Brésil: Jours d’angoisse et de terreur au Pará (Felipe Milanez/ Carta Capital 28/11/2017)

Les mouvements sociaux font face à l’expulsion des sans terre, à la violence policière et à la mort des défenseurs des droits humains. Le Pará vit des jours de tristesse et d’angoisse, de panique et de terreur en vertu d’une méga-opération de la police militaire et du décès  de personnages historiques dans la défense des droits de l’homme.

Lundi 27, le commandement des missions spéciales (CME) de la PM (police militaire) a commencé  la reprise de possession des terres dans les plantations de la région, en se concentrant sur les zones occupées par le MST dans les terres latifundiaires de la Compagnie Agricole Santa Barbara Xinguara S/A, du groupe Opportunity,  appartenant au banquier Daniel Dantas. Initiée à 7 heures du matin, la réintégration a connu des moments de tension, mais les leaders du mouvement négocient constamment une solution politique.

Frei Henri était fondamental dans la lutte pour les droits de l’homme au Pará

Fère Henri Burin des Roziers avec le Mouvement des Sans Terre Brésilien

L’opération contre le MST a eu lieu le lendemain de la mort du frère Henri Burin des Roziers, le dimanche 26, à Paris, de causes naturelles. À 87 ans, l’avocat dominicain et son histoire de vie ont été une étape importante dans la lutte pour la réforme agraire, contre le travail esclave et l’impunité des assassinats de dirigeants syndicaux dans le sud du Pará.


 Roziers était une force morale et intellectuelle fondamentale pour les mouvements sociaux. Diplômé en droit à l’Université de Cambridge avec un doctorat de la Sorbonne, sa présence était cruciale pour condamner des hommes de main et des criminels agriculteurs dans les années 1980 et 1990. «J’ai passé une grande partie de mon temps au Brésil en essayant d’agir pour que la Justice juge et condamne les assassins », a confié Frei Henri dans une interview avec Carta Capital en 2015.
 Un malheur n’arrivant jamais seul, le décès du père Henri est venu exactement un mois après la mort subite, par crise cardiaque, de Paulo Fonteles fils, membre de  la Commission de la Vérité de l’État de Pará  et l’un des chercheurs principaux des décombres du massacre de la guérilla de l’Araguaia. Il a également été un immense défenseur des droits de l’homme au Pará, un militant dont le père, déjà, l’avocat Paulo Fonteles, qui a courageusement  fait face aux propriétaires latifundiaires, a été assassiné par des hommes de main en 1987.

Les mouvements sociaux se mobilisent contre les expulsions

Policiers se préparant à une action d’expulsion.

Les décès surviennent en même temps que la méga opération de réintégration des terres se déroule dans le sud du Pará, dans la région de Marabá. Des terres qui avaient déjà été concédées à la réforme agraire, des acquis consolidés par les mouvements sociaux.
Au moins 14 mandats d’expulsions ont été décidés par le juge de la Cour agraire de Marabá, devant être exécutés d’ici la fin de l’année. La semaine dernière, les mouvements sociaux ont entamé une campagne de mobilisation, avec des blocages de route, puis des marches contre les expulsions des familles. La première réintégration a eu lieu à la Ferme Cristalina, à Itupiranga, le 2 novembre. Le lundi 27 novembre, ça a été au tour du campement Helenira Resende, du MST. Avec plus de 700 familles, le campement Helenira Rezende,  nom donné en hommage à une guerillera combattante de l’ Araguaia, est installé sur les fermes du Cèdre et Fortaleza, Santa Barbara depuis 2009. La plupart des familles s’étaient organisées pour quitter pacifiquement la zone agricole Cedro, l’objet de la demande de réintégration. Il se trouve qu’elle est frontalière sans limite bien défini, avec la ferme Fortaleza, un espace public illégalement pris, que l’ INCRA (Institut national de la Réforme Agraire) est en droit de confisquer pour la réforme agraire, mais n’a toujours pas fait. Toute la semaine, les rapports ont été tendus. Santa Barbara a envoyé 15 camions et une pelleteuse pour collaborer avec la police. Les Sans terre ont résisté quand le tracteur a démoli l’école. Le MST a indiqué que les familles sont installées dans ce campement depuis près d’une décennie, produisant environ 1 500 litres de lait par jour, en plus d’avoir plus de 10 000 pieds de bananiers et 40 hectares de manioc. Le reste est un immense pâturage avec des squelettes de châtaigniers, pour qu’on se souvienne qu’un jour, avant que le latifundio ne s’installe, c’était la forêt amazonienne. Sont également menacés les campements Dalcídio Jurandir, la ferme Maria Bonita, du Groupe Santa Barbara, avec une audience prévue pour le 1er Décembre, et le campement  Hugo Chavez, situé dans la ferme d’un ancien mineur chercheur d’or de la région, responsable de l’une des plus importantes déforestations de l’histoire de l’Amazonie, avec une audience pour le 13 décembre. En juillet, des hommes de main armés ont attaqué le campement  de Chávez. Les fermes Cedro, Fortaleza et Maria Bonita font partie de la stratégie d’investissement foncier de Daniel Dantas. Ce sont des latifundios achetés à la famille des Mutran en décadence, ceux qui, dans le passé, constituaient l’oligarchie brutale des châtaigniers. Dans la  Fazenda Cabaceiras, appartenant à la famille Mutran, expropriés en 2008 pour faire place à un assentamento dirigé par le MST, a été trouvé un cimetière clandestin.

La fin de la réforme agraire

Manifestation pour une véritable réforme agraire au Brésil

Ces actions de réintégration vont de pair avec la politique du gouvernement fédéral d’arrêter la réforme agraire. Depuis le coup d’État, Temer a commencé à nommer à  l’Incra  des  « ruralistes » (défenseurs des latifundio) et, l’année dernière, il a émis un décret provisoire (759/2016) pour «moderniser la réforme agraire». L’intention était de favoriser la ré-concentration des terres dans les mains des riches propriétaires et de l’agrobusiness. Ces mesures anti-réforme agraire du gouvernement fédéral, comme l’explique l’avocat de la Commission Pastorale de la Terre dans la région, José Batista Afonso, ont augmenté les tensions. « Elles signalent que le gouvernement ne soutiendra pas les préemptions/réquisitions ni les indemnisations, ce qui incite les grands propriétaires terriens (fazendeiros) à mettre tous les moyens en œuvre pour expulser les familles », affirme t-il. Dans une lettre ouverte où il dénonce l’escalade de la violence, Maurilio de Abreu Monteiro, le recteur de l’Université Fédérale du Sud-Est du Para (Unifesspa) ; Raimunda Nonata Monteiro, recteur de l’Université Fédérale de l’Ouest du Para (Ufopa) ; et Claudio AlexJorgeda Rocha, recteur de l’Institut Fédéral du Para (IFPA), ont manifesté leur « solidarité en faveur des luttes des peuples ruraux pour le droit de vivre dans la dignité ».

Violence et mémoire

Tandis que la Police Militaire est utilisée contre les travailleurs ruraux pour défendre la grande propriété foncière, 20 assassinats de travailleurs ruraux ont déjà eu lieu cette année dans le Para. Le 24 mai dernier, dix d’entre eux ont été exécuté par la police (de l’État du Para), au cours d’un événement connu sous le nom du Massacre de Pau D’Arco. Grâce à une forte mobilisation d’organisations de défense des droits de l’homme, et d’une enquête de la police fédérale, il a été possible d’identifier les responsabilités individuelles des policiers assassins et onze d’entre eux sont aujourd’hui sous les verrous. La police fédérale a depuis été dessaisie du dossier, ce qui est préoccupant pour la suite de la procédure. Si le Massacre de Pau D’Arco, perpétré par la police de l’État, rappelle à la mémoire collective de la région, l’époque des assassinats en masse (chacinas) des années 1980, l’imminence des actions de récupération des terres pour le compte des grands propriétaires effectuées par la police ravive les terribles souvenirs du Massacre d’Eldorado de Carajas, du 17 avril 1996, lorsque la police militaire du Para tua 19 travailleurs ruraux. Ces actions en défense de la grande propriété foncière, menées par le gouvernement et la justice, engendrent un véritable climat d’« insécurité juridique » pour les travailleurs ruraux. Une situation qui tranche radicalement avec l’argument en faveur d’une nécessaire « sécurité juridique », dont se targue habituellement les grands propriétaires, pour disqualifier les demandes de terres des paysans, des indigènes et des communautés de descendants d’esclaves-marrons (quilombos).

La disparition de Frère Henri

Henri Burin des Roziers avec des paysans brésiliens

Dans ce climat de tensions et de violence structurelle, Frère Henri Burin des Roziers était une figure clé de la défense de la démocratie et de la justice. C’est aussi pour cela que sa perte a provoqué un fort sentiment de déprime parmi les militants. En mai de l’année dernière, il avait envoyé une lettre à un campement qui porte son nom, à Curionopolis (Para). Attaquée par des milices armées, la propriété Fazendinha fait l’objet d’un mandat de réintégration en faveur de l’INCRA (Institut National de Colonisation et Réforme Agraire)  expédié par le Tribunal Régional Fédéral. Ici, bizarrement, la police n’agit pas, lorsque les milices armées (pistoleiros) sont actives et terrorisent la population des campements. « La loi est de votre côté » écrivait Frère Henri : « Mais il y a beaucoup de coups bas de la part des grands propriétaires dans le but de falsifier certaines choses et faciliter la récupération des terres par usurpation (grilagem) ». Il ajoutait « Restez fermes, unis, confiants, déterminés, et ne laissez pas ces grands propriétaires s’approprier la terre qui est la votre. » Frère Henri est décédé en France. Au mois de mai 2014, j’ai réalisé une entrevue avec Frère Henri au couvent Saint-Jacques où il résidait à Paris, qui portait sur la violence dans cette région du Brésil. Il décrivait les massacres comme des « crimes contre l’humanité, comme une dictature, un génocide. Peu importe combien de temps cela prendra, il est impératif que cela soit jugé, et que cela soit qualifié de crime contre l’humanité. Au regard de l’histoire, ce sera considéré comme un crime très grave ». Il défendait la Justice, pas seulement dans son aspect punitif, mais en tant que construction de la mémoire collective, de l’histoire d’un peuple. « Un crime grave qui ne tombera pas dans l’oubli. »

Felipe Milanez

https://www.cartacapital.com.br/sociedade/dias-de-angustia-e-terror-no-para

Source : MST