Interview Dilma Rousseff

Six jours après sa destitution, imposée par un coup d’état, et quelques minutes avant son départ de la résidence de l’Alvorada, à Brasilia, l’ex-présidente Dilma Rousseff a accepté de répondre aux questions de l’« Humanité Dimanche ». Elle revient sur les manoeuvres antidémocratiques de la droite, les erreurs et les avancées réalisées durant son mandat. Entretien.

HD. Depuis votre destitution, il y a des manifestations dans les grandes capitales du pays avec souvent une violente intervention de la police ces derniers jours, en particulier à São Paulo. Est-ce que vous craignez la violence alors que Michel Temer, le nouveau président, a dit qu’il ne tolérerait plus de se faire traiter de « putschiste » ?

Dilma Rousseff. Je crois que, quand un pays se retrouve face à un putsch, un putsch basé sur une fraude comme l’est ma destitution puisque je n’ai commis aucun crime (de responsabilité), et quand ce pays se retrouve gouverné par un gouvernement illégitime, putschiste et usurpateur, il se produit souvent une forte révolte populaire, en particulier pour défendre une démocratie qui nous a tant coûté à conquérir (le Brésil était gouverné par un régime militaire entre 1964 et 1985 NDLR).
Quand nous sommes dans un cas de rupture démocratique, de coup d’État, la tendance est de réprimer ces manifestations. Quand j’étais présidente, il y a eu des centaines de manifestations contre moi et il n’y a jamais eu de répression, parce que je n’étais pas gênée par ces manifestations (en mars dernier, au moins 3 millions de Brésiliens avaient manifesté pour sa destitution ­ NDLR). Mais pour des putschistes, c’est autre chose, ils se sentent attaqués dès qu’ils se font traiter de putschistes. Donc, que fait un gouvernement illégitime ? Il réprime de manière absurde, à tel point qu’une jeune fille vient de perdre un oeil. Donc, oui, je crois que la répression va augmenter car ceux qui ont pris illégalement le pouvoir ne supportent pas que leur vraie nature de putschistes soit révélée aux yeux du Brésil et du monde entier.

HD. Vous avez dénoncé un coup d’État parlementaire contre vous. Pensez-vous qu’il s’agit du même processus qui a eu lieu contre le président Manuel Zelaya au Honduras, en 2009, et Fernando Lugo au Paraguay, en 2012, tous deux destitués par leur Parlement ?

D. R. Je dirai que c’est le même type de putsch parlementaire, en effet. Même si chaque pays a sa propre histoire. L’Amérique latine a vécu des dictatures militaires dans les années 1960 jusqu’aux années 1980. L’oligarchie a dans ces pays utilisé l’armée pour s’approprier le pouvoir et faire tomber des régimes de gauche, élus pour leurs projets populaire et démocratique affirmant le droit des travailleurs.
Pour expliquer ce coup d’État, j’utilise souvent la métaphore de l’arbre. Si vous considérez que la démocratie est représentée par un arbre, le coup d’État militaire est comme une hache qui coupe, non seulement les branches, qui représentent le gouvernement, mais aussi le tronc, qui est la démocratie. C’est ce qui s’est passé dans mon cas et comme, en effet, avec Manuel Zelaya au Honduras et Fernando Lugo au Paraguay… mais aussi avec les tentatives infructueuses de renverser Evo Morales en Bolivie et Rafael Correa en Équateur.
Dans ces cas-là, si l’on reprend la métaphore de l’arbre qui représente la démocratie, vous n’avez pas une attaque à la hache, mais c’est une attaque pernicieuse de champignons et de parasites dans l’arbre qui s’approprient les institutions. Au Brésil, ce processus porte le nom de coup d’État parlementaire qui est une autre combinaison de forces au service de l’oligarchie. Le but de cette alliance entre l’oligarchie traditionnelle, les médias ­ car, ici, seulement 5 familles premières actions pour contrer la crise économique a été de mettre en place un important programme d’exonérations fiscales.
Mais les bénéficiaires de ces exonérations n’ont ni créé d’emplois ni investi. Et je tiens à le dire aujourd’hui parce que beaucoup de pays sont tentés de réaliser des politiques d’exonérations fiscales alors que ces politiques ne donnent pas le résultat espéré pour le reste de la société. Enfin, j’aurais aimé encore faire mieux dans beaucoup de docontrôlent la majorité des médias ­ et ceux qui ont perdu 4 élections présidentielles de suite contre le Parti des travailleurs, qui n’ont pas de force politique, ni de votes pour l’emporter, est de pouvoir prendre le pouvoir de manière illégale.

HD. Quelles erreurs pensez-vous avoir commises pour vous retrouver dans cette situation, vous et le Parti des travailleurs (PT) ?

D. R. La plus évidente est de m’être trompée en choisissant mes partenaires, ceux qui m’ont trahie aujourd’hui (Michel Temer était son vice-président et il l’a abandonnée en mars ­ NDLR). Je regrette aussi des choix économiques : une de nos maines, notamment dans la question sociale. Sur la question du scandale de corruption au sein de Petrobras (l’enquête Lava Jato), il a été prouvé que des membres du Parti des travailleurs étaient impliqués et ils sont en train de payer pour cela. Mais le PT n’est pas le seul impliqué ; par contre, il est pour l’instant le seul inquiété.
Cette enquête a avancé car nous avons créé, avec le président Lula, des lois qui permettent de combattre la corruption. C’est nous qui avons notamment créé la législation pour la « dénonciation récompensée » (le délateur qui dénonce le système de corruption verra sa peine forte-
ment baissée, un mécanisme qui a permis d’avancer très rapidement dans l’enquête sur Petrobras ­ NDLR). Si la loi est la même pour tous, on doit aussi enquêter sur les autres partis. Parce que, désormais, il est évident que ce scandale de corruption ne concerne pas seulement le Parti des travailleurs.

HD. Quel regard portez-vous sur votre bilan à la tête du pays ?

D. R. Je suis très fière d’avoir retiré le Brésil de la carte des pays souffrant de la faim. Je suis très fière d’avoir fait reculer l’extrême pauvreté. Jusqu’au gouvernement du président Lula (2003-2011), les programmes sociaux qui étaient implantés au Brésil étaient petits, quasi des programmes pilotes, incapable de produire un effet significatif contre la misère et la faim. Dans un pays de 200 millions d’habitants, ces programmes touchaient de 50 000 à 100 000 personnes. Nous au contraire, pour retirer le pays de la carte de la faim, nous avons fait des programmes sociaux à grande échelle, des programmes massifs, qui ont permis à 40 millions de personnes de sortir de la pauvreté. Je crois que nous avons aussi beaucoup avancé sur la question des femmes. Nous avons créé un ministère des Femmes et mis en place des lois contre la violence faite aux femmes. Ensuite, tous nos programmes sociaux sont dirigés vers les femmes. Ce sont les femmes, et non les hommes, qui reçoivent les bénéfices du programme bourse familiale (Bolsa familia), afin que les enfants profitent vraiment de cette aide. Même chose pour notre programme d’accès au logement (Minha Casa, Minha Vida): c’est la femme qui devient la propriétaire ! 80 % des Brésiliens gagnent l’équivalent de 2,5 fois le salaire minimum (soit 580 euros), un salaire insuffisant pour avoir accès à un crédit immobilier.
Ils sont donc contraints de vivre en favela ou dans des zones précaires. Donc, ce programme est fait pour toutes ces familles… mais c’est la femme qui est la première bénéficiaire et, avec elle, toute la famille. D’autre part, dans mon gouvernement, les femmes ont occupé des postes inédits. Pas seulement celui de chef de l’exécutif, mais aussi la présidence de Petrobras, la direction de nos grandes banques publiques, ou encore le ministère de la Planification. Pour moi, il y a eu une très nette émancipation des Brésiliennes, ces dernières années, même si, bien sûr, il reste encore beaucoup à faire.

HD. Que pensez-vous du programme de Michel Temer, qui a déjà annoncé une réforme des retraites, des coupes importantes dans les budgets sociaux et des privatisations ?

D. R. Je crois qu’il s’agit d’un grand pas en arrière. En deux mois au pouvoir, ce gouvernement a déjà démonté plusieurs programmes sociaux importants. Par exemple, il a interrompu le programme d’accès au logement que je décrivais précédemment, mais aussi des programmes d’aide à l’éducation, ce qui me semble réellement absurde étant donné notre retard en la matière : il vient d’interrompre le programme pour l’alphabétisation, l’éducation technique destinée tant aux jeunes qu’aux travailleurs et un prog ra m me d’excellence scientifique pour les chercheurs.
Sa politique menace beaucoup de droits acquis pour les font partie de son patrimoine. Nous sommes donc, bien sûr, contre sa politique.

HD. Et selon vous, comme va réagir la population ?

D. R. Au Brésil, nous avons réussi, ces 13 dernières années, à implanter un processus de réduction des inégalités à contre-courant de ce qui se faisait partout ailleurs. Nous avons de plus en plus conscience que la globalisation ne peut plus être ce régime où les gagnants ne sont que 1 %, ou 0,5 % de la poputravailleurs. Et la réforme des retraites, immédiate, sans période de transition, risque de paupériser une large partie de la population. Enfin, il y a aussi toute la question de la privatisation de Petrobras et de l’exploitation des réserves de pétrole sous la mer (réserves dites du pré-sal, sous une épaisse couche de sel, et découvertes en 2005 ­ NDLR).
Ils vont très certainement changer les règles d’exploration de ces réserves en ôtant à Petrobras ses avantages. Nous pensons que chaque pays doit veiller à son intégrité territoriale, veiller à protéger et garder le contrôle de ses ressources naturelles et minières qui lation, et le reste, est laissée de côté.
Aujourd’hui, le monde se rend compte que si on ne change pas cette inégalité, nous allons vers des solutions de plus en plus, disons, « problématiques », comme la poussée de l’extrême droite que l’on voit partout : en Allemagne récemment, lors de la sortie du RoyaumeUni de l’UE, avec l’émergence d’un Trump contre un Bernie Sanders, ou le fait de faire porter aux migrants la responsabilité de la crise économique. Nous assistons, au Brésil aussi, à une vague conservatrice avec les partis de droite liés aux églises évangéliques, qui prennent du poids.

Défendre le retour des militaires au pouvoir était quelque chose d’inconcevable au Brésil, il y a encore peu, mais cela s’est vu à plusieurs reprises cette année. Un député a même dédié son vote, lors de ma destitution, à un des pires bourreaux de la dictature militaire, accusé de torture mais aussi de crime, c’est quelque chose que l’on n’avait jamais vu avant et qui me semble très préoccupant (Dilma Rousseff, ancienne militante sous la dictature, a été emprisonnée pendant 3 ans et torturée à de multiples reprises ­ NDLR). Mais il y a une lumière à la fin du tunnel. La jeunesse, celle qui se lève maintenant pour défendre la démocratie, contre Michel Temer, et réclamer toujours plus de droits, n’accepte pas un gouvernement de Temer sans femmes, ni Noirs. En 2010, lors du dernier recensement de la population, 50 % des Brésiliens s’étaient déclarés afro-descendants, et cela montre une estime de soi qui n’existait pas avant car l’esclavage, qui a duré jusqu’au XIXe siècle, a laissé des séquelles et a donné des privilèges immenses aux Blancs dans notre société.
« Le peuple a acquis de nouveaux droits, une estime de soi. Il n’acceptera plus si facilement les reculs sociaux. »

Un privilège que l’on retrouve encore aujourd’hui dans des clubs pour riches de Rio de Janeiro, où les domestiques qui s’occupent des enfants ne peuvent ni s’asseoir, ni utiliser les toilettes. Ces privilèges se voient aussi dans cette honte nationale que sont les « ascenseurs de service » dans les immeubles. Soit, un ascenseur pour les Blancs, et un autre pour le personnel de service et les Noirs… chacun doit être à sa place et ne pas se mélanger. C’est pour cela que la loi sur les quotas raciaux à l’université est si importante !
On l’a mise en place en 2012 et il est fantastique de voir qu’elle a changé la couleur de la population qui va à l’université. Dans le même ordre d’idées, la population privilégiée se plaint de devoir voyager en avion avec une nouvelle classe sociale : une des critiques les plus lamentables entendues sur mon gouvernement et celui de Lula est que nous avons transformé les aéroports en gares routières.
Et c’est vrai que nous avons dû investir dans les aéroports, et pas seulement pour accueillir les grands événements que sont la Coupe du monde et les jeux Olympiques, mais parce qu’il y a eu un flux énorme de nouveaux voyageurs. Tous ces changements ont révolutionné le Brésil et je suis certaine que la population, qui a acquis de nouveaux droits, ne va pas accepter si facilement tous les reculs sociaux, politiques, économiques qui nous attendent. Il va y avoir beaucoup de luttes, au Brésil, je suis sûre de cela.

Source: Anne Vigna, L’Humanité