Haïti : enjeux et défis des luttes ouvrières dans l’industrie textile (Frédéric Thomas / Contretemps)


En février 2022, des milliers d’ouvrières et d’ouvriers des usines textiles d’Haïti ont manifesté à plusieurs reprises pour réclamer une augmentation du salaire minimum. Ces mobilisations éclairent l’impasse dans laquelle se trouve le pays, ainsi que les enjeux et défis d’une transition.

Frédéric Thomas est docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental.

Commencée fin janvier dans la région du Nord-Est, l’agitation s’est étendue à la capitale, Port-au-Prince, avant d’atteindre son point d’orgue fin février 2022. Plusieurs milliers des travailleurs – dans leur majorité, des travailleuses – sont descendu·es dans les rues pour exiger un salaire minimum de 1.500 gourdes (approximativement 13 euros) par jour. Elles rejetaient de la sorte l’augmentation fixée par le gouvernement de 500 à 685 gourdes. Cette lutte jette une lumière crue non seulement sur le sort des ouvriers et ouvrières de ce secteur, mais aussi, plus globalement, sur le modèle de dépendance dans lequel se trouve piégé Haïti.

Mobilisations pour un salaire minimum

Si les manifestations n’ont pas repris, la situation demeure tendue aujourd’hui. La mobilisation, explique Télémaque Pierre, dirigeant du syndicat 1er Mai-Batay « Ouvriye », est « repassée de la rue à l’usine »[1]. Et des (tentatives de) négociations sont en cours avec le gouvernement. Mais la frustration et la colère continuent à dominer auprès des travailleurs et travailleuses en butte à un salaire de misère, une situation sécuritaire intenable et au mépris de l’État.

À la gifle que constitue la fixation du salaire minimum à 685 gourdes, est venue s’ajouter la répression qui, lors de la journée du 23 février, s’est focalisée sur les journalistes présents, faisant un mort et deux blessés[2]. La police, que la communauté internationale entend renforcer, largement absente lorsqu’il s’agit de se confronter aux bandes armées sévissant dans le pays, semble autrement plus active et « efficace » pour réprimer la contestation sociale.

Comment comprendre la revendication de tripler le salaire minimum et le rejet d’une augmentation de près de 40% (de 500 à 685 gourdes) ? Qu’est-ce qui explique une telle disproportion apparente ? En réalité, la loi haïtienne exige une révision annuelle du salaire minimum, en fonction de l’inflation et du coût de la vie. Or, le salaire de 500 gourdes avait été fixé en novembre 2019, alors que la population fait face depuis lors à une inflation de 20% et à une dépréciation de la monnaie locale.

Dans un pays dépendant des importations – y compris pour les biens de première nécessité –, les calculs en dollars font davantage sens. En octobre 2018, le salaire minimum de 420 gourdes équivalait à un peu plus de six dollars. Un an plus tard, les 500 gourdes équivalaient à cinq dollars. Et, aujourd’hui, les 685 gourdes représentent autour de 6,5 dollars. En réalité, donc, ces augmentations ne couvrent pas l’accroissement du coût de la vie. Une enquête menée, fin 2020, auprès de 3 300 ouvriers et ouvrières dans une trentaine d’usines, révélait qu’au cours des deux derniers mois, un tiers d’entre elles avaient emprunté de l’argent pour couvrir leurs frais de subsistance et que 91% ont dû réduire le nombre de repas[3].

Les ouvriers et ouvrières ont d’autant plus perdu une partie de leurs moyens de subsistance que, fin de l’année 2021, sous la pression du Fonds monétaire international (FMI)[4], le gouvernement haïtien a procédé à une augmentation du prix des produits pétroliers, qui s’est directement répercutée dans le doublement des prix des transports et du panier alimentaire[5]. La Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA) a calculé que le coût du panier alimentaire avait doublé en un an, et qu’il revenait pour une personne à un peu plus de trois mille gourdes par mois, et à près de seize mille gourdes pour une famille haïtienne typique, de cinq personnes ; soit l’équivalent du salaire mensuel minimum[6]. Or, 61% des travailleurs de la sous-traitance textile sont des femmes, dont une majorité vivent seules avec leurs enfants[7].

La guerre des salaires

La guerre des salaires est inscrite dans l’ADN des usines textiles de sous-traitance. En 2013, 2017 et 2019 – pour ne prendre que ces dernières années –, le secteur a été secoué par des mobilisations importantes autour de revendications d’augmentation salariale. Les « salaires de misère » dont se plaignent les ouvrières et ouvriers sont, aux yeux des bailleurs et des décideurs, l’un des principaux – avec la proximité des États-Unis – « avantages comparatifs » d’Haïti.

De la Banque mondiale à l’agence de coopération nord-américaine, USAID, en passant par la pléthore d’expert·es pour Washington, et le patronat haïtien, tous n’ont eu de cesse de mettre en avant les « faibles coûts de production » en Haïti. La déficience des voies de communication et le prix élevé de l’électricité, en raison du manque d’infrastructures et de politique énergétique cohérente, l’instabilité chronique et la corruption sont en effet largement compensés par le coût dérisoire de la main-d’œuvre locale.

Ainsi, une étude « technique » de 2009, financée par la Banque mondiale, notait : « bien qu’ils ne soient pas les plus bas au monde, ces coûts de main-d’œuvre sont compétitifs par rapport aux références régionales et mondiales. Tout aussi important, les travailleurs de l’habillement haïtiens sont avides d’emplois stables et sont fiables »[8]. De fait, les salaires en Haïti étaient alors deux fois moins élevés qu’au Nicaragua, trois fois moins qu’au Guatemala, Honduras et en République dominicaine. Et, depuis lors, ils sont restés compétitifs ; les plus bas de la région.

Si le langage est plus policé et que les documents signalent que les travailleuses et travailleurs, grâce aux extras, gagnent généralement plus que le salaire minimum[9], ces textes ne sont pas sans évoquer les rapports des commissions parlementaires britanniques du milieu du XIXe siècle sur le travail ouvrier, dont Marx cite de larges extraits dans Le Capital. La pauvreté, le chômage, ainsi que l’absence d’autres options formelles – l’agriculture et le secteur informel emploient 86% de la force de travail –, à l’origine de la constitution d’un pool d’une main-d’œuvre disponible et corvéable à merci, sont valorisés comme un aspect positif.

La contrepartie de cette lecture est de faire de toute augmentation salariale un désavantage, un coût négatif, voire une menace. Ainsi l’étude de référence, réalisée en 2015, pour USAID et le ministre du commerce nord-américain, évoque, côté positif, « le niveau des salaires relativement compétitif pour la région et les lois du travail ne sont pas démesurément restrictives. La force de travail est relativement jeune et illettrée ». Mais, c’est pour avertir tout de suite après que « les augmentations du salaire minimum sont une préoccupation majeure pour les entreprises de l’industrie du vêtement, car elles opèrent dans un environnement international hautement compétitif, et les marques et les détaillants évaluent constamment de nouvelles sources de main-d’œuvre à bas salaire »[10]. (…)

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