres sauf dans quelques cas ponctuels de campements.
60 millions d’hectares de terre cultivables sont en litige au Brésil – elles peuvent être destinées à la Réforme Agraire.
• Pour un plan de production d’aliments sains : aides publiques afin de garantir la production, la fabrication et la commercialisation des produits agricoles écologiques et sains : la construction de routes, de manufactures agroalimentaires, d’infrastructures de santé et d’éducation pour les familles.
• L’éducation et culture en zone rurale sont un point prioritaire : alphabétisation car le Brésil compte encore 13 ms d’illettrés- la plupart chez les paysans, garantir la scolarisation des enfants et adolescents dans les communautés, formation technique de base fondée sur les valeurs humanistes ainsi que les cours de formation supérieures afin de former des techniciens et des éducateurs professionnels en accord avec le projet alternatif des personnes qui agissent au sein de la communauté.
• Construire un projet populaire pour la société. Nous avons besoin de forces pour que le gouvernement assume son engagement auprès des travailleurs. A partir de la résurgence des luttes récentes en milieu urbain et rural nous devons construire une plate-forme politique de réformes structurelles sur l’éducation, le logement, les transports, la réforme agraire. Le défi est de construire cette alliance des luttes des villes et de la campagne pour élever le niveau de conscience politique et culturelle des travailleurs.
QUELLE PARTICIPATION LES FEMMES ONT-ELLES DANS LE MST ? COMMENT LE MOUVEMENT DÉVELOPPE LEUR RESPONSABILITÉ DANS LA FAMILLE, LE TRAVAIL COMME AGRICULTRICE ET LA CITOYENNETÉ ?
Les femmes ont conquis leur espace lors de chaque lutte, privilégiant l’intégration de la famille lors des occupations. Lorsque seul l’homme participait à la lutte, la femme avait tendance à le retenir, au contraire, quand la famille s’intègre, les forces collectives décuplent l’impulsion du mouvement. C’est alors que l’on reconnaît la force des femmes.
Politiquement, au Brésil la femme a peu de fonction, elle est cantonnée à la vie domestique jusqu’à ce que l’éducation des enfants qu’elle accompagne lui donne l’énergie de participer aux débats, d’intégrer la coordination, de devenir institutrice ou leader de la communauté pour réaliser d’autres tâches. Elle ressent ce défi et assume son rôle comme responsable féminine pour apporter sa contribution indépendamment de la famille.
Le MST valorise le rôle des femmes dans la production familiale (jardin, poulailler, cultures fruitières) ce sont elles les responsables de la transition agro-écologique. Cette reconnaissance est devenue un axe politique. Le MST applique cette parité dans toutes les activités et pour toutes les responsabilités.
Il a développé un secteur ‘genre’ pour garantir concrètement la participation des femmes en développant des moyens nouveaux telles que les crèches et gardes collectives d’enfants lorsque les mères sont occupées.
Le MST participe à des campagnes contre les violences faites aux femmes. Les conjoints sont expulsés en cas de violence, la femme et les enfants bénéficient alors de la protection des autres familles et le MST peut garantir les démarches du point de vue légal.
Lors du dernier Congrès -pour la première fois- une table ronde a été dédiée spécifiquement aux femmes.