La proposition de loi de la droite vénézuélienne : loi d’amnistie ou loi d’amnésie ?

La première grande mesure prise par la droite vénézuélienne suite à sa reconquête de l’Assemblée nationale (1) est lourdement chargée de symbolisme : elle a approuvé en première lecture -le 4 février dernier- un projet de “loi d´amnistie et de réconciliation nationale” visant à amnistier les 76 “prisonniers” et 4.700 “persécutés politiques” recensés par l’opposition ; un discours amplement relayé au niveau international par les médias dominants (2).

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Alors que son but affiché est de “refermer les blessures politiques ou sociales qui rendent la coexistence difficile et de créer des conditions propices à la participation de tous les secteurs aux affaires publiques”, l’étude sérieuse du document tend plutôt à montrer qu’il s’agit en réalité d’un projet de loi d’impunité taillé sur mesure pour et par les propres responsables des délits qu’elle prétend amnistier (3).

En d’autres termes une loi d’auto-pardon mais surtout une “loi de l’oubli”, qui n’est pas sans rappeler les initiatives –critiquées internationalement– mises en place par le passé dans divers pays ayant connu des dictatures militaires tels que l’Argentine, le Brésil, le Chili ou l’Espagne et visant à protéger des coupables de violations de Droits de l’Homme (4).

Alors que les amnisties sont traditionnellement le produit de consensus nationaux et qu´elles concernent des délits considérés comme étant de caractère politique, la proposition de loi présentée par la coalition qui rassemble l’opposition au gouvernement -la Mesa de Unidad Democrática ou Table de l’Unité Démocratique (MUD)- n´est ni le fruit d´un large consensus national , ni focalisée sur des délits soi-disant “politiques” puisqu’elle avance des critères totalement irrationnels qui voudraient faire passer des délinquants ordinaires pour des prisonniers ou des persécutés politiques (5).

Vous avez dit “prisonnier politique”… ou délinquant ?

En effet, sous couvert de libérer les soi-disant “prisonniers politiques” vénézuéliens, la proposition de loi d´amnistie prétend en réalité absoudre des citoyens reconnus coupables de délits qui n´ont de politique que le fait d´avoir été perpétrés par des personnes qui se sont déclarés politiquement hostiles aux gouvernements bolivariens des présidents Chavez ou Maduro. L´initiative de la droite vénézuélienne prétend ainsi pouvoir amnistier les auteurs de plus de 60 délits différents ayant été commis par n´importe quel citoyen se déclarant être victime de persécution politique ou considérant que la justice n´a pas été impartiale à son égard. Des critères absolument subjectifs pour une palette plutôt (et bizarrement) large d’infractions :

Tableau récapitulatif des 61 délits compris par la proposition de loi d´amnistie

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On peut se demander ce que des délits comme la corruption, la fraude, l´escroquerie et l´usure en lien avec l´activité privée de la construction de logements, l´enrichissement illicite, les omissions, ou défaillances en lien avec l´obligation de présenter sa déclaration de patrimoine (pour les fonctionnaires publics) ainsi que le non respect des lois et normes relatives à la gestion de fonds publics, le trafic de drogue en petite quantité, l´accaparement d´aliments, de boissons ou de médicaments, les blessures infligées ou bien l´utilisation de mineurs pour commettre des délits… ont à voir avec des délits politiques ! Il semblerait donc que le fait de se déclarer adversaire du gouvernement bolivarien doive apporter automatiquement une immunité totale, selon les critères de la MUD qui tombent à pique pour nombre de ses partisans.

La chaîne VTV (télévision publique vénézuélienne) a réalisé un reportage qui décrit très bien les incohérences du projet de loi : Les dessous de la loi d’amnistie de la droite vénézuélienne (22 minutes, sous-titré en français)

https://www.youtube.com/watch?v=tr97D3snMS0

Une proposition de loi… qui ressemble à des aveux

Il est d’ailleurs intéressant de souligner le contraste substantiel entre le discours politico-médiatique de la droite vénézuélienne et certains faits : alors que l’opposition aime à se présenter comme étant totalement “pacifique” et victime de la féroce répression du “régime chaviste” (image amplement relayée par les agences de presses internationales et diffusée par l’énorme majorité des médias dominants), la liste détaillée des crimes et délits qu´elle prétend amnistier à de quoi surprendre.

Qui peut défendre l’idée selon laquelle l´accaparement d´aliments ou bien l´utilisation de mineurs pour commettre des délits pourraient être présentés comme des formes spontanées de protester ? Il est peu courant que des manifestants pacifiques participent à rassemblements avec des cocktails molotov ! Et qui oserait prétendre que le trafic de drogues, le vol, les incendies, l´usage d´armes de guerre, ou encore la destruction des services publics, sont des mécanismes démocratiques et légaux pour manifester son désaccord avec un gouvernement (6) ?

Que dire de la fabrication, port ou détention d’explosifs ou d’engins incendiaires, ou encore des “faits qualifiés de terrorisme individuel” ? Plusieurs des délits couverts par le projet de loi viennent plutôt confirmer les accusations du gouvernement du président Maduro depuis plusieurs mois : guerre économique (expliquant en grande partie les pénuries alimentaires que traversent certaines régions du pays), sabotages (expliquant par exemple les nombreuses pannes survenues dans le secteur électrique), abus des médias (d’où la présence du délit “Semer la panique dans la collectivité ou la maintenir dans l’angoisse par la diffusion d’informations fausses” dans le projet de loi), violence organisée, etc.

De fait, la proposition de loi présentée par la droite vénézuélienne ressemble à s’y méprendre à une reconnaissance de culpabilité quand à des faits amplement dénoncés par le gouvernement : elle avoue ici de façon indirecte toute une pléiade de délits commis par des “prisonniers politiques” qui serait pourtant inévitablement poursuivis par la justice dans n’importe quel état de droit. Un projet de loi sur mesure, à l’encontre des Droits de l’Homme… et qui promeut l’impunité !

Il est aussi très intéressant de noter que la proposition de loi exclut tout particulièrement du processus d’amnistie les crimes de guerre, les crimes contre l´humanité ou les délits concernant des violations graves aux droits de l´homme qui auraient été commis “par les autorités publiques ou par des fonctionnaires“. Pas d’objection par contre s’ils ont été perpétrés par des personnes qui ne sont ni fonctionnaires, ni membres du gouvernement… disons par l’opposition de droite pour faire plus simple !

De plus, la temporalité couverte par le projet de loi est taillée sur mesure pour les opposants au gouvernement bolivarien puisque son article 2 propose l’amnistie pour les faits “commis ou pouvant avoir été commis depuis le 1er janvier 1999 jusqu´à la date d´entrée en vigueur de cette loi…”, en d´autres termes depuis le début de l’année de la première accession au pouvoir du président Hugo Chavez.

Le texte va même plus loin en répertoriant de façon très précise toute une série d’événements (près de 30) qui se sont déroulés durant les dernières années et dont les participants devraient se voir amnistiés. Par exemple “la manifestation réalisée le 12 février devant le siège du Procureur Général de la République, à Parque Carabobo, dans le secteur de la Candelaria, à Caracas, ainsi que la manifestation et le rassemblement de personnes en ce lieu et dans ses environs (…)”, citée dans article 7, alinéa J, paragraphe 4.

Il n’est pas inutile de rappeler que cette “manifestation” a dégénéré (mais peut-être était-ce le but recherché ?) et s’est soldée par le caillassage en règle du bâtiment du Ministère public (7), des destructions diverses, 4 voitures de police incendiées ainsi que plusieurs voitures de particuliers… Au total 2 personnes trouveront la mort durant cette journée qui a marqué le début des manifestations “pacifiques” et “étudiantes” (8) de 2014 à Caracas (9).

D’autre part, les critères admis traditionnellement par la jurisprudence internationale (et en particulier par les organismes internationaux des droits de l´homme) établissent l’inadmissibilité des textes légaux qui empêcheraient les poursuites judiciaires contre des personnes pouvant être pénalement responsables de terrorisme, de crimes contre l´humanité ou encore de violations flagrantes des droits de l´homme. Ces conditions ne sont pas respectées dans le projet la MUD, qui bafoue le droit des victimes à connaitre la vérité des faits au-travers de recours juridictionnels et annule leur possibilité d´obtenir des dommages et intérêts

A ce sujet, l´article 40 de la proposition de loi est assez surprenant : il ne prévoit rien de moins que les “… organismes administratifs, judiciaires, militaires ou policiers dans lesquels figurent des casiers judiciaires portant sur des personnes protégées par la présente loi, devront les éliminer de leurs services d´archives, en ce qui concerne les faits punissables ou les infractions inclus dans cette loi…”.

Il serait compliqué de parvenir à obtenir une “réconciliation nationale” avec un texte qui encourage l´impunité et l´oubli car prétendre limiter ou pire encore annuler les droits des victimes et de leurs familles serait difficilement accepté par celles-ci.

En conclusion : une loi d’amnistie ou d’amnésie ?

Il est assez insolite de voir ceux qui ont promu la division et la violence pendant ces dernières années au Venezuela (10) prétendre aujourd’hui mettre en place -de façon assez hypocrite- un processus de réconciliation nationale. Avec une proposition de loi qui va à l’encontre des dispositions des Nations Unies au sujet des amnisties et qui au contraire encourage ouvertement l’impunité, qui est clairement taillé sur-mesure pour ses partisans et en voulant déguiser des délinquants pour des soi-disant “prisonniers politiques”, la droite vénézuélienne révèle au grand jour son ADN politique.

Force est de reconnaître que sa proposition de loi d´amnistie, qui n’est pas sans rappeler les “lois de l’oubli” mises en place par le passé pour couvrir les agissements des fascistes après les dictatures espagnoles, argentines ou autres, ressemble plutôt à des aveux et prétend non pas mettre en place une amnistie mais plutôt une amnésie institutionnalisée.

Il est très regrettable que trop peux de journalistes des grands médias internationaux (euphémisme pur ne pas dire “aucun”) aient pris le temps d’analyser en profondeur un texte de loi qui mériterait pourtant des éclaircissements. L’opinion publique internationale en est réduite à l’élément de langage “le gouvernement de Nicolas Maduro s’oppose à la loi qui permettra d’amnistier les prisionniers politiques” alors que la situation est en réalité bien plus complexe. Une démarche qui frôle une fois de plus la désinformation, pour ne pas dire la manipulation.

Paloma Castillo, Etudiante en histoire de l’Amérique latine d’origine franco-chilienne

NOTES :

(1) Suite aux des élections législatives du 6 décembre 2015, la coalition de droite vénézuélienne a obtenu la majorité des sièges à l’Assemblée nationale (109 sièges sur 167). Source :site du Conseil National Electoral consulté le 17/03/2016

(2) Voir dépêche de l’AFP du 12/01/2016 : Venezuela : l’opposition présente un projet de loi amnistiant les prisonniers politiques ; http://www.romandie.com/news/Venezu…

(3) La proposition de loi est consultable dans sa totalité sur le site de l’Assemblée nationale vénézuélienne (consulté le 17/03/2016)

(4) Tous ces pays ont traversé des périodes de brutales dictatures militaires durant lesquelles des violations des droits de l’homme ont été systématisées, s’en suivant des Loi d’amnistie pardonnant –et mettant au même niveau– à la fois bourreaux et victimes et verrouillant l’impunité des assassins au nom de la réconciliation. Le temps a prouvé que l’effacement des responsabilités, loin de solder les comptes, provoquait le maintien d’une partie de la population dans un climat de mécontentement peu enclin à l’apaisement, la soif de justice se transmettant de génération en génération.

(5) Pour sa part, le chef de l’exécutif vénézuélien -le président Nicolas Maduro- avait tendu la main à l’opposition lors de son allocution annuelle devant le Parlement, le 15 janvier dernier, en proposant la création d’une “Commission de justice, vérité et paix” qui poserait les bases juridiques afin d’instaurer un processus de paix qui protégerait “toutes les victimes” sans pour autant “imposer l’auto-pardon des coupables”. Agence EFE, 15/01/2016 :

http://www.nacion.com/mundo/latinoa…

(6) Il n’est pas inutile de rappeler que, même s’il est possible d’être en désaccord profond avec le gouvernement vénézuélien, sa légitimité ne peut pas être mise en doute et on ne peut pas laisser de côté le fait qu’elle soit issue de processus électoraux démocratiques reconnus au niveau international. L’honnêteté devrait obliger tout un chacun à reconnaître que la voie anti-démocratique a plutôt été le chemin emprunté par les opposants au gouvernement bolivarien, et ce depuis les premières années du premier mandat du président Chavez. Tentative de coups d’Etat, sabotage économique, violence… et souvent les officines du gouvernement des Etats-Unis en trame de fond. Lire à ce sujet Au Venezuela, la tentation du coup de force, Alexander Main (avril 2014, Le Monde Diplomatique), ainsi que De l’Internationale socialiste à l’Internationale putschiste, Maurice Lemoine (décembre 2014, Le Monde Diplomatique).

(7) De nombreux témoignages-vidéo existent sur ces événements ; voir : https://www.youtube.com/watch?v=u3R…

(8) Le rôle très trouble joué par plusieurs “ONG’s” proche des services étatsuniens et le “mouvement étudiant” a été dénoncé maintes fois par le gouvernement du Venezuela, et mis en lumière par le journaliste mexicain Luis Hernandez Navarro dans son article “Les dessous des protestations étudiantes au Venezuela” du 04 mars 2014 (publié sur La Jornada et disponible en français sur : http://www.legrandsoir.info/les-des…).

(9) Les manifestations de 2014 se sont déroulées dans le cadre d’une stratégie (“La salida”, la sortie) lancée le 22 janvier 2014 par les leaders du parti d’extrême droite Voluntad popular, Leopoldo Lopez et Maria Corina Machado. Elles ont débuté le 4 février suivant dans l’état frontalier de Tachira et le 12 février à Caracas avec l’attaque du Ministère public. Voir le documentaire “Venezuela : la stratégie de déstabilisation de l’extrême droite” (TelesurTv, 18 minutes, sous-titré en français ). En tout, 43 vénézuéliens trouveront la mort suites aux manifestations violentes et blocages de rues (les “guarimbas”) provoqués par l’extrême droite.

(10) A ce sujet lire : Un “coup d’Etat lent” à l’œuvre, Ignacio Ramonet – 24/02/2014 ;

Stratégie de la tension au Venezuela, Maurice Lemoine – 20/02/2014 ;

Venezuela : incitation à la violence, éditorial de La Jornada du 30/03/2014

 

 

Source :

Laura Castillo,

Investig’Action, 1er avril 2016