Féminismes et artivisme dans les Amériques. Extrait du livre coordonné par Lissell Quiroz (Contretemps)

« Y la culpa no era mía, ni dónde estaba, ni cómo vestía », chantaient des femmes aux yeux bandés dans différentes villes d’Amérique latine en novembre 2019. Cette performance, créée par le collectif féministe Las Tesis, a fait le tour du monde. Elle montre la force et la vitalité de l’artivisme dans les Amériques. Ce volume porte sur la diversité des théorisations et des mobilisations féministes du continent américain, très dynamiques historiquement et de plus en plus visibles depuis la fin du XXe siècle.



Le féminisme des Amériques est pluriel et possède une généalogie propre. Les auteures s’attachent à décliner ses différentes formes : chicano, décolonial, lesbien, queer, entre autres. L’originalité des actions féministes de la région provient de la mobilisation politique de genres artistiques, qu’ils soient musicaux (rap, reggaeton), picturaux ou des arts visuels. Cet artivisme joue ainsi un rôle central dans les formes d’action du continent et ce volume présente leur diversité, leur richesse et leur force créatrice et politique.

Introduction – Le féminisme décolonial dans les Amériques. Théories politiques et mobilisations artistiques

Lissell Quiroz, université Rouen Normandie

« En nommant la lutte des femmes à partir de leur propre perspective – de femmes blanches bourgeoises européennes – les premières femmes qui formulèrent la théorie féministe à partir des années 1970 apportèrent au concept qu’elles venaient de créer une perspective occidentale et, qui plus est, fondée sur une profonde ignorance de la situation des autres femmes dans le monde. Cette perspective se basait également sur un individualisme croissant, dont le système capitaliste constituait la toile de fond » (Jurema Wermeck).

Cet ouvrage est issu du colloque éponyme qui s’est tenu à l’Université de Rouen Normandie les 26 et 27 septembre 2017. L’objectif de cette manifestation scientifique était de réunir et de faire dialoguer différents courants du féminisme non hégémonique. Les organisatrices du colloque avons pris pour point de départ la dénonciation des féministes non-Blanches des Amériques (féminisme décolonial, afroféminisme, féminisme chicana, black feminism) de l’invisibilisation de leurs théorisations, de leurs mobilisations et de la spécificité de leurs combats. Nous avons ainsi assumé le parti pris de laisser de côté les apports épistémologiques et les luttes des féministes hégémoniques, à savoir celles qui ont pu bénéficier, non sans labeur, du privilège de pouvoir être publiées, entendues voire se hisser dans les sphères universitaires, institutionnelles et politiques. Le choix de l’adjectif contre-hégémonique pour définir ces féminismes nous a semblé le plus approprié même s’il n’est pas parfait. Par ailleurs, nous avons choisi de nous concentrer plus particulièrement sur les différentes formes d’artivisme qui étaient des formes privilégiées de praxis de la mobilisation féministe produite depuis les marges.

Dans les Amériques, comme dans d’autres parties du monde, les femmes subalternes ont toujours été au premier rang des mobilisations contre le colonialisme, l’esclavage, la spoliation et la destruction de leur territoire-corps-Terre. Or, la diversité et la pluralité des voix et des modes d’action au féminin, dans le temps et dans l’espace, ont souvent été occultés au profit d’une histoire faite par et en faveur des dominants. En raison de leur combat politique ainsi que de leurs privilèges de classe et de race, les femmes blanches des classes moyennes et supérieures ont réussi à écrire leur propre histoire et à la diffuser de plus en plus largement dans le milieu de la recherche et auprès du grand public. Mais en accédant au pouvoir, elles ont souvent reproduit l’attitude des hommes qu’elles dénonçaient, à savoir celle de ne pas prendre en considération les voix des femmes considérées comme inférieures à elles-mêmes. En effet, les féministes hégémoniques n’ont pas tenu compte des revendications des femmes subalternes et ont généralisé leur expérience au reste des femmes du monde comme le souligne Jurema Werneck. De ce fait, nous connaissons mieux le mouvement suffragiste que celui des femmes abolitionnistes noires qui, comme Sojourner Truth ou Harriet Tubman, luttèrent de toutes leurs forces pour s’émanciper et anéantir le système esclavagiste. Dans l’Amérique dite ibérique, l’organisation politique des femmes noires est certes plus tardive mais des travaux récents soulignent l’agentivité (agency) des esclaves et l’insoumission au féminin. Quant aux femmes autochtones, leur participation politique au sein de leur communauté est importante depuis l’époque coloniale comme l’atteste l’action centrale de femmes telles que Gregoria Apaza, Bartolina Sisa et Micaela Bastidas dans les révolutions panandines de la fin du xviiie siècle. Nonobstant, aux États-Unis comme en Europe, les suffragistes sont considérées comme les pionnières du féminisme tandis que les autres groupes furent totalement minorés voire oubliés. Dans une large mesure, le prisme du genre et les gender studies, institutionnalisés dans les principales universités occidentales, portèrent et diffusèrent ce récit à visée universaliste. En créant la catégorie « femmes », ce discours a exclu, de fait, la trajectoire et la mobilisation de millions de femmes non blanches des Amériques et du reste du monde. Ainsi, les « histoires des femmes » – et leurs déclinaisons telles que « les femmes dans les villes, la littérature, dans l’art, etc. » – sont bien souvent des récits eurocentrés qui prennent le cas particulier pour une généralité. (…)

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